Quand Sainte-Anne observait les effets de la psilocybine
On connaissait l’opium de Cocteau, la mescaline de Michaux et ses Misérables Miracles, la peinture au LSD de Maraval, mais on était loin de se douter qu’après les expériences d’écriture de Huxley ou plus tardives de Philip K. Dick, vingt-neuf artistes associés à de simples patients du centre psychiatrique de Sainte-Anne avaient participé, entre 1960 et 1962, à des protocoles expérimentaux sur les effets de la psilocybine qui inspirèrent deux thèses de recherche.
Le psychiatre et neurologue Jean Delay, titulaire de la chaire de la Clinique des maladies mentales et de l'Encéphale à Sainte-Anne, est le premier à expérimenter la nouvelle molécule qu’il reçoit des laboratoires Sandoz, en juillet 1958, dans son service à Sainte-Anne. Il administre des doses de 10 mg en moyenne à 26 sujets normaux et 56 malades mentaux, lors de 92 protocoles, pour en évaluer les possibilités thérapeutiques. Dans ses conclusions, il constate que « sur le plan psychique la psilocybine produit un état oniroïde avec dissolution des synthèses mentales, apparition de phénomènes psycho-sensoriels, libération de réminiscences et modifications de l’humeur ». Il cosignera de 1958 à 1963 huit articles sur la psilocybine. En 1958, il teste sur lui la psilocybine et en raconte les effets dans un entretien paru dans Le Figaro Littéraire :
« J’ai eu une période de vision colorée et vu cette aura violette qu’on trouve chez Plotin, chez Nerval (« Rose au coeur violet »), chez Rimbaud. A ce moment-là, je percevais la couleur avec une telle force affective que je pensais : Si je pouvais peindre ce violet, je donnerais le bonheur au monde ! J’étais dans un monde magique.»
Il raconte s’être senti transporté dans le passé : « Cela a été soudain une prodigieuse résurrection du passé, un passé lointain, remontant à 1917, où j’étais un enfant qui avait moins de dix ans. [...] Les souvenirs se sont enchaînés avec une charge affective, une intensité que je ne connais pas dans mon état habituel ».
Une de ses élèves, Anne-Marie Quetin, soutient à Paris en 1960 la première thèse de médecine sur La Psilocybine en psychiatrie clinique et expérimentale. Elle poursuit et amplifie l’étude entreprise par Delay en 1958. Son travail porte sur 114 protocoles réalisés sur 29 sujets normaux (24 hommes et 5 femmes) et 72 malades (64 femmes et 8 hommes). La dose moyenne utilisée est de 10 mg, soit en comprimés, soit en solution injectable. Parmi les 5 auto-observations qu’elle publie réalisées par les sujets normaux, figure, anonymement, celle d’Henri Michaux. Parmi les 61 malades mentaux (68 protocoles retenus) : 18 étaient schizophrènes, 6 des délirants chroniques, 5 des débiles mentaux, 5 étaient atteints de psychoses maniaco-dépressives et 29 de névroses et/ou de psychonévroses. La psilocybine, constate-t-elle, provoque chez les malades « l’évocation de souvenirs et d’affects très sévèrement réprimés ». Elle conclut son travail estimant que la psilocybine peut-être « envisagée comme l’une des méthodes chimiques d’exploration du psychisme des malades. »
Un autre élève de Delay, René Robert, soutient en 1962 sa thèse de médecine qui portait sur la Contribution á l’étude des manifestations neuro-psychiques induites par la psilocybine chez le sujet normal. René Robert avait participé pendant trois ans aux travaux du Département d’art psychopathologique créé en 1954 par le Docteur Volmat dans le Service du Professeur Delay. Cette expérience lui fournit le sujet de sa thèse, qui analyse 35 protocoles réalisés dans les années 1960-61 chez 29 artistes amateurs ou professionnels, dont 5 patients de Sainte-Anne. Parmi les artistes déjà réputés à l’époque on peut reconnaître les noms, notamment, de Jean-Jacques Lebel, Daniel Pommereulle ou Philippe Hiquily. Citons encore les noms du poète Jacques Sennelier et du réalisateur Guy Saguez. Les doses administrées lors des protocoles étaient en moyenne de 10 mg de psilocybine sous forme de comprimés dosés à 2 mg. Les artistes commençaient leurs œuvres à leur domicile ou dans leur atelier, dès la prise de l’hallucinogène. 140 tableaux furent ainsi exécutés, certains artistes en réalisant plusieurs au cours d’une même session ou, pour certains, au cours de deux sessions successives. 43 tableaux furent réalisés les jours suivant l’expérience.
Michaux lira avec intérêt la thèse de René Robert. Dans une lettre à Roger Heim il estime qu’elle avait la nouveauté de montrer que :
« Contrairement à ce qu’auraient pensé les naïfs, l’activité, l’intervention artistique contrarie, submerge et même exclut l’hallucination, les illusions et la plupart des visions fantastiques car elle est action. De l’action dans ces moments, il ne faut user que par intervalles, délicatement, subtilement. Sinon elle prend toute la place, une place pas trop bonne. »
Un livre édité par Popcards Factory : Psilocybine, quand la psychiatrie observe la création (les années 60 à Sainte-Anne) relate ces moments. Les 35 protocoles observés en 1960 et 1961 auprès de vingt-neuf artistes, parmi lesquels Jean-Jacques Lebel, Daniel Pommereulle et Philippe Hiquily, associés à cinq patients du lieu, forment une grande partie de l’ouvrage et ses relations offrent un regard privilégié sur cette période fondatrice ; autant pour l’histoire de l’art que celle de la psychiatrie.
Les protocoles interrogeaient autant les perceptions visuelles que les processus de création. On vit à l’œuvre des phénomènes comme la dépersonnalisation, la perception sans objet et les hallucinations, tout cela en lien avec les productions des artistes. Le but étant, chez les artistes, de tenter de comprendre la dynamique de la création - alors que chez les patients, ils soulignaient l’exacerbation du syndrome psychiatrique, manifestaient de nouveaux rapports au plaisir et émettaient l’hypothèse d’un intérêt diagnostique et exploratoire des effets de cette substance sur le psychisme. Cela donne un intérêt certain à la lecture de l’ouvrage commissionné par Anne-Marie Dubois et Antoine Gentil, tous deux commissaires de l’exposition qui s'était tenue en 2015 au Centre d’Etude de l’Expression au Musée Singer-Polignac (à l’intérieur de Sainte-Anne). Espérons qu’il puisse mieux faire apprécier les enjeux de l’époque, quand au même moment d’autres recherches mondiales sont entreprises pour chercher des traitements contre diverses addictions et atténuer certains protocoles lourds comme ceux contre le cancer ou des maladies déclenchant des douleurs insupportables ou continuelles.
Pour une fois, un rapport à l’art sous le sceau de la science qui brave les interdits et ouvre de nouveaux horizons. Comme disait Michaux, en route vers l’Infini Turbulent.
Jean-Pierre Simard
Psilocybine - Les années 60 à Sainte-Anne, quand la psychiatrie observe la création
(Co-édition Popcards Factory / Centre d'Etude de l'Expression)
Pour en savoir beaucoup plus sur le sujet, nous vous recommandons le site (très documenté, et oui, osons-le dire, très sérieux) de La Société psychédélique, une association de médiation culturelle et scientifique sur le thème du psychédélisme.