Archéologie de la révolution africaine avec Guy Tillim
En déconstruisant l’espace urbain africain contemporain, Guy Tillim manifeste et cartographie ce qu’Achille Mbembe définit ainsi : «L’Afrique postcoloniale est un emboîtement de formes, de signes et de langages. Ces formes, signes et langages sont l’expression du travail d’un monde qui cherche à exister par soi.»
Guy Tillim s’intéresse ici à l’espace urbain comme à une zone d’inscription où transparaissent les traces du passé colonial et où s’affirment les nouvelles orientations politiques. Tillim fait partie de la génération de l’après David Goldblatt qui a profondément marqué la scène photographique sud-africaine des années 1990 et 2000. Clément Chéroux
A propos du livre, par l’auteur : ces photographies ont été prises au cours de longues déambulations dans les rues des grandes villes africaines entre 2014 et 2018 : Johannesbourg, Durban, Maputo, Beira, Harare, Nairobi, Kampala, Addis-Abeba, Luanda, Libreville, Accra, Abidjan, Dakar et Dar es Salaam. La série tire son nom du Museum of the Revolution, situé sur l’Avenida 24 Julho [l’avenue du 24 juillet] à Maputo, capitale du Mozambique. L’avenue a été baptisée ainsi juste après l’établissement de la ville de Lourenço Marques comme capitale de la colonie portugaise. Le 24 juillet 1875 marque la fin du conflit anglo-portugais pour la possession des territoires, tranché en faveur du Portugal. Cent ans après, le nom de l’avenue est resté le même, mais son sens a totalement changé. L’indépendance du Mozambique fut proclamée le 25 juin 1975 ; la capitale fut renommée Maputo et, aujourd’hui, le 24 juillet est devenu le Jour de la Nationalisation, qui célèbre le transfert de propriété de toutes les terres et bâtiments portugais à l’État. Une guerre civile de quinze ans s’en suivit, qui prit fin en 1992. La république populaire du Mozambique fut rebaptisée république du Mozambique, annonçant ainsi une nouvelle ère.
Le Museum of the Revolution abrite une vaste peinture panoramique, produite par des artistes nord-coréens, décrivant la libération de la capitale des lois coloniales portugaises. Cette fresque illustre la rhétorique d’une révolution, alors que le chef et sa suite paradent dans les rues et les avenues, elles- mêmes dessinées et conçues avec toute l’emphase du pouvoir colonial. Ces rues, nommées et renommées, agissent en témoins silencieux des flux et reflux des changements politiques, économiques et sociaux du pouvoir, et sont devenues le musée des deux révolutions majeures qui ont vu le jour dans les pays africains durant ces soixante-cinq dernières années : des régimes coloniaux aux régimes post-coloniaux, avec des emprunts aux pratiques socialistes, puis du nationalisme africain aux États capitalistes.
Guy Tillim
On comprend mieux le pourquoi du prix Henri Cartier-Bresson reçu l’an passé par Tillim et qui le fait exposer ici, un certain regard de de connivence avec le premier qui s’attarde sur son sujet jusqu’à en faire dérailler la banalité pour lui rendre le bordel du réel, la multiplicité des angles et des points de vue. Ici, une certaine polysémie voit le jour en rendant le sens de l’Histoire au cliché proposé. Alors oui, on assiste bien là à une visible rupture de l’Afrique qui se voulait/rêvait socialiste et débouche sur tout autre chose en 2019.
Jean-Pierre Simard le 23/05/19