Au Ciel avec le mal du pays, en version tech-house qui décoiffe en douceur - et profondeur
Si Nicolas Jaar avait des racines chinoises, il serait proche du Ciel de Cindy Li et de son Homesick, dernier album qui tourne en boucle depuis hier dimanche. A la fois séducteur, malin, étonnant. Et, pour le moins, addictif. Allez, fi des superlatifs, un peu d’explications pour faire bonne mesure - impaire la mesure, pas la rigueur!
Face à la frustration, certains artistes considèrent la musique comme un moyen d'évasion, tandis que d'autres l'utilisent pour donner un sens au monde dans lequel ils vivent. Cindy Li nourrit sa musique de ce qui l'entoure, produisant des sons magnifiques et des rythmes entraînants à partir de ce qui est banal et naturel. "La musique est tout autour de nous", a déclaré un jour la productrice de Toronto, née à Xi'an, au magazine musical Fifteen Questions, en parlant de son intérêt croissant pour l'enregistrement de sons environnementaux. "J'ai transformé des gouttes de pluie en bleeps arpégés, des cris de huards en pistes de synthé, le mouvement du vent dans les feuilles en effets percussifs. Ils sont tous musicaux et contiennent un contenu harmonique". En écrivant son premier album, Homesick, pendant la pandémie, elle a regardé dehors et pris la mesure d'un paysage désolé, à la fois physiquement et politiquement. Elle a constaté que la discrimination anti-chinoise atteignait des sommets dans les médias, dans l'industrie de la musique de danse et dans sa vie de tous les jours.
En extrayant l'or du cuivre, Li transmute ce venin en mélodies joyeuses et en rythmes acrobatiques sur Homesick. La pianiste de formation classique a apporté des mélodies vives et complexes à ses précédents albums, tels que Trojan Horse et Electrical Encounter, mais pour ce nouveau projet, ses sessions en studio l'ont amenée à plonger dans l'univers des instruments traditionnels chinois. Elle a ainsi puisé dans un répertoire acoustique élargi qui, sur l'album, se niche dans une ambiance électronique faite de nappes techno ambiantes tourbillonnantes, de rebondissements tech house et de bleeps retardés. Les noms des morceaux du projet sont inspirés par les matériaux naturels qui forment ces instruments acoustiques, tels que la soie, le bambou et la pierre.
Li joue elle-même de certains de ces instruments. Sur "Wood", on l'entend jouer du kuaiban. Les planches de bambou de l'instrument se frôlent doucement tandis que les synthés percutent comme l'eau sortant d'un jet d'eau de piscine. Sur "Stone", des synthés arpégés s'agitent au-dessus de la tête tandis qu'elle produit des clics satisfaisants avec des blocs de temple. Elle invite d'autres musiciens à jouer en direct sur d'autres chansons. Des synthés choraux voguent vers les cieux sur "Bamboo", tandis que le xiao d'Heidi Chan, une flûte à bouts ronds, siffle à travers les tambours en sourdine comme un fantôme. Dolores Chung joue du guzheng sur "Silk", ses notes pincées scintillantes brisant une voix profonde et gémissante qui rappelle les soupirs célestes d'Elizabeth Frazer sur le classique "Teardrop" de Massive Attack.
En collaborant avec d'autres producteurs, comme avec son compatriote D. Tiffany sous le nom de Psychedelic Budz, Li maintient l'éclat d'une musique tech house typiquement canadienne. Seule, sa musique flotte normalement au-dessus de la piste de danse, mettant l'accent sur l'ambiance plutôt que sur le dynamisme. Mais son dernier projet comporte de nombreux moments délectables qui équilibrent les deux. Sur "Breath", les voix crient et baillent au milieu de percussions délicieusement maladroites. Le morceau "Gourd" est le plus proche de l'apogée de la piste de danse, avec une voix qui entonne doucement "Rav-ing" et une voix plus aiguë qui crache en retour "cat ! Ce morceau est blotti à côté de l'autre morceau étrange et revigorant de l'album, "String", où une ligne de synthé descend en tire-bouchon et une voix d'écureuil crachote au-dessus de percussions qui rebondissent comme un jeu de ping-pong animé.
La légèreté de la musique de Li vient de ses racines, qui l'ont amenée à écouter des groupes de shoegaze tels que Broadcast, Slowdive et Chapterhouse. “Beaucoup de gens utilisent le mot "rêveur" pour décrire mon son. Ce n'est pas un hasard. La qualité rêveuse et la texture tourbillonnante du shoegaze se retrouvent absolument dans mes disques", a-t-elle déclaré à Mantissa en 2019. Elle apporte ce psychédélisme léger à Homesick à travers des chansons immersives et profondément texturées comme "Metal", où une mélodie légère comme une plume se faufile dans un champ animé de pépiements numériques, et "Gourd", où des signaux clignotants s'allongent et guident les auditeurs vers des nappes océaniques tachetées de poussière scintillante. L'album est autant une musique du cerveau qu'une musique du corps, et sa densité de détails le rend suffisamment enveloppant pour qu'on s'y sente bien. Il est difficile de fantasmer sur la lumière quand on est confronté à une réalité sinistre, mais c'est ce que fait Li avec son amour de la musique. L’équation séduisante en place ici tient donc à la fois du shoegaze, du psychédélisme léger/aérien et de la tech-house. Certainement la plus belle production - de sortie du confinement - parue en 2023- et un de nos derniers coup de cœur de celle-ci.
Jean-Pierre Simard, le 11/12/2023
Ciel - Homesick - Parallel Minds