Le désert surpeuplé d'images de Daoud Aoulad Syad
L'Amérique a eu Robert Frank, dont le livre de photos "Les Américains" est rentré dans l'histoire en bouleversant le regard des photographes et leur rapport à la photographie. Le Maroc a la chance d'avoir le photographe et cinéaste Daoud Aoulad Syad. C'est aussi bien que cela ? C'est aussi bien que cela.
“Il faut un langage pour raconter une histoire”
Sans mise en scène, en noir et blanc, et avec une grande force graphique, Daoud Aoulad Syad explore les multiples facettes d’une société en mutation. Ses images témoignent de sa sensibilité particulière pour les abîmés de la vie et les marginaux, qui se concentre sur les expressions de leurs visages et leurs postures corporelles. L’accroche de la lumière sur la surface argentique anime ces photos d’une présence particulière. Debout, face à l’objectif, le regard droit, ses modèles, qu'ils soient artistes ou anonymes, exclus ou défavorisés, posent sur le même fond blanc. Son regard pénétrant révèle alors autant leur singularité et leur élégance, que leur simplicité et leur fierté.
Réalisateur, scénariste, photographe et universitaire marocain, Daoud Aoulad Syad est né en 1953 à Marrakech. Docteur en Sciences Physiques de l’Université de Nancy en 1981, il débute au cinéma après avoir participé à un atelier de cinéma à la FEMIS en 1989. Lors de cet atelier, il réalise deux courts métrages : K ricature et Paris, 13 juillet. En 1991, il réalise son premier court métrage, Mémoire Ocre, suivi en 1993 de Entre l’absence et l’oubli, et d'Al Oued en 1995. Son premier long métrage, Adieu Forain, date de 1998. Suivirent Le Cheval de Vent (2001), Tarfaya (2003), En attendant Pasolini (2007) et La Mosquée (2010). Il a a publié trois livres : Marocains (1989), Boujaâd, Espace et mémoire (1999) et Territoires de l’instant, avec Ahmed Bouanani (2000).
Daoud Aoulad Syad parle de son film "A Jamaâ", la Mosquée, avec Olivier Barlet (Africultures).
L’histoire : toute simple, au point qu’elle est issue d’une histoire vraie. Sur le tournage du dernier film de Daoud, En attendant Pasolini, qui justement portait sur un tournage dans un village où Pasolini avait lui-même autrefois tourné, une mosquée-décor avait été montée pour les besoins du film. En l’absence de mosquée, les gens du village l’avaient adoptée, bien qu’elle ne réponde aucunement aux normes. Fantastique histoire! Et voilà La Mosquée. Le propriétaire du terrain voudrait faire démolir le décor mais se trouve confronté aux intérêts, aux pouvoirs, aux dogmes, et à ses propres contradictions. C’est drôle et émouvant à la fois, et si c’est émouvant c’est que la vie peut être drôle si l’on veut bien la voir avec du recul. C’est ce que fait merveilleusement Daoud Aoulad Syad qui confirme là son talent dans une veine qui lui réussit d’autant mieux qu’il a une fibre pour les petites choses qui font la poésie de la vie. Un caméléon passe et tout est dit. Un regard désarçonné soutenu par une perspective évite un épanchement de paroles. Une situation (par exemple le dialogue avec un homme qui ne sortira d’un puit qu’en fin de séquence) dit bien plus que ce qui n’est dit. Daoud met en scène sans oublier Chaplin : une structure chorégraphiée avec une grande précision, une grande attention au cadre et aux objets, un humour vu de dos, subtil car sans insistance et jouant sur l’inattendu, une critique sociale généralisée qui ne renie pas la psychologie des personnages, et finalement toute une métaphysique humaine dans l’espace réduit d’un village.
La Mosquée fait suite à En attendant Pasolini qui portait sur le tournage d’un film dans un village. Tu apparais même directement à l’écran, dans ton rôle de réalisateur. Quelle était ton envie dans ce nouveau développement?
Sincèrement, c’est arrivé par hasard! Inconsciemment, je me suis dit qu’un jour, je ne sais pas quand, je ferai un film sur le cinéma. Tous les grands réalisateurs que j’admire l’ont fait. La Mosquée ne continue pas exactement Pasolini, mais c’est une histoire qui est arrivée lorsqu’on était en train de préparer le film. Nous avions loué des bouts de terrain, des petites parcelles dans le désert où les gens cultivent, pour mettre nos décors de film, et nous avons construit sur le terrain de Moha une mosquée-décor - je l’appelle ainsi parce qu’il n’y avait que la façade. Mais à l’heure de la prière, quatre personnes sont venues pour prier. Nous, l’équipe, on a trouvé ça drôle. Et puis les heures de prière suivantes, ils n’étaient pas quatre, ils étaient dix! Et à ce moment-là, le propriétaire du terrain, Moha, qui travaillait avec nous comme figurant, est venu me voir et m’a demandé s’il pouvait mettre un cadenas. J’ai dit que c’était une bonne idée. Le lendemain, il a ramené une espèce de cadenas à la marocaine, énorme, ça nous a fait rire! Plus tard, on est parti tourner la partie des studios à Ouarzazate, et lorsqu’on est revenu pour terminer le film, le soir Moha m’a dit que tous les villageois s’étaient réunis et étaient venus le voir pour avoir la clé pour ouvrir la mosquée! La mosquée, c’est la maison de Dieu, et en bon croyant, Moha fait sa prière: il ne pouvait pas leur dire non. Je lui ai dit qu’on allait d’abord terminer le film, et qu’on allait voir. Du coup, je ne savais pas si je pouvais démolir cette mosquée-décor à la fin du tournage. Comme je ne savais pas, et que je n’y connais pas grand-chose en religion, j’ai pris rendez-vous avec le doyen de la grande université de théologie à Rabat, un homme exquis, qui me connaît. Il m’a répondu: “Daoud, ce monsieur a fait du bien, les villageois ont maintenant un lieu pour se réunir, pour prier, pour se concerter, Moha va avoir une grande maison au paradis” J’ai rétorqué qu’ici, Moha n’avait rien. Il m’a répondu que la vie sur terre était sans importance, argumentant avec des versets coraniques. J’ai écouté et ai enregistré ses paroles. Et en partant, son assistant m’a accompagné jusqu’à la sortie de l’université et m’a dit: “Daoud, je ne suis pas d’accord avec mon professeur. Cette mosquée a été bâtie de façon anarchique. Il y a des lois islamiques pour construire une vraie mosquée. Par exemple, il faut que le minaret soit dirigé vers La Mecque.” Or moi, je l’avais construit en fonction de la lumière. Et lui aussi, argumentait avec des versets coraniques. Et il ajouta même que Moha agissait malgré lui alors que dans l’Islam, on n’oblige pas quelqu’un à faire quelque chose malgré lui. Moi, j’ai trouvé ça exceptionnel. C’est cette scène que j’ai mise dans le film, exactement les mêmes paroles. Par contre, j’ai décidé de ne pas mettre le Coran, pour ne pas choquer les gens et pour ne pas prendre parti. A partir de là, j’ai écrit une histoire, un scénario, et j’ai fait le film.
Voilà donc un film qui sort du vécu!
C’est ça. Je dis comme Truffaut que le cinéma c’est la vie! En plus, j’adore le documentaire. C’est une vraie expérience de mettre du documentaire dans la fiction. Même les dialogues du film, je les ai pris de la vie courante, et je les ai donnés à des comédiens non professionnels - ils le sont tous sauf celui qui joue le rôle principal. Et ils s’y sentent à l’aise. C’est ce cinéma qui m’intéresse. Avant La Mosquée, j’écrivais une histoire pour faire un film mais maintenant, je n’ai plus envie de faire un cinéma formaté, classique.
L’histoire te permet de poser la relativité dans la religion, d’envisager la démocratie à travers le discours du candidat, etc. et finalement interroge la réalité actuelle.
Oui, c’est ça qui m’intéresse. Le cinéma de maintenant est souvent axé sur les tabous - la religion, le sexe, la politique. Il faut mettre des images chocs. On a cette liberté, mais c’est la démarche qui m’intéresse, suggérer les choses plutôt que les montrer, et ne pas heurter les sensibilités. Je ne dis pas que les choses sont bonnes ou mauvaises, même la fin reste ouverte. Je ne fais que poser un problème. Dans toutes les religions, les individus interprètent les versets sacrés à leur façon, et chacun à sa faveur. Toutes les religions sont bonnes: je n’en ai jamais vu une qui dise qu’il faille tuer, mettre des bombes, ou mettre la burqa, etc. C’est nous, les humains, qui récupérons ces textes à notre façon. Le film est passé dans plusieurs festivals, et chaque fois il y a débat.
Jusqu’à Pasolini, tes films étaient plutôt graves, et voilà deux films humoristiques. Est-ce tu te sens mieux dans la comédie?
Je pense que c’est le sujet, l’histoire qui t’impose la façon de dire les choses. Il est délicat de parler de religion au Maroc. Je suis croyant au fond, et je vis dans une famille croyante. Je ne veux pas brusquer les choses. Avec l’humour, on peut faire passer énormément de choses sans les dire. C’est vraiment un langage. Mais, comme le disait Tati, on peut faire pleurer les gens, mais ce n’est pas facile de les faire rire. Avec le rire, on s’identifie avec les personnages. C’est un film où il y a beaucoup de plans séquence: celui où il prie, va voir le gars qui creuse le puits, ça fait une bobine, ça fait 4 minutes, mais les gens sont tellement captés par les personnages qu’ils en oublient la forme. Et pourtant, c’est un gros travail: l’éclairage par exemple, on y passe beaucoup de temps. Sur une fiction, on est entre 30 et 40 personnes à faire le film. Les gens croient qu’on est 2 ou 3 personnes, que je tourne seulement avec un caméraman et un ingénieur du son, ça me touche, c’est un compliment, mais en réalité on est une équipe lourde. Il faut répéter, il faut faire des travellings qui font 40 mètres, ce sont souvent des comédiens non professionnels qui ne connaissent pas le cinéma: je trouve tout ça excitant. Mais si en fin de compte, le fond l’emporte sur la forme, c’est aussi bien même s’il faut un langage pour raconter une histoire.
Justement, cette histoire est très portée par des comédiens, notamment Abdelhadi Touhrachequi joue Moha, un personnage pince-sans-rire mais qui porte énormément. L’humour est toujours un humour de situation, si bien que tout est dans le jeu des comédiens, non?
Abdelhadi Touhrache est un grand comédien marocain qui a fait 40 ans de théâtre. Dans le film, il est lui-même, physiquement. Sa couleur comme les gens du sud du Maroc, sa façon de marcher, sa maigreur face à une femme forte… Le casting est extrêmement important. On peut rater un film lorsqu’on choisit des personnes qui ne sont pas à leur place.
Le casting, et la direction d’acteur!
Exactement. Mais sincèrement, en général, je ne dirige pas mes acteurs. Ils ont tous eu des prix dans les festivals. Ce sont des comédiens de théâtre. Je leur dis de faire leur travail en leur expliquant la situation qu’il faut interpréter. Comme, venant de la photographie, je travaille beaucoup sur l’espace, je choisis un cadre, c’est ça le plus important. Après j’essaye de m’adapter à eux, plutôt que leur demander de s’adapter à moi. Je ne dis pas à un comédien: “tu rentres, tu prends un verre, tu le mets comme ça”, je trouve ça ridicule. Par contre, c’est à moi de choisir comment le mettre en valeur pour exprimer ce qu’il a à dire. C’est moi qui suis au service de l’acteur, et non pas le contraire. C’est à moi d’aller vers lui.
Donc c’est vraiment une histoire de mise en scène.
Exactement. C’est plutôt de la mise en scène, de la mise en espace. Il faut dire que j’aime bien le cinéma où l’acteur est libre. Je ne mets jamais, comme je vois dans les films américains sur lesquels je travaille parfois, des marquages sur le sol, où ils font beaucoup de découpages. Je ne découpe pas; mon film fait peut-être 260 plans…
Oui, c’est un film qui a un rythme plutôt tranquille, mais ce rythme ne dérange pas parce qu’il y a de l’humour et que la situation est très forte: le suspense est de savoir s’il va détruire sa mosquée ou pas.
C’est une dramaturgie forte dans une histoire simple. Si je prends le modèle d’un scénario idéal, celui qu’on a appris à l’école, au bout de 6 minutes il faut qu’il arrive quelque chose. C’est très bien, mais il faut l’oublier! Dans cette histoire, presque tous les éléments dramatiques sont là, mais subtilement. Dans le prochain film, il faudra aller encore plus loin, pour toucher les gens. C’est difficile mais c’est aussi excitant, sinon faire un film pour faire un film, ce n’est pas intéressant.
On parlait d’espace. Ta caméra va chercher les détails, joue sur des objets, rencontre un caméléon…
Oui, parce qu’on est au cinéma. Je ne cherche pas à montrer ou à faire un discours. J’ai écrit: “Moha va voir l’imam pour qu’il écrive une lettre qu’il veut envoyer au directeur du cinéma marocain.” Comment filmer ça? Cela me rappelle Kaos des frères Taviani où une femme demande à un homme d’écrire une lettre pour son fils. Mais l’homme ne sait pas écrire, il fait semblant et trace des schémas, des dessins. J’ai trouvé ça sublime. En me demandant comment j’allais le faire, j’ai trouvé le caméléon. Il a très bien joué! La chance était qu’il soit là! On a fait une prise. Ce sont des cadeaux. Je dis toujours qu’il faut provoquer le hasard. C’était le matin, j’ai vu ce caméléon passer, et j’ai vite dit à mon chef-opérateur de filmer. Sans le son, sans éclairage, on a fait un plan. Et chacun l’interprète à sa façon. Le cinéma, c’est de la poésie. Il faut ce décalage.
Cette poésie est aussi dans les dialogues. Je suis toujours extrêmement frustré de ne pas parler l’arabe: les sous-titres la transmettent mal.
C’est sûr. Lire Naguib Mahfouz en arabe, ce n’est pas la même chose qu’en anglais ou en français. On perd, c’est comme ça. Cela m’a posé des problèmes dans mes autres films, mais dans celui-là, sincèrement non parce que les gens réagissent. Je l’ai montré à Namur, en Belgique, et dans la salle, au moment du débat, il y avait la moitié de nos amis belges qui étaient pour garder la mosquée, l’autre moitié pour la détruire! J’aurais voulu les filmer: c’étaient des Belges, pas des Marocains! On ne peut pas parler toutes les langues. C’est pour cela qu’il faut privilégier l’image.
Tu joues avec les hors-champs. Une personne parle mais elle est dans le trou, on ne la voit pas; et voilà qu’il sort comme un lapin d’un chapeau!
Oui, ça aussi, c’est grâce au cinéma: j’ai vu des films qui m’ont inspiré. La meilleure école de cinéma, c’est de voir des films. J’adore le cinéma iranien, il est très proche culturellement de notre cinéma. Pour cette scène du puits, je me suis inspiré d’une scène de La Prisonnière du désert de John Ford. On mélange les influences et on essaye de créer quelque chose qui est propre à nous. C’est pourquoi le scénario ne dit pas grand-chose du film. Jean-Claude Carrière disait toujours que c’est un prétexte pour faire du cinéma. C’est pour chercher l’argent, mais ce n’est pas la création. Dans les commissions, je privilégie plus l’auteur que le scénario.
Le film est coproduit par Chinguitty Films d’Abderrahmane Sissako.
Oui, et je le salue très fort parce que c’était une chance pour moi. C’est un de mes réalisateurs préférés. Je dis toujours que c’est la locomotive qui pousse le cinéma africain plus loin. Il a travaillé avec moi sur le montage notamment, malheureusement seulement à la fin. Ça a bien marché et je suis flatté. Il a apporté son point de vue, son regard. Et cela demande d’être à la hauteur ! Les producteurs parlent business, lui pas du tout. D’abord il y a le film, après on parle de chiffres. Je lui rends hommage, parce que j’ai fait de très mauvaises expériences avec des producteurs français spécialisés dans les films africains. Ce sont des chasseurs de primes, des boîtes aux lettres, et en plus des gens malhonnêtes. On a tourné dans le désert, en 35 mm, de façon classique, avec un vrai éclairage. J’espère qu’il va être d’accord pour le prochain film!
Les Films du Sud, c’est ta propre boîte de production?
Oui, j’ai créé Les Films du Sud pour être libre. Je suis réalisateur, je suis un très mauvais producteur, je suis nul, mais, j’étais obligé d’avoir ma structure pour avoir la liberté de faire mes films, des films indépendants. J’aime bien prendre le temps, or si on travaille avec une société, on est salarié. J’ai fait des téléfilms pour la télévision, c’est avec ça qu’on gagne de l’argent, je réalise, mais quand ce n’est pas ma production, à la limite je suis technicien payé et voilà. Avec le cinéma, c’est différent. J’aimerais bien que, lorsque je ne serai plus là, mes films restent. C’est la mémoire. Je travaille dans cette démarche, même pour moi, j’archive des choses, parce que je pense que les endroits où je tourne n’existeront plus un jour, parce que le Maroc se développe. Al Oued, le court-métrage que j’ai fait il y a longtemps, montre la vallée du Bouregreg; maintenant ce sont des hôtels cinq étoiles, des marinas, alors qu’avant c’était un espace vierge avec des mouettes! Dans ma tête, je me dis toujours que je participe à la mémoire collective de mon pays. C’est pour ça aussi que j’ai créé ma boîte: pour être libre de faire mes films.
Propos recueillis par Olivier Barnet, Africultures.
Libre pour un cinéma libre. Merci Daoud Aoulad Syad.