Saint-Germain en laid … un certain manque de classe dans la ville la plus bourgeoise de France
Alice au pays des classes sociales, ou le songe d’une jeunesse sur les frontières intérieures.
En explorant l’imaginaire enfantin et adolescent de l’une des villes les plus bourgeoises de France, Anne Savelli nous offre avec ce « Saint-Germain-en-Laye » publié en 2019 aux éditions de L’Attente un étonnant écho à ses grands « décors », les explorations majeures que furent « Décor Lafayette » (2013) et « Décor Daguerre » (2017), explorations sémantiques, politiques et poétiques que ces 120 pages renforcement à leur manière, jouant subtilement d’une hauteur d’enfant désormais éduquée.
Devant les préfabriqués des sixièmes-cinquièmes du collège littéraire, les mères attendent, leurs fils surtout, fascinés. On dirait qu’il y a une grotte entre les bâtiments, le littéraire, le scientifique, qu’on peut se faire renvoyer si on se fait prendre, ventre couvert de terre. On irait où, alors ? Dans l’établissement privé où bifurquent les mauvais élèves dont les parents ont les moyens ?
(de l’autre côté, passé sous le grillage, est-ce qu’on peut entendre la sonnerie, secouer son tee-shirt, revenir à temps ?)
Le collège littéraire est en perte de vitesse face au scientifique, il faut couper des têtes en fin de cinquième, en fin de troisième ensuite.
Il y a encore le lycée international, mythique, invisible, magnétique : un grillage lui-même.
C’est une ville de bonnes notes, qui brille aux concours, tient son rang.
De l’autre côté, c’est comment ?
Pour explorer avec habileté – qui n’exclut aucunement une certaine brutalité, dévoilant la violence des rapports sociaux sous le feutre des convenances – la zone de frottement entre le confort bourgeois si sûr de lui et les incertitudes de celles et ceux qui ne sont pas arrivés (au long de cette course de possession et de consommation qui fait, alors, dans les années 1970 de l’arrivée du RER A – et toujours aujourd’hui, sans aucun doute -, l’étalon de la réussite (qui ne s’appelle pas encore tout à fait achievement – la startup nation demeure encore assez loin malgré tout)), Anne Savelli a su composer une minutieuse mosaïque poétique, par la grâce de laquelle le personnage initial de Lewis Carroll deviendrait bientôt celui de Wim Wenders, lancé de l’autre côté d’une ville unique, internationale et mondialisée bien avant l’heure, avant que Paris puis La Défense ne viennent y porter leurs contrepoints ironiques.
Avec les cheveux blonds on voit bien les poux qui cavalent mais on ne voit pas les lentes, pense l’enfant. Blond blanc, blond vénitien, blond doré ou blond scandinave des petites filles riches de la classe, une enfant française porte des anglaises blondes. Les anglaises, ça n’existe pas sans un fer. Pour des boucles enroulées comme le papier tue-mouche il faut un fer. Friser, défriser, si je parle des poux ça te défrise ? Porter des anglaises, des fers. Une enfant française joue avec sa langue. Elle sait qu’il faut se taire quand on pense poux et papier tue-mouche, quand la phrase arrive. Ne porter ni anglaises ni jupon de dentelle. Qu’on lui coupe la tête.
Tout en distillant au fil du récit et du travail mémoriel joliment révolté les informations nécessaires, historiques, géographiques, sociologiques, économiques ou politiques, souvent sous forme de pastilles apparemment neutres, ou comme détachées, Anne Savelli explore, avec malice et avec une indéniable poésie combattante, les nombreux chemins et manières de faire jouer son pouvoir par lesquels une certaine bourgeoisie, de tout temps mais tout particulièrement depuis les années 1975-1980, apprend à contourner le travail méritocratique, à recréer des privilèges de classe lorsqu’ils sont – même de façon minimale et fugitive – « menacés », et à maintenir tout ce qui, au fond, représente les « gueux », à distance idoine – usant rarement de la violence directe, mais jouant de tout son poids économique et symbolique pour ce faire. Et c’est ainsi qu’une leçon d’exploration poétique du souvenir d’enfance prend toute sa dimension politique résolument contemporaine.
Bonjour, madame.
Toi, tu as simplement dit bonjour, un bonjour clair, joyeux. Elle t’a reprise. Elle t’a semblé grande et glacée. Vous vous êtes regardées, chacune d’un côté de la table. Peut-être as-tu répété sa phrase, ou peut-être pas, tu ne t’en souviens plus, et voilà qui ne change rien. Au rez-de-chaussée de cette maison immense, si vaste que tu t’es perdue, dans cette pièce où oeuvraient une femme de ménage et une cuisinière – le jardinier tondait la pelouse, tu l’entendais par la fenêtre, tout le monde travaillait, vraiment, tu n’as vu qu’elle, la mère de ta première meilleure amie. Tu as compris que la guerre était ouverte, et que tu n’étais pas dans le bon camp.
Bonjour madame : qu’est-ce que c’est que cette phrase, au juste ?
Mal élevée. Ni chic ni bien élevée cette petite, même blonde, même en tête de classe. Les mères en fourrure ne parlent pas fort mais leur silence dit ce que perçoit la fille : je ne te connais pas, je te juge sur le compte en banque, sur le patrimoine supposés, symboles d’une appartenance. Rester entre pairs pour ne pas risquer de se sentir soi-même jugé, nu, réduit à un corps quand on peinerait à justifier son utilité, son mérite s’il fallait les revendiquer : ce serait là ce qui bloque ou est-ce autre chose ? J’ai un QI ras les pâquerettes et l’impudence de te le montrer, voilà ce qu’entend la fille dans le dédain qui s’affiche. Tu t’en aperçois ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Tu es quantité négligeable. Tes bonnes notes ne vont pas durer. Tu ne battras pas mon fils (ma fille / mes enfants et ceux de mes amis) ad vitam æternam. Tu retourneras à ta classe et le mot n’est pas le même, le sens est déplacé.
Anne Savelli - Saint-Germain-en-Laye - éditions L’Attente
Charybde2, le 23/03/2020
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