L'AUTRE QUOTIDIEN

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Avec Hank Stone, Chicago a-t-elle un cœur de craie ou bien… 

Non pas fenêtre sur cour, mais fenêtre sur avenue et sur couloirs : dans un coin de Chicago, Hank Stone observe, écoute, imagine et décode d’incertains fragments de réel.

Hank Stone habite Chicago. À trente-cinq ans, il en sait moins sur le monde que quiconque. Il passe le plus clair de son temps à poser des questions que personne n’entend. Par exemple pourquoi il vit, pourquoi ci, pourquoi ça. Pourquoi cette voiture qui fonce dans sa tête. Pourquoi cette boule de bowling qui roule sur la piste de moto verticale de son crâne. Il souffrait désormais de migraines presque quotidiennes. En fait, Hank avait souvent l’impression qu’il s’agissait d’une seule énorme migraine et qu’elle était toujours là – simplement, il oubliait parfois sa présence ou il la faisait disparaître à coups de sédatifs, de pensées distrayantes, ou encore d’amis ou d’ennemis. Il soupçonnait même ces migraines de faire partie d’une douleur plus élémentaire, plus primitive, qui au fond était la seule chose qu’il pouvait sentir. Peut-être créait-il cette douleur dans l’unique but de sentir quelque chose. C’était non seulement tortueux, mais plutôt désespéré ; il avait lu des articles sur ce sujet dans des revues psychiatriques, et c’était donc peut-être vrai.
Il se rappelle le jour où, alors qu’il rentrait de la nouvelle pizzeria du carrefour en se disant qu’il était content qu’une pizzeria vienne d’ouvrir dans le quartier parce qu’il en avait assez des hot-dogs, il s’était aperçu qu’il ne ressentait plus rien. Il ne sentait pas l’air froid sur son visage, cet air qu’autrefois il aimait et pour lequel il vivait. Il avait beau savoir que l’air était froid, il ne le sentait pas – car une chose moins immédiate l’obnubilait chaque jour davantage. Le printemps arrivait et il le ratait comme tous les autres printemps. Les feuilles étaient soudain apparues sur les arbres sans qu’il les ait vues venir. Tout à coup elles étaient là, un soir où il rentrait à pied de quelque endroit où il était allé. Il en avait été surpris. Si sa notion du temps continuait à évoluer de la sorte, pensa-t-il, il arriverait bientôt à al fin de sa vie sans s’être rendu compte de rien.

De sa chambre donnant sur une avenue banale de Chicago, Hank Stone écoute et regarde. Les bruits de l’immeuble, la nuit et le jour, les occupations des voisines et voisins, les incongruités sonores à peine identifiables, ou bien celles laissant la place à plus d’un doute. Mais aussi les rixes sur les trottoirs avoisinants, les querelles de couples ou d’étrangers, le manège des prostituées et de leurs souteneurs – ou de personnes qui, de part et d’autre, y ressemblent étrangement. Chicago bruisse de mystères anodins ou non, exprimés par de brusques hurlements comme par d’assourdissantes sirènes, par d’incompréhensibles dialogues comme par des chansonnettes surgies de nulle part ou presque. Hank Stone entend, observe, subodore et imagine. À travers lui et ses filtres quotidiens aux accents magiques – sous leurs dehors on ne peut plus prosaïques -, quelque chose s’élabore, une signification possible se dégage, même si elle allie l’improbable, l’ésotérique, le farfelu et le ridicule, le cas échéant : la vie matérielle pourrait-elle prendre ici des orientations – fût-ce en direction d’un inéluctable triomphe de l’entropie -, n’en déplaise à la routine absurde des choses – ou au contraire, en parfaite complicité avec elle ? Comment le savoir réellement puisque : « Dans ce quartier, les choses ont une manière bien à elles de s’inscrire dans le temps. Comme la pluie et le cœur de craie dans la rue. La pluie commence à effacer le cœur de craie. Le cœur disparaît peu à peu. »

Il est donc huit heures du soir par une journée monotone de début novembre. On entend l’écho de la fourchette et de l’assiette de Hank dans une pièce vide. On sent l’odeur de la poudre anti-cafards. Les services de désinfection étaient passés le matin même. « C’est ça, la solitude », pense Hank à propos des échos dans le couloir. Mais ce n’est pas si terrible. Ça vaut mieux que d’avoir l’Ange de la Mort pour petite amie. Hank était passé par là. Il avait connu cette femme fatale. Il en gardait une image : une grande et douce Celte aux yeux verts. Hank s’imagine parfois que l’Ange de la Mort habite son appartement. C’est une idée nouvelle et bizarre. En sa qualité de petite amie, elle a commencé à lui reprocher son manque d’enthousiasme pour la vie. « Je suis désolé », dit-il aux murs. Personne ne lui répond qu’il n’a pas besoin d’être désolé. Rien n’améliore son sort, pas même les confessions adressées aux fantômes.

J’ai déjà évoqué précédemment, à propos de l’auteur de « Hôtel des actes irrévocables » (1997), de « Une vie psychosomatique » (2008) et du recueil de nouvelles « Sous l’empire des oiseaux » (1997), sa rare capacité à éclairer la vie des bas-fonds américains contemporains (ou presque), ou plutôt de leur orée, de leur frontière ou de leur ligne de partage des eaux, d’une lumière bien particulière, qui se démarque spectaculairement (sans qu’on puisse toujours identifier les coutures de cette démarcation, justement) de plumes pourtant aussi justement célébrées que celles de Charles Bukowski, bien entendu, mais plus encore peut-être de Larry Fondation, de Eric Miles Williamson ou de Jerry Wilson. Dans le choc permanent des boules de billard abandonnées sur le tapis (une image qui prendra toute sa puissance ultérieurement, dans « À contre-courant rêvent les noyés », prochainement sur ce blog), Carl Watson questionne avec ferveur, patience et insolence la couche toujours mince de signification et de langage – d’histoire et d’imaginaire – que nous construisons juste au-dessus des faits pour repousser le désespoir qui s’avancerait sinon jusqu’au bout. Cet « Hank Stone et le cœur de craie » de 2011, traduit en 2015 par Brice Matthieussent, toujours aux précieuses éditions Vagabonde, constitue une stèle particulièrement marquante au sein de ce véritable jeu de pistes de la littérature auquel nous invite l’auteur, œuvre après œuvre.

Une fois, une femme est descendue d’un taxi au carrefour vers trois heures du matin, puis elle a parcouru à pied la moitié du bloc en criant un nom d’une voix chantante. Hank n’a pas réussi à distinguer ce nom. On aurait cru qu’elle s’attendait à ce que cette personne soit là dans la rue. Mais les trottoirs étaient déserts. La femme est ensuite retournée au carrefour, mais le taxi était parti. Elle pensait apparemment que son taxi serait toujours là. Hank la voit ensuite bifurquer vers le nord sur Broadway, mais il ne compte pas sortir de chez lui pour la suivre là-bas. Il laisse l’histoire continuer sans lui. En fait, tout ce qu’il se rappelle c’est la nature désespérée, hésitante, insatisfaite, du bref périple de cette femme dans sa rue.

Pour construire et irriguer cette si singulière Fenêtre sur rue et sur couloir, alors que s’accumulent et se dérobent simultanément les indices d’un monde organisé, face aux lumières, au coin, du Stratford Arms, hôtel, bar et restaurant à la gloire résolument enfuie, c’est peut-être du côté du Quentin Leclerc de « La ville fond », de l’Adrien Lafille de « La transparence » ou du Pierre Barrault de « Clonck et ses dysfonctionnements » que l’on trouvera peut-être, si loin pourtant des ombres glauques de Chicago, les échos et les résonances les plus sensibles. Car les nombreuses scènes d’un monde malade rassemblées sous le regard de Hank, dans leurs variations répétitives aux subtiles improvisations, sont bien, avant tout affaire de construction mentale et langagière. Si les sociologues peuvent se tromper, l’artiste Carl Watson propose à leur place une furieuse lucidité, rêveuse et implacable.

Une nuit, Hank entend des cris qui le réveillent. Il est deux heures du matin. Il regarde par la baie vitrée et voit quatre hommes se disputer bruyamment devant l’immeuble voisin. Quoique bien habillés, ils semblent prêts à se battre. Une ambulance vient de se garer devant le Stratford Arms et les infirmiers observent la rixe non sans excitation. Ils décident finalement que tout va bien et ils se mettent au boulot, lequel consiste à transporter un brancard à l’intérieur du Stratford Arms. Au même instant, Hank perçoit une autre sirène sur Broadway. Contrairement à ce qu’il avait d’abord cru, ce n’est pas la même que celle de l’ambulance. Peut-être les deux sirènes n’en formaient-elles qu’une au début, avant de se séparer quelque part dans l’obscurité du nord au cours de cette étrange mitose d’origine paranoïaque. Et puis il y a une autre sirène, qui se dirige en effet vers le nord, vers l’endroit où les deux premières se sont séparées, comme pour tenter de rejoindre quelque territoire primitif.
Hank se recouche. Il entend d’autres cris, des voix différentes qui semblent s’assourdir et s’éloigner, comme si elles provenaient d’un seul point situé au bout du couloir. Puis les voix enflent en un crescendo pour diminuer ensuite vers l’autre extrémité du couloir. Dehors, sous la pluie, une bouteille explose sur le trottoir. Dedans, une autre bouteille tombe du haut du réfrigérateur et s’écrase sur le sol de la cuisine. Le temps passe. Hank entend un homme crier sous la pluie. Puis la pluie se met à tomber beaucoup plus fort et noie les cris. Puis une sirène perce le vacarme de la pluie. C’est la sirène conventionnelle que nous connaissons tous depuis l’enfance et Hank n’a pas peur. En fait, elle est presque réconfortante. Mais dès le lendemain, Hank entend une nouvelle sirène bizarre, un son qui n’est pas de ce monde. Il s’amplifie dans la lumière matinale et ne ressemble à rien de familier. Puis le son s’éteint lui aussi, avalé et bientôt réduit à rien. Ce son indique peut-être la naissance d’une nouvelle forme d’urgence, à moins que ce ne soit une distorsion ou une variation nouvelle des signaux d’urgence déjà existants. Cette sirène sauvage et violente adopte un rythme déséquilibré qui en soi pourrait pousser au crime ou à l’automutilation. C’est comme si les policiers et les médecins essayaient de se donner quelque chose à faire. Hank se dit que ce sont peut-être les sirènes qui engendrent le crime ; il pense que les sociologues se trompent.

Hugues Charybde, le 17/04/2023
Hank Stone- Cœur de craie- éditions Vagabonde

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