Richard Brautigan, intégralement poétique
S'il est un écrivain américain dont le succès a caché le style, c'est bien Richard Brautigan. La parution de son intégrale poétique en édition bilingue au Castor Astral avait permis de faire le point sur l'homme, le style et les fulgurances. Nous en parlons avec son traducteur en français, Nicolas Richard.
Préface : Le fantôme de Richard Brautigan
J’ai croisé le fantôme de Richard Brautigan dans un bar hier soir. Il était un peu plus que tard, mais j’ai reconnu sa moustache mélancolique. Son verre de whisky semblait faire partie de son bras, comme le crochet du capitaine. Il racontait une histoire de flocon de neige à une petite poupée aux yeux trop grands qui faisait semblant de l’écouter. Pour un fantôme, il avait l’air très heureux.
J’aurais voulu lui dire à quel point ses livres faisaient partie de mes meilleurs copains. Lorsqu’on le lit, on a envie d’habiter dans son cerveau. On a l’impression qu’il écrit comme il cacherait des œufs de Pâques dans une forêt interdite.
Mais je ne voulais pas le déranger, déjà que la fille ne l’écoutait qu’à moitié... Il avait l’air content avec son air de vrai faux cow-boy et le sourire de cette fille qui trempait dans son whisky. On aurait dit lui dans ses livres. Même en fantôme, il dégageait cette bienveillance si particulière. Lire Brautigan, c’est comme aller s’acheter un gâteau au chocolat un tout petit peu trop bon pour ne pas en prendre un deuxième. Sauf que le goût reste plus longtemps.
La fille se moquait un peu de lui, avec son chapeau de fantôme, ses moustaches de fantôme et son humour de fantôme. Elle ne se doutait pas que la puissance de sa délicatesse allait jusqu’à considérer les tempêtes de neige à deux flocons. Le champion du monde d’histoires tristes et drôles dans la même phrase ! L’inventeur du flowerburger ! L’homme qui a initié Baudelaire au baseball... Elle le regardait à peine. Le type qui a écrit : « J’ai observé dans un café un homme qui pliait une tranche de pain comme s’il pliait un certificat de naissance ou bien cherchait la photographie d’une maîtresse morte. »
Richard Brautigan a terminé son verre et il a disparu comme dans un tour de magie à l’ancienne. Il avait des feux d’artifice plein les poches. C’était tout à fait son style. L’empreinte des souvenirs qu’il laisse est si nette qu’il suffit de le lire pour voir apparaître son fantôme. Sa poésie plante des graines dans le cœur de ses lecteurs, et chaque fois qu’on ouvre un de ses livres, elle repousse. Je devrais inventer un nouveau mot pour dire merci à mon ami Olivier Dufaut de m’avoir présenté Brautigan par l’intermédiaire du Monstre des Hawkline. Depuis, j’ai dû perdre, donner, corner, racheter ce livre au moins dix fois.
Alors lisons Brautigan de toutes nos forces ! Engageons- nous pour la cause de ce grand couturier du rêve et de la réalité ! Partageons-le encore et encore pour que jamais son souvenir ne s’efface. (Mathias Malzieu)
The American Hotel
Part 2
Baudelaire was sitting
in a doorway with a wino
on San Fransisco’s skid row.
The wino was a million
years old and could remember
dinosaurs.
Baudelaire and the wino
were drinking Petri Muscatel.
« One must always be drunk »,
said Baudelaire.
« I live in the American Hotel »,
said the wino. « And I can
remember dinosaurs. »
« Be you drunken ceaselessly »,
said Baudelaire.
L’Hôtel américain
Partie 2
Baudelaire était assis
sous un porche avec un poivrot
des bas-fonds de San Francisco.
Le poivrot était âgé
d’un million d’années et se souvenait
des dinosaures.
Baudelaire et le poivrot buvaient du Muscatel Petri.
« Il faut toujours être ivre »,
disait Baudelaire.
« Je vis dans l’Hôtel américain »,
disait le poivrot. « Et je peux
me rappeler les dinosaures. »
« Enivrez-vous sans cesse »,
disait Baudelaire.
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Portrait of the Id As Billy The Kid
Billy the kid
shot his first man
before he was born
and the man was born.
Billy the Kid
made love to his first woman
before he was born
and the woman was born.
Portrait du ça en Billy the Kid
Billy the Kid
tua son premier homme
avant de naître
et avant que l’homme ne naisse.
Billy the Kid
fit l’amour à sa première femme
avant de naître
et avant que la femme ne naisse.
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Sonnet
The sea is like
an old nature poet
who died of a
heart attack in a
public latrine.
His ghost still
haunts the urinals.
At night he can
be heard walking
around barefooted
in the dark.
Somebody stole
his shoes.
Sonnet
La mer est comme
un vieux poète bucolique
mort d’une
crise cardiaque dans
des latrines publiques.
Son fantôme hante
encore les urinoirs.
La nuit, on peut
l’entendre qui tourne
en rond pieds nus
dans le noir.
Quelqu’un a volé
ses chaussures.
- Tu as traduit beaucoup d’œuvres de Brautigan quel est ton rapport / tes affinités avec cet auteur ?
NR : Brautigan a une place très spéciale pour moi ; ses romans ont littéralement changé ma vie. Le Privé à Babylone, La Pêche à la truite, le Général sudiste de Big Sur, etc : j’en ai des souvenirs aussi vifs que si je les avais personnellement vécus et non pas seulement lus.
Et puis c’est par Brautigan que j’ai commencé à traduire ; j’étais en plein sucre de pastèque, loin d’être sauvé du vent, quand je me suis mis pour la première fois à traduire ses poèmes. C’était il y a plus de 25 ans !
- Tu as retraduit l’intégrale des poèmes de Brautigan avec Beauchamp et Lasaygue, comment cela s’est-il passé ( qui a fait quoi )?
NR : Fred Lasaygues n’est malheureusement plus de ce monde. Lui et moi avions commencé à publier les poèmes de Brautigan, chacun de son côté, chez L’Incertain, au début des années 1990. Pour le projet d’Intégrale des poèmes, initié par les éditions du castor Astral, j’ai travaillé avec Thierry Beauchamp : on a tout relu ensemble, corrigé, modifié.
- En quoi faire reparaître l’intégrale de ses poèmes est-il important aujourd’hui ?
NR : c’est tout un corpus qui balaye une période importante de la littérature américaine, des années 1950 aux années 1980 et éclaire à la fois l’évolution littéraire de l’auteur mais fournit aussi une sorte de contre-plongée sur ses romans. J’ai souvent eu l’impression que ses romans procédaient par agglutination, dérivation de ses poèmes…
- Qu’est-ce que la phrase poétique de Brautigan et comment se déploie-t-elle?
NR : elle présente une naïveté qui bien souvent n’est qu’apparente ; elle dit une noirceur transmuée parfois en joie communicative, en délire absurde – pas toujours. Une phrase déjà plus tout à fait beatnik… déjà autre chose. Brautigan a, dès le début, à la fin des années 1950, lu ses poèmes à voix haute à San Francisco : il a le sens du comique… parfois presque un humour de stand-up.
- Quelle place lui accordes-tu dans la littérature américaine ?
NR : le paradoxe de Brautigan c’est qu’ayant connu un succès assez fulgurant, il a été longtemps considéré comme un auteur populaire, léger, pas sérieux et finalement été très peu étudié. Derrière ses vignettes à l’allure simplette, il y a des stratégies de narration, un art de se moquer de certains discours ambiants, de passer la littérature à la moulinette, de Melville à Baudelaire, d’Emily Dickinson à Hemingway.
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The Galilee Hitch-Hiker
Part 1
Baudelaire was
driving a Model A
across Galilee.
He picked up a
hitch-hiker named
Jesus who had
been standing among
a school of fish,
feeding them
pieces of bread.
« Where are you
going? » asked
Jesus, getting
into the front
seat.
« Anywhere, anywhere
out of this world! »
shouted
Baudelaire.
« I’ll go with you
as far as
Golgotha »,
said Jesus.
« I have a
concession
at the carnival
there,
and I must not be
late. »
L’auto-stoppeur de Galilée
Partie 1
Baudelaire conduisait
un modèle A
à travers la Galilée.
Il prit un auto-stoppeur nommé
Jésus qui s’était
tenu au milieu
d’un banc de poissons,
leur donnant des morceaux
de pain à manger.
« Où est-ce que vous allez ? »
demanda
Jésus en s’asseyant
sur le siège
avant.
« Anywhere, anywhere
out of this world ! »
s’écria
Baudelaire.
« Je vais avec vous
jusqu’au
Golgotha »,
dit Jésus.
« J’ai une
place réservée
pour le carnaval
là-bas, et je
ne dois pas être
en retard. »
(Re)lire les romans magiques ou bien découvrir ici la poésie de Richard Brautigan fait toujours un choc - façon fractale - car, s'il s'est bien suicidé ne trouvant plus d'issue à ce qu'il vivait, il a quand même eu le temps de parcourir d'immenses territoires littéraires et d'y laisser sa trace. A l'égal du Bukowski de Polar avec Un Privé à Babylone, du Breakfast du champion de Kurt Vonnegut avec Willard et ses trophées de bowling, voire à concurrencer le gothique de XIXe du Moine de Lewis avec son Monstre des Hawkline. Mais sa poésie va encore plus loin à démonter l'écriture savante à la manière d'un Jules Supervielle en France où d'apparence rien ne se joue, quand en fait la machinerie diabolique est si belle qu'elle en devient invisible. Et c'est pour cela que Brautigan est grand. Vous reprendrez bien Une retombée de sombrero ?
Jean-Pierre Simard
Richard Brautigan - C'est tout ce que j'ai à déclarer, éditions du Castor Astral
Edition bilingue traduite par Thierry Beauchamp, Frédéric Lasaygues et Nicolas Richard. Préface de Mathias Malzieu, introduction de Ianthe et Virginia Brautigan , avant-propos de Steven Moore.