Séverine Danflous, à l'écoute des voix endeuillées par les ruptures amoureuses

« La fin d’une histoire c’est déjà une longue histoire » : du making of d’un documentaire fictif sur la rupture sentimentale, extraire la belle et dangereuse douceur poétique de la tentative amoureuse.

Marc Chagall, La Promenade

Le cahier des charges était plutôt laconique, d’une indigence crasse en fait : la rupture, de l’Antiquité à nos jours ; on m’avait balancé une vague notule tartinée au baratin avec un titre qui revenait à chaque page, Les Héroïdes. Ovide, je crois. Mon premier mouvement avait été de refuser, je sortais moi-même d’une rupture passablement amoché. Pourquoi me replonger dans l’état léthargique dont je peinais à m’extirper ? Ben, il y avait bien une raison : le fric. J’en avais drôlement besoin. Depuis la rupture, je trimballais ma carcasse d’appartements en appartements – des amis m’offrant leur canapé pour une nuit ou deux. J’étais presque sans domicile fixe, avec pour seuls bagages une caméra, un peu de matos, une valise de bouquins, un vieil ordi, et un sac de jute contenant trois futs, quelques slips, deux tee-shirts et trois pulls. Elle m’avait rhabillé pour l’hiver. La rupture je pouvais en parler, moi, la dérouler avec acrimonie, colère et rage rentrée, une hache serrée entre les dents pour laisser couler mon venin entre les brèches. Mais composer dessus, écrire un documentaire, me remettre à la tâche après ces mois désertiques, abandonnés aux quatre vents, au vent des autres, aux odeurs amères des appartements endormis qui – lorsque j’ouvrais certains placards – me sautaient à la gorge. Ça sentait le couple, l’union suave, les vestes savamment repassées, les escarpins bien alignés qui faisaient cuire ma blessure, la salle de bain et ses shampoings au design reluisant… L’idée était idiote et surtout elle faisait affreusement mal. Sans doute aurais-je dû confier cette besogne à d’autres ?

Dans le canapé-lit, le soir où j’ai accepté, après avoir acheté les fameuses Héroïdes, je me suis dit que c’était ça qu’il fallait faire, interroger des femmes, utiliser leurs voix en les faisant dialoguer avec les héroïnes antiques, toutes ces voix endeuillées. J’aimais bien l’expression « voix endeuillées ». Persuadé d’avoir trouvé là une perle, je la tapais sur mon moteur de recherche et trouvais aussitôt une référence, un essai. Nicole Loraux, La voix endeuillée, essai sur la tragédie antique et en le feuilletant au Luxembourg, sur une chaise en plein soleil hivernal, je tombais sur cette phrase : Une femme est ainsi faite qu’elle charme ses ennuis en les ayant sans cesse à la bouche. C’est de là qu’il fallait partir.

Restait à trouver ces femmes, les choisir, circonscrire un lieu capable d’accueillir leur parole meurtrie. J’aime bien les cafés, mais c’est bruyant, les cafés, comment capter l’intime dans tout ce tumulte ? Un studio ne me semblait pas l’idéal non plus. J’ai envisagé les parcs, une rupture c’est un peu un deuil, il faut un lieu de recueillement qui ne soit pas non plus un cimetière, car la vie s’agglutine en nous, elle attend la suite, l’après, le moment où l’on reprendra le dessus, où l’on sera plus fort que tout ce qui nous rompt. Le corps en miettes aspire à se recomposer et le cœur cherche, lui, les morceaux à recoller. Chacune à leur tour devant ma caméra, elles viendraient exposer l’ampleur des dégâts. La peine, les plaies, le chagrin qui ne passe pas. J’étais loin d’imaginer que cette douleur qu’elles calmaient en l’ayant sans cesse à la bouche, était si poétique, si nécessaire.

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D’emblée en résonance avec la manipulation contemporaine des « Métamorphoses » d’Ovide opérée par Yoko Tawada, mais à travers le matériau souterrain des « Héroïdes », ces lettres fictives d’amour et de séparation composées par le poète latin vers 10 av. J.-C., « S’abandonner » retrace à la première personne les tribulations du making of d’un documentaire consacré aux lendemains de la rupture sentimentale (ou amoureuse – la distinction subtile s’y dissimulera peut-être dans les plis de la carte, du Tendre ou des cafés parisiens – terrain choisi par le réalisateur pour la confidence enregistrée, après mûres hésitations et réflexions – Gilles Marchand, Ken Bugul et Ahmed Slama en savent l’importance).

À la suite de ce premier rendez-vous, en déroulant la liste des possibles, j’opte pour les cafés. Des cafés pour redessiner la carte de Paris, des lieux vierges de toute histoire personnelle. Je me plais à composer un périmètre de sécurité. Une géographie de l’intime sans intimité, pour ne pas me retrouver dans des lieux chargés de souvenirs. Une carte ? Mais oui, il faut absolument que je me dote d’un plan de Paris. Acheté à la librairie d’en bas, il me permet de composer un territoire de l’abandon. Ça m’amuse, j’ai l’impression d’avoir en main une nouvelle Carte du Tendre – quand la tendresse a déserté. J’ai choisi méticuleusement des cafés à la périphérie de notre quartier, imprimant ainsi mon refus de hanter les lieux du temps jadis. Et si je la croisais, ce serait par hasard, au détour d’un trottoir… je ne dois même pas y songer.

Trois ans après « Brune platine », « S’abandonner », deuxième roman de Séverine Danflous, publié chez Marest Éditeur en mars 2021, se situe lui aussi à la charnière vitale de la création audiovisuelle et de la relation amoureuse. Délaissant en apparence le moment de la naissance du sentiment et la pure image cinématographique, il se déplace en beauté et en habileté vers l’instant de la séparation et de ses lendemains, et s’appuie au premier chef sur le son, sur la « voix endeuillée ». Mais au fil des pages, un constat s’imposera sans doute, rapprochant rencontre et rupture comme deux faces d’une pièce unique, et mêlant sons et images comme concentré de parole créatrice, conjuratoire ou exorciste.

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Les enregistrements reprennent. La carte de Paris en main, j’explore les ondes chagrines au gré d’une géographie toute personnelle. Contournant toujours notre quartier, nos lieux familiers, je me jette dans l’inconnu. Enfin, c’est un bien grand mot. Disons que je choisis un périmètre dans lequel j’espère encore la croiser. Ne pas trop m’éloigner. Aimanté par le hasard, je me sens inféodé au coup de dé.

Si, entre lavage d’amour à la machine avec Alain Souchon et tourbillons hypnotiques post-partum avec Björk, c’est bien la captation de la voix – et de l’éventuelle musique qui l’accompagne en sourdine – qui est centrale ici, quelques indices et présences n’ayant rien de fantomatique, se glissent au fil des pages, portées par celle du « Chant-contre-chant » cher à Nanni Moretti et à Pierre Sky / Sébastien Smirou, des aliénées de la Salpêtrière dépeintes par la Perrine Le Querrec de « Les trois maisons » aux personnages secondaires entrevus par Anne Savelli derrière les « Fenêtres », de l’infiltration de la réalité par Carlos Saura et Robert Altman, Jean Eustache et Claude Sautet, aux peintures de Hammershøi ou aux dessins de Saul Bass : le Paris que portent en elles les icônes parlantes du désamour qui sont interrogées, avec leurs variations tantôt attendues tantôt aventureuses, transforment naturellement le narrateur – et peut-être davantage encore la lectrice ou le lecteur.

Après moult salons d’un soir, moult refuges provisoires, c’est Véra, la première, qui m’offre son canapé pour une durée prolongée. La rupture, la nôtre, a été presque indolore. Nous avons su dès le départ que notre histoire était une erreur, que nous n’avions… Véra s’est penchée au-dessus de moi alors que j’écris ces mots. Il n’y a pas eu d’histoire. Une nuit d’ivresse fébrile, la rencontre de deux corps fragiles qui se crochètent, s’emboîtent pour s’assurer qu’ils existent encore, qu’ils désirent encore, qu’ils ont encore des choses à offrir. Mais tu ne peux pas parler d’une histoire au sens strict d’une histoire d’amour, avec contrat et rupture du contrat. Nous nous aimons assez pour nous voir périodiquement, assez pour que je te prête mes clés. Et je ne t’offre pas mon canapé mais mon appart, ma sous-location étant partie avant terme. Arrête d’enjoliver. Essaie d’être honnête avec toi-même et ton projet de collections de voix. Je ne sais pas pourquoi elle t’a quitté, et je m’en fiche, mais soyons sincères l’un envers l’autre. Respectons l’impératif catégorique kantien. Nous n’avons pas eu d’histoire et moi, je te prête mon appartement – le temps d’achever mon séminaire au Japon. Après tu devras trouver autre chose. Je n’ose plus écrire, je reprendrai quand Véra se sera envolée vers d’autres horizons. Et, promis, j’essaierai d’accorder mes violons avec une maxime à ériger en loi universelle de la nature, ou quelque chose d’approchant.

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De la part d’une autrice qui est aussi enseignante de lettres et de cinéma, et à qui l’on doit de remarquables essais autour de Franz Kafka ou de Tennessee Williams, il n’est au fond pas étonnant – mais quel plaisir à ce surgissement ! – que l’exploration documentaire mise en scène aux côtés du narrateur, dont la lectrice ou le lecteur ne peuvent que partager la jolie relation au rôle ambigu des installations et des dispositifs, assise sur une présence aussi résolument physique des images et des sons, vienne questionner la neutralité documentaire et l’observation participante : percer les petits et les grands mystères (avec leurs forêts de symboles volontaires et involontaires) qui entourent la manière dont l’émotion et l’intellect s’accordent et se désaccordent, inscrire l’abandon au terme d’une ligne de fuite aussi risquée que salutaire, c’est bien saisir dans le vif de l’enquête ce que la littérature, la vraie, sait si bien emprunter au reportage pour le transfigurer et pour nous l’offrir, différent, vivant et chaud. Et ainsi souligner in fine la puissance du Graal salutaire et ambigu qu’aura été l’abandon tout au long de ces 199 pages.

 À l’issue de la lecture, les quelques personnes présentes applaudissent. Le libraire en charge de la soirée commence à poser ses questions, devant une assistance passablement attentive. Certains somnolent, d’autres quittent les lieux le plus discrètement possible. L’auteur, impassible, boit une gorgée d’eau avant ses réponses, suspend son verbe – instaurant une forme de latence qui donne du poids à chacune de ses interventions. Sa voix gagne en puissance au fur et à mesure que les aiguilles s’égrènent sur le cadran de l’horloge murale. Après ce tour de chauffe, elle est prête à en découdre malgré l’audience clairsemée. Elle raconte les transactions de livres, ces ouvrages en transit entre eux et elle. Lorsqu’elle en offre un, elle sait qu’il deviendra une trace de son passage. « Les livres propagent la nostalgie. Pensez-y en faisant vos provisions tout à l’heure », lance-t-elle aux derniers auditeurs présents. Soudain, l’un d’eux prend la parole pour évoquer sa propre expérience de l’abandon. Il parle longtemps puis finit par demander des précisions sur la nature du lien entre l’auteur, l’amour et les livres. Elle se fend d’une anecdote au sujet de son dernier amant qui voulait lui emprunter le M Train de Patti Smith : « Quand je le lui ai tendu, un ticket est tombé. Un ticket de librairie avec une date et une heure. Je l’ai repris après sont départ. Il datait précisément du vingt-deux mai, veille de la rupture avec l’homme précédent. Le livre était une merveille. Lu plus tard dans la peine. Le ticket gisait sur les lames du parquet. J’ai aussitôt pensé que, dans un roman de Stendhal, il aurait annoncé une nouvelle rupture. Mais je tentais de poser de la réassurance sur mes angoisses : la vie n’est pas un roman de Stendhal. Bref, tout ne fait pas toujours signe. Et puis, peu de temps après, l’histoire avec cet homme-là s’est terminée, elle aussi. Hasard du calendrier ou signe avant-coureur ? Je n’en sais rien. »

Hugues Charybde
Séverine Danflious - S’abandonner - éditions Marest

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