Relire Giono avec Emmanuelle Lambert

Au pas de course et le cœur battant, un parcours alerte avec Giono, sa vie, son œuvre et sa trace, d’une beauté admirable et d’une intelligence décapante. Et une vraie leçon de lecture.

« Giono »
On dit de lui, c’est un solaire. Un amoureux des hommes, des bêtes et de la nature, aux jambes plantées droit dans la terre. On dit, Giono, sorcier de la langue, conteur, poète traversé de légendes comme on en racontait au pays lorsqu’il était enfant. Elles sont des temps lointains, des origines où l’on croyait au cosmos. L’homme s’y sentait petit. Posé tout nu sous le ciel étoilé, il était pris dans l’immensité qui l’englobait, l’avalait, le digérait, par-dessus l’espace et par-delà le temps. Alors, nous savions qu’il y avait des choses plus grandes que nous-mêmes, et qu’on entend dans le vent.

Il vient de là, Giono. C’est une image ancienne, une aquarelle aux couleurs naïves et bientôt effacées. Les pieds dans le sol, il tend le menton à l’air du Sud. Les cheveux clairs et ondulés sont peignés en arrière, et pour un peu, pour rendre l’image vraiment parfaite, on lui ceindrait le front d’une couronne de laurier. Ses yeux pâles sont clos. Il renifle la brise qui fuse dans les arbres, là-bas, au pied des montagnes. Les fruits qui, en s’ouvrant, éclatent, il sait les entendre. Il connaît dans sa chair la chaleur qui monte et le tremblement de la colline. Et il écrit.

Il écrit tout, la pierre, la lavande, la terre ocre, les fleurs, les rivières, les bosquets, les bois et les pins odorants, maître en son domaine où s’ébrouent bergers, paysans, artisans, femmes, enfants. Et taureaux, chiens, vaches, moutons, sangliers, poissons, grenouilles, cochons, truies, chèvres, biches, oies, cerfs, loutres, écureuils, loups, chevaux, chats, marmottes, renards, crapauds, lièvres, serpents. Oiseaux, des oiseaux, par milliers. Rien n’échappe à son œil, pas même les fourmis.

Il écrit tant qu’on le croirait fou, possédé par l’urgence de pondre des chefs-d’œuvre à la pelle, l’un après l’autre, telle une déesse primitive engendrant les premiers hommes à la queue leu leu, prêts à partir au combat, lequel, on ne sait encore, il y a toujours un combat à mener pour un homme en vie.

Il écrit des livres pleins ; ils débordent, ils explosent de gros temps qui approche, d’épidémies menaçantes, de maux qui accablent les hommes (inondations, éboulements, incendies), d’arbres qui ploient et de fleuves à franchir, de périples dans la neige, d’échappées sur des toits. D’aventuriers en cape, en canne et en chapeau, de femmes à cheval, de temps lointains, d’histoires d’amour charnel, filial, amical. Chacun est une odyssée, une aventure, une cavalcade. Ces livres agités ne finiront pas sages, endormis sur une étagère. Littéralement, ils déboulent.

On dit aussi, Giono, c’est la beauté de la langue et du chant. On en a les preuves, dans les livres, mais aussi dans les enregistrements. Accent. Débit. Sa voix surgit du passé. Giono a publié son premier livre, Colline, en 1929. C’était il y a quatre-vingt-dix ans.

Les écrivains, alors, avaient dans la gorge la terre d’où ils venaient. Colette roule la Bourgogne, Genet traîne le Morvan, Paulhan pointe, aigu, et les lettrés, les éduqués, déjà n’ont plus d’accent, déjà, après guerre, ils commencent à parler tous pareil. Un jour, ils écriront des livres tout lisses, tout blancs, des livres de culture hors sol et qui seront parfois très beaux.

Lui, il charrie dans sa voix le troupeau des ancêtres et le souvenir des lieux. La brûlure du soleil qui pleut, l’ennui des insectes qui bourdonnent les jours d’été. Et le vent. On ne dit pas que, sur les photos qui nous restent de lui, il nous regarde comme s’il se payait notre tête. Si on l’observe attentivement, on lui trouvera un air à la fois bonhomme et détaché, un air narquois. Mais enfin non, c’est impossible, Giono c’est la poésie, la Provence. Cela, on le dit volontiers. L’Italie. La chaleur. On dit, l’humanité.

Et pourtant, regardez bien ce regard d’amande. Ce nez busqué, ces lèvres minces qui jamais ne sourient en plein. La manière dont il tient le corps en retrait, derrière sa pipe, à demi caché dans la fumée. Ou alors il pose comme l’écrivain qu’il est, mettant ses mains en valeur, et la plume et le sous-main, le bureau, le manuscrit. Le plaid.


Et toujours ce demi-sourire, derrière les lèvres pincées. Tendez l’oreille, vous l’écouterez nous dire : « Vous en voulez, de l’écrivain ? En voici. » Oui, on ne le dit pas, mais on dirait bien qu’il se fout de nous.

Son air faussement aimable me confirme dans mon tempérament méfiant. Il me semble en effet que la première disposition à avoir, lorsqu’on s’attaque à l’œuvre d’un écrivain, est de tenir l’écrivain lui-même à bonne distance. Surtout s’il sourit comme ça.

Pour l’exposition qui m’a été commandée, j’ai un but, un « agenda » comme disent les Anglo-Saxons, en ajoutant un soupçon de sournoiserie (ou de stratégie) à l’affaire : rendre intelligible le sujet Giono, mettre un ordre dans le désordre de l’écriture, les contradictions des déclarations, les images successives, les témoignages. Composer avec le bruit du temps et de la postérité. Tracer une ligne ou un propos, offrir aux autres une vision et leur faire saisir le mouvement de la création, la beauté du style et la chair de l’homme qui a écrit.

Il peut bien continuer de sourire, il n’est là qu’en pensée, s’amusant par-dessus mon épaule. Il est mort voilà cinquante ans.

Commissaire de la grande exposition consacrée à Jean Giono , à la veille du cinquantenaire de sa mort, par le Mucem de Marseille en cet automne 2019, Emmanuelle Lambert, après trois romans et un imposant travail consacré à Jean Genet (depuis sa thèse de littérature de 2003) nous offre un texte légèrement miraculeux, publié chez Stock en septembre 2019. Légèrement miraculeux en effet, car proposant un délicat équilibre personnel, très réussi, entre la tentation biographique, qu’elle évite – tout en rendant justice au passage, fort logiquement, au travail monumental et très « officiel » de Pierre Citron (« Giono, 1895-1970 ») -, et le risque de l’exégèse pure – pour laquelle elle renvoie à plusieurs sources en annexe -, pour parvenir à se concentrer sur un décryptage enjoué et presque malicieux, à l’image même du sourire en coin et des yeux trop innocents, qu’elle évoque sans hésiter (voir ci-dessus), d’emblée, du géant littéraire de Manosque.

J’ai entrepris l’écriture de ce livre dans les derniers mois de mon travail pour l’exposition. Contrairement à elle, il a tous les droits. Il peut digresser, s’autoriser des embardées et des accélérations, glisser sur des chefs-d’œuvre et s’attarder sur des textes méconnus. Il est personnel, et j’aimerais qu’il soit comme un sentier cheminant librement entre les œuvres, la vie et les souvenirs. Mais il reste tenu par cette pensée obsédante, et toujours plus grande à mesure que mes lectures se sont accumulées : nous ne savons pas.
Cela m’incite à rester au bord d’une rive d’où je regarderais Giono comme s’il était lui-même une œuvre d’art. Très fragile et ancienne, issue d’un savoir-faire millénaire et qui, si elle venait à être cassée, ne serait pas réparable, même avec des fils d’or. Lui, le personnage principal de ce livre, a des droits que ceux dont je décide du sort, quand j’écris des romans, ne peuvent réclamer. Lorsqu’on s’empare d’un tel sujet, à la fois ample, étrange et familier, il y a donc une ligne de conduite à suivre. Elle consiste en une forme de courtoisie élémentaire non seulement vis-à-vis du fantôme dont on fait le portrait, mais aussi du passé, de l’épaisseur du temps et des époques enfouies d’où il émerge, et qui ne peuvent être saisies qu’imparfaitement. C’est pourquoi je me surprends parfois à souffrir d’une maniaquerie discrète et persistante pourtant assez étrangère à mon caractère. Ne rien reléguer des éclats multiples qui composent la mémoire et font luire le souvenir d’un reflet mouvant. Observer les détails, les traces dérisoires avec autant d’intensité que les morceaux de bravoure.

On ne peut ni tout lire, ni tout dire : savoir qu’on ne saura pas incite à demeurer dans cet état d’alerte qui ne présuppose jamais de rien, et encore moins de ce qu’on croit savoir de ce Giono. Il est comme chacun d’entre nous, fait des plusieurs qu’il a été, eux-mêmes déformés dans le cœur de ceux qui le remémorent. Une chose est sûre, cependant. Il a été cassé, dès le début de la vie adulte, comme tant de garçons de sa génération qui eurent vingt ans en 1915, il y a plus de cent ans. En deux mots : il est lointain, et il est flou.

Nourri de lectures de jeunesse et d’âge adulte, acceptant leur première impression parfois aussi forte que naïve, de relectures plus instruites, plus matoises et plus influencées, d’entretiens avec les descendantes et descendants, les amis de la famille et de l’association manosquéenne qui perpétue le souvenir et les études à destination de toutes et tous, profanes comme érudits, nourri aussi d’intuition et de paradoxes, de lieux, de saveurs et d’odeurs, ce « Giono, furioso » ne choisit pas son titre uniquement en hommage à L’Arioste, si important fût-il pour l’auteur, mais bien à une hypothèse réaliste qui émerge peu à peu des données et des impressions : jouisseur instinctif, gravement meurtri par la première guerre mondiale et, d’une autre manière, par la deuxième et ses conséquences personnelles pour lui, il entretient une part essentielle de dissimulation bonhomme, d’ironie rusée et de sourire perpétuellement de guingois, paradoxe chez ce chantre apparent des émotions primaires et des joies physiques. Cette rivière souterraine, ramifiée et complexe, qui parcourt l’homme et l’œuvre, c’est bien elle qu’il s’agit de naviguer en compagnie de notre guide, Emmanuelle Lambert.

Une idée commune voudrait que les écrivains, les poètes, les artistes soient de braves gens tout occupés à notre consolation. C’est une envie de notre époque. Pourquoi pas. Une chose est sûre : ils sont, depuis toujours, tout aussi occupés à bien autre chose. Ils façonnent la glaise du temps avec leurs mains. Ils regardent la mort de face. Ils savent le dérisoire de la vie, pourtant la seule chose qui tienne, et lui redonnent de la grandeur. Ils sont traversés par les choses. Et Giono, comme eux, est traversé par un éclair qui ne peut exister sans l’ombre qu’il vient fendre.

Je ne m’y attendais pas, ayant découvert ses livres à l’école avec un ennui poli et légèrement intrigué. Lorsque je me mis à le relire à l’âge adulte, je pensais retrouver le monsieur en veston, ses moutons, ses oliviers, sa Provence et sa chaleur. Je croyais à tout ce qu’on dit de lui, et qui n’est pas tout à fait vrai. Ma surprise fut à l’image de sa violence à lui : totale. Car chez Giono, au milieu des pages admirables sur la grande nature et les caractères héroïques, les oiseaux geignent avant de chanter. Le sol est asséché, ou inondé, quand il n’étouffe pas sous la neige. Les êtres se vident par le haut, par le bas. Ils assassinent les humains, éventrent les animaux pour sentir la chaleur de leurs entrailles. Ils les égorgent pour tuer leur propre ennui. Ils se pendent. (…) Les femmes déplorent, peinent, sont duplices, violées, suicidées, en fuite, séquestrées. Les enfants souffrent de faim, de maladie ou de difformité, et de mauvais traitements. Les bébés meurent, malades ou empoisonnés, devenus blancs, violets, noirs, l’écume aux lèvres, les yeux démesurés.

Alors, alors seulement surgissent les êtres merveilleux qu’il a semés sur les chemins de son œuvre, ses doubles idéalisés, sorciers, sourciers, ménestrels, musiciens, guérisseurs et aventuriers, comme le si bel Angelo du Hussard sur le toit, courant dans les airs au-dessus de l’épidémie de choléra. Alors seulement peuvent-ils voler sur les dévastations, et tenter leur art de résurrection. Comme l’écrivain arrivé au bout de sa discipline, si l’on admet que la littérature est l’art d’arracher les êtres à la mort pour les catapulter parmi les vivants. Comme le jeune poète dont le cœur palpite dans les ténèbres sans fond d’où remontent les cauchemars translucides et visqueux. Comme le petit soldat qui, « tout sali de sang », a rampé hors de sa tranchée, de son boyau, et s’est mis à écrire des livres hallucinés.

Il faut avec Emmanuelle Lambert explorer, dans un désordre propice, à la fois sincère et rusé, tout ce qui bruisse et grouille dans l’œuvre, résonnant avec des bribes de vie, réelle ou rêvée : les terroirs fondateurs de « Colline », de « Un de Baumugnes » et de « Regain », avec leur synthèse étendue et magnifiée en « Que ma joie demeure », les inflexions déjà si tragiques du « Grand troupeau » ou du « Chant du monde », les sources joliment trafiquées de « Naissance de l’Odyssée » ou de « Solitude de la pitié », le basculement de « Un roi sans divertissement » et ses explosions terminales dans « Les âmes fortes » ou dans « Deux cavaliers de l’orage », le reflet intime dans un œil d’or de « Jean le Bleu », et bien entendu, les chemins sinueux de l’hommage stendhalien par excellence, qui est aussi bien davantage, avec la quadrilogie du « Hussard », écrite d’ailleurs quasiment à rebours, comme la trilogie Lingard de Joseph Conrad – hasard aboli s’il en est.

En réalité, ce genre de portrait vient à la fin du voyage plutôt qu’au début,une fois qu’on a lu, relu, bien lu, assez lu, et qu’on pense avoir compris quelque chose. Ou bien, alors qu’on n’en peut plus et qu’il faut en finir, en choisissant, en tranchant dans le vif de l’auteur, car trop d’angles sont possibles. Trop d’attaques. Trop d’infini dans la littérature. Pour ne pas se perdre, on ramasse, on condense. On digère et on restitue le produit de cette digestion rapidement, avec la sécheresse de la synthèse et son caractère impersonnel. On perd les oscillations du temps, de la jeunesse enfuie, on perd ce tremblé qui est, aussi, la manière dont on vacille lorsqu’on lit.

La lecture, cette réaction chimique née du frottement de deux imaginations, celle du lecteur et celle de l’auteur, est en effet affaire de tâtonnement, d’hésitation, parfois de joie ou de colère, et même de déception. C’est une lutte dans le corps, entre la sensibilité et l’intelligence, et parfois un emportement d’enfant. C’est toujours un peu brouillon, parce que vivant. On lit, notre cœur s’emballe, bêtement, on veut que l’auteur qu’on aime devienne le nôtre, on se trouve des affinités avec ceux qui l’aiment à leur tour. On pourra même, dans un moment de faiblesse légèrement honteuse, souhaiter l’avoir découvert avant les autres. Et lorsque cette être imaginaire et pourtant si présent dans la chair de ses phrases s’incarne dans un homme qui faiblit ou qui chute, c’est en personne qu’il nous déçoit. La lecture nous emporte, nous élève et, dans un même mouvement, elle nous désorganise. Cela, vous le savez, je le sais, et mon éditeur le sait.

Et c’est ainsi qu’Emmanuelle Lambert nous offre non seulement l’un des plus beaux textes écrits à propos de et autour de Jean Giono, déclenchant très vite une formidable envie de lire et relire sa production prolifique, cohérente et pourtant toujours si différente, mais aussi une audacieuse incursion dans l’espace qui sépare et unit la vie et la littérature (aussi bien sous sa forme écriture que sous sa forme lecture), interstice toujours quelque peu magique, grand chemin où nous nous glissons, avec tout un bonheur, fou mais pas nécessairement insensé.

Emmanuelle Lambert - Giono, furioso - éditions Stock, Coll. La Bleue,
Charybde2 le 6/11/19

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Emmanuelle Lambert