Le bonheur de l'alpinisme avec Erri de Luca, écrivain chamois

Venez goûter à la respiration des cimes, avec un alpiniste chevronné, génial écrivain de surcroît, en la personne d'Erri de Luca. 

Publié en 2009, traduit en français en 2011 par Danièle Valin chez Gallimard, ce très court roman, associé à la nouvelle « Visite à un arbre », propose un biais poétique puissant pour communiquer un amour peu commun de la montagne et de la nature qui s’y exprime, un respect des cimes et de leur douce violence intrinsèque, grâce à la rare écriture de l’alpiniste chevronné, minutieux et observateur, qu’est Erri de Luca, que ce soit sur les contreforts alpins italiens ou dans les lointains massifs exotiques qu’il fréquentait souvent jusqu’à ce que des soucis cardiaques l’en empêchent.

En haut, se massèrent des ailes noires de corneilles et des croassements. Planant dans les courants ascensionnels, elles regardèrent le duel ouvert comme un livre au-dessous d’elles. Le jeune mâle solitaire avança, tapa du sabot par terre et souffla sèchement. Le choc fut violent et bref. Les cornes de l’attaquant s’ouvrirent une brèche dans la défense et sa corne gauche accrocha le ventre de son adversaire. Elle le déchira dans un craquement et plus haut les ailes craquèrent avec fracas. Les oiseaux acclamaient le vaincu qui leur était destiné. Le chamois éventré s’enfuit perdant ses viscères, pourchassé. Les ailes quittèrent le ciel pour descendre à terre les dévorer. La fuite du vaincu se brisa d’un coup, il buta et tomba sur le flanc.
Sur la corne ensanglantée du vainqueur se posèrent des papillons blancs. L’un d’eux y resta pour toujours, pour des générations de papillons, pétale battant au vent sur la tête du roi des chamois durant les saisons d’avril à novembre.

Un chamois, un chasseur solitaire, et la montagne, dans toute sa splendeur et toute sa rudesse : il n’en faut pas davantage à Erri de Luca pour former, en 60 pages, l’une des plus belles fables intemporelles que l’on puisse lire, où il est question, dans les anfractuosités de la roche et aux bords vertigineux des précipices, de communion, d’exil, de solitude – de respect et de lucidité, aussi.

Les sabots des chamois sont les quatre doigts d’un violoniste. Ils vont à l’aveuglette sans se tromper d’un millimètre. Ils giclent sur des à-pics, jongleurs en montée, acrobates en descente, ce sont des artistes de cirque pour le public des montagnes. Les sabots des chamois s’agrippent à l’air. Le cal en forme de coussinet sert de silencieux quand il veut, sinon l’ongle divisé en deux est une castagnette de flamenco. Les sabots des chamois sont quatre as dans la poche d’un tricheur. Avec eux, la pesanteur est une variante du thème, pas une loi.

 
 

Résonnant peut-être paradoxalement tant avec « Le vieil homme et la mer » d’Ernest Hemingway qu’avec les « Batailles dans la montagne » de Jean Giono, établissant certainement beaucoup plus qu’une complicité occasionnelle avec « Les neuf consciences du Malfini » de Patrick Chamoiseau, « Le poids du papillon », comme la subtilement méditative et néanmoins, au sens propre, fulgurante « Visite à un arbre », offre une poésie âpre et lumineuse, usant de la simplicité apparente comme d’une arme affûtée pour toucher nos consciences.

Il arpentait les montagnes avec un 300 Magnum et une balle de onze grammes. Il ne laissait pas l’animal blessé, il l’abattait d’un seul coup. Il savait arriver du côté du vent, il restait sans bouger pendant des heures dans le froid glacial, il montait, descendait, escaladait avec agilité.
Ce jour de novembre, il se leva les jambes lourdes, au réveil il sentait déjà  le poids d’une fin de journée. Ce fut le soleil qui le poussa à prendre son sac. Son arme était près de son lit depuis la veille, celui qui vit seul doit savoir se tenir prêt. Il sortit, le café tout fumant dans la tête.

Le poids du papillon d'Erri de Luca - Editions Gallimard

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