Le graphisme coréen a des lettres de noblesse
L’une des spécificités du design graphique coréen est l’intérêt commun et quasi général de ses acteurs pour la typographie et plus particulièrement pour leur alphabet, le hangul. Paradoxalement, si le design graphique coréen est jeune, on ne peut aborder cet intérêt pour la typographie sans évoquer deux événements importants de l’histoire de la Corée. Le premier est lié à l’histoire de l’imprimerie au XIIIe siècle, le second à l’histoire même de la Corée et de sa langue avec l’invention au XVe siècle du hangul.
La Corée a joué un rôle important dans la grande histoire mondiale de l’imprimerie, avec l’invention, au XIIIe siècle, des caractères d’imprimerie mobiles en métal. La place de la Corée dans l’histoire de l’imprimerie s’ancre donc dans une forte et profonde tradition littéraire. Cet intérêt pour le livre demeure vif aujourd’hui au regard de l’importante production de livres dessinés par des graphistes et surtout avec la création, en 2001, à 30 km de Séoul, de Paju Book City, cette « ville » qui couvre l’ensemble du processus du livre jusqu’à l’école de typographie Pati, fondée en 2012 par Ahn Sang-soo. (…)
Si la création du hangul par le roi Sejong remonte à l’année 1443, son emploi ne se généralise véritablement qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le but déclaré du roi ami de la culture était de généraliser la lecture en remplaçant les 40 000 idéogrammes chinois alors utilisés, et qui n'étaient accessibles qu'à une poignée de lettrés, par les vingt-sept lettres (vingt-quatre aujourd’hui) qui constituent cet alphabet, fondé sur des principes à la fois scientifiques et philosophiques, et qui permettraient d'exprimer des choses réellement coréennes, qu'aucun terme chinois ne pouvait proprement représenter. Le hangul s’appuie également sur certains principes théoriques de la pensée néo confucianiste du yin et yang. Cette simplicité d'utilisation du hangul explique entre autres la quasi absence de l'illettrisme en Corée, et peut avoir eu une influence sur le très rapide développement de l'informatique ou de l'usage des réseaux en Corée.
Le graphiste Ahn Sang-soo est le premier à avoir fait du hangul son sujet principal. Il a su le moderniser en concevant plusieurs polices de caractères, tout en demeurant attaché à conserver les fondements philosophiques qui lui sont inhérents. Dans ses créations typographiques, il travaille sur l’aspect esthétique de la forme des lettres, qu’il géométrise au maximum pour en souligner la beauté et les exhaler, tout en leur redonnant une liberté dans la page même en les faisant sortir du système du carré chinois formel dans lequel elles étaient jusqu’alors enfermées et les rendant ainsi indépendantes les unes des autres.
Si aujourd’hui la typographie est l’une des caractéristiques majeures du graphisme coréen, ils ont néanmoins su trouver des vocabulaires spécifiques, se détachant de l’écriture formelle d’Ahn Sang-soo.
Le graphiste Kim Bo-huy, qui a suivi des études de cinéma avant de se tourner vers le design graphique, réalise chaque jour un visuel, tel un journal intime. Nombre de ses images sont des phrases, écrites en hangul, issues de son état d’esprit du jour.
Si les designers graphiques trouvent dans le hangul un sujet de prédilection, ils aiment aussi travailler sur l’alphabet latin. Un grand nombre d’affiches combinent ainsi souvent hangul et anglais.
Les parcours de ces designers graphiques sont souvent similaires : des études, à Séoul, à la Hongik ou à la Kookmin University, dans le département design visuel ; un perfectionnement dans une grande université américaine ou dans une école suisse ; une première expérience professionnelle dans une agence de design graphique à l’étranger, puis un retour à Séoul plus particulièrement, où ils créent leur studio pour échapper au rythme frénétique des départements de graphisme des grandes entreprises ou des agences de publicité.
Au vu de leur parcours, et au-delà du fil rouge du hangul qui les relie, on pourrait être tenté de chercher dans leurs travaux un mélange entre Orient et Occident. La majorité des commanditaires des designers graphiques sont issus du secteur culturel. La plupart de ces studios développent parallèlement des projets personnels, éditoriaux ou sous forme d’installations. Ainsi, Jin Jung, docteur en philosophie et en design graphique, qui a fondé en 2009 le studio Therewhere, expose régulièrement à Séoul. Ses projets sont souvent axés sur des problématiques liées à l’urbanisme des villes, sur lesquelles il pose des points de vue politiques, sociaux et culturels dont il rend compte en images dans des projets éditoriaux qu’il déploie souvent lors d’expositions.
Amélie Gastaut