“Wombs”, la re-naissance du manga de SF avec Yumiko Shirai

Et si une femme enceinte était le soldat ultime ? L’obsession pour le contrôle sur le corps des femmes et sa capacité à enfanter devient dans cette saga de science-fiction, un enjeu militaire et politique dans un manga brillamment construit.

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Pour tenter de prendre l’avantage dans une guerre qui dure depuis plusieurs décennies, les premiers colons de Jasperia jouent aux apprentis sorciers en exploitant le potentiel d’une créature locale qui peut se téléporter, les Nimbas, en greffent des fœtus parasites dans les utérus de leurs soldates d’élite. 

Une version d’Alien à l’envers, où l’hôte au chaud dans le ventre humain permet à ces femmes de se téléporter et surtout de téléporter troupes & matériel. Devenues « forces spéciales de transfert » ces militaires constituent une unité d’un genre nouveau. Deux héroïnes se partagent notre attention, la jeune recrue Mana Oga qui quitte sa campagne pour intégrer les forces spéciales de transfert et la vétérante Almare qui détient le record de gestation. Toutes deux entraînent leur corps à supporter une grossesse qui permettra d’agir sur le champ de bataille. 

Starship Troopers ou la Guerre éternelle revisités ?

Le récit se présente comme un Starship Troopers revisité, où les humains sont aux prises avec des créatures qu’ils connaissent mal, dans une guerre dont les enjeux ne sont pas clairs. Mensonges, désinformation ou stratégie, le lecteur a le même niveau d’info que les troupes de terrain qui finissent par se poser des questions sur leur propre camp. Au milieu de cette agitation, on retrouve une autre parenté avec La Guerre éternelle, le roman de Joe Haldeman adapté par le dessinateur Marvano, qui décrivait déjà une guerre dont les troupes ne connaissaient pas toutes les implications et dont l’ennemi, invisible, posait question. Deux œuvres de SF très politiques derrière leurs ambitions littéraires et leur réussites fictionnelles qui ont pu inspirer Yumiko Shirai.  

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Dans Wombs, les futures soldates sont isolées, entrainées, endoctrinées pour devenir ces élites, mais avec un contrôle permanent à la fois sur leur corps, mais aussi sur leurs esprits. Dotés d’un pouvoir, mais tenues en laisse, très choyées physiquement, mais brisées moralement, une situation qui rappelle les enfants soldats de La Stratégie Ender d’Orson Scott Card qui subissent le même type de recrutement forcé et mettent en scène des guerriers qui ne veulent pas se battre, si ce n’est pour obéir à cet esprit de corps devant des ennemis peu incarnés. Le manga s’interroge à travers les différents protagonistes sur les notions de colonisations, de sacrifices de troupes entières, de soldats kamikazes et de batailles stratégiques pour des îlots minuscules : tous les ingrédients de la Seconde Guerre mondiale version nipponne qui a traumatisé le Japon. 

Une SF féministe ? 

Si ces dernières années, les questionnements et débats autour du contrôle sur le corps des femmes, des sexualités au droit à l’avortement, en passant par le body shaming ou l’injonction à la maternité sont au cœur des médias et de nos sociétés, ces thèmes sont assez inédits dans le milieu de la SF qui pourtant incarne depuis toujours un miroir assez fidèle, dystopique ou utopique, de notre réalité.

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Yumiko Shirai s’attaque à quelques-uns de ces sujets en mettant en scène cette histoire très militaire dont l’arme ultime est l’utérus des jeunes femmes (wombs est le mot anglais pour utérus). À travers ses personnages elle aborde des questions politiques, éthiques et sociétales sur la liberté, la maternité ou la place de la femme dans la société. 

Des partis-pris inédits pour une intrigue de seinen grand public, mais plusieurs autrices de science-fiction ont déjà abordé des thématiques similaires. Impossible de passer à côté d’Ursula K. Le Guin qui est probablement l’un des auteurs de SF les plus importants du 20e siècle et qui a apporté des angles nouveaux dans le genre à travers les livres et nouvelles de son Cycle de l’Ekumen. Avec une approche sociologique, ethnographique et qui questionne aussi bien le genre que la langue ou la politique. 

En manga on se penchera vers Moto Hagio qui a fait de la science-fiction son terrain de jeu. En France, nous avons peu de choses publiées de cette grande autrice, mais un coffret Anthologie en 2 volumes chez Glénat permet de lire quelques nouvelles de SF dont l’emblématique Ils sont onze ! où la thématique de jeunes recrutés au combat et poussés au sacrifice à l’aveugle s’y retrouve, mais aussi ces questionnements sur le corps ou le genre (lire le dossier ici pour en savoir plus.) 

Ok pour les grandes figures, mais pour ce qui est de la SF contemporaine alors ? Les éditions Akata font un gros travail de recherche et de publication d’autrices qui explorent ce genre, en seinen ou shōjo, de Kyo Kaneshiro et sa série Kanon au bout du monde à Gin Toriko pour Nos temps contraires – Je ne te laisserai pas mourir, qui sont des sorties récentes en France à l’un des titres phares de leur catalogue : Orange d’ Ichigo Takano.

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Chroniques d’un monde invisible 

En parallèle de cette SF très militaire, la dessinatrice esquisse un monde hostile, mais fascinant. Uniquement par les paysages et les déplacements de créatures, encore mystérieuses pour le lecteur dans ce premier volume, elle nous dévoile un monde riche, un biotope inconnu fait de forêts immenses et de créatures fascinantes. Un univers incarné pour résonner avec cette thématique maternelle où la biosphère prend des allures d’organes, la dessinatrice propose des compositions très chargées qui contrastent avec le trait léger des personnages. 

Elle use d’un trait granuleux, appuyé pour venir charger ses atmosphères et nous faire ressentir la planète et ses créatures à défaut de les voir. Un jeu graphique pour nous mettre un peu plus dans la peau des personnages qui n’en savent pas plus. En plus de ce travail graphique, elle renforce ses planches avec des trames et des niveaux de gris pour donner de la matière aux éléments organiques, mais aussi mécaniques : comme un écho, le traitement est le même, ce qui ouvre quelques pistes de réflexion.

Pour coller à l’intrigue, les planches dialoguées, ou dans la base, sont plus sobres et s’affranchissent de tout décor inutile pour se concentrer sur les personnages et mieux marquer l’absence de représentations visuelles dans la base : tout ce qui touche aux Nimbas et leurs rejetons est tabou, les femmes ne savent pas ce qu’il advient des fœtus à la fin de la grossesse d’une part et il y a plusieurs scènes où des imprimés, des représentations de créatures sont vécues comme de la propagande ou une agression. Un jeu subtil entre l’intrigue et le dessin au cœur du travail de la mangaka.

En 2017, certains amateurs éclairés avaient vu passer Rafnas, une mini-série publiée ici en 2 volumes qui s’attachait à d’écrire une apocalypse poétique, une histoire d’amour impossible dans un contexte propice à la rêverie qui diffuse en sous-texte des préoccupations contemporaines. Wombs, prévue en 5 volumes, a reçu plusieurs prix dont le Grand Prix de la Science-fiction japonaise, assez rare pour un mangaka, parmi les prédécesseurs seuls les maîtres Moto Hagio et Katsuhiro Otomo (ou Osamu Tezuka pour un prix spécial) l’avaient décrochés.

Si le genre est très prisé des auteurs de bande dessinée, la science-fiction a souvent du mal à se renouveler entre clichés et thématiques classiques, mais certains titres surviennent avec un angle nouveau et une volonté d’aborder autrement cette littérature. Yumiko Shirai est de ces autrices. En quelques séries, toutes très remarquées et distinguées de prix au Japon, la mangaka s’impose comme l’une des voix incontournables de la SF japonaise, dont deux séries sont publiées en France.

Thomas Mourier
Yumiko Shirai- Wombs - Akata
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