Boulgakov et la double paire du “Maître et Marguerite” par André Markowicz et Françoise Morvan
Quelques semaines après la sortie, en septembre dernier, de la nouvelle traduction de l’œuvre maîtresse de Mikhaïl Boulgakov, ce roman monstre terminé en 1940 reste prophétique. A la fois histoire d’une lutte par l’humour – l’équivalent russe du rire homérique - contre la dictature, au prix de sa vie, et combat à mains nues des traducteurs pour en saisir la moindre nuance quand c’est un océan référentiel pour les russophones qui en discutent la moindre image.
Le Maître et Marguerite ce sont trois romans en un. Il y a ce Moscou des années 20-30 dans lequel le Diable revient, avec cette description satirique de la vie littéraire au début du stalinisme, il y a le roman écrit par un écrivain anonyme sur Jésus/Yeshoua et Ponce Pilate à Jérusalem, et, enfin, un roman d’amour entre Marguerite et le maître. André Markowicz
Homme de théâtre et littérateur empêché de publication par Staline, Boulgakov a fait feu de tout bois dans son roman pour jeter un pavé dans la mare stalinienne et écrire un des monuments littéraires du siècle passé. Chef d’oeuvre de la littérature russe, livre culte à travers le monde, Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov dénonce dans un rire féroce les pouvoirs autoritaires, les veules qui s’en accommodent, les artistes complaisants, l’absence imbécile de doute.
On peut le lire de plusieurs manières et la nouvelle traduction de Markowicz et Morvan a choisi la piste du théâtre pour rendre hommage à un auteur dont c’était le moteur et dont on ne trouvait pas jusqu’ici la résonance dans les précédentes approches ; parties d’un texte parcellaire en 1968 pour la première traduction, avant de retrouver au fil des nouvelles la globalité du texte. Mais dire en même temps l’état de la littérature russe entre 1928 et 1940 avec une immense culture et la connaissance approfondie des grands auteurs du répertoire (Gogol, Tchekov, Dostoïevski ) et dézinguer la société qui la manifeste, ça a nécessité, dans ce cas précis 32 chapitres, et 526 pages au rythme de la scène, au rythme de la voix, avec ses répétitions intuitées comme ressort majeur et musical du texte par les traducteurs. A ce propos, la revue Diapason sous la plume de Loïc Chahine est allée chercher les diverses occurrences musicales du roman, des instruments aux musiciens, en faisant une fixette sur le basson. En savoir plus ici
En effet, il y a dans le roman cette verve carnavalesque très difficile à rendre. Tout le tragique de l’URSS s’inscrit sur une trame satirique. C’est écrit pour être joué, Boulgakov est avant tout un auteur de théâtre. Mais c'est aussi une écriture pour le tiroir. Parce que c’est impubliable, Boulgakov le sait. Même si le personnage de Staline n’apparaît pas en tant que tel dans le roman.
Françoise Morvan
Un petit résumé pour faire le point : Pour retrouver l’homme qu’elle aime, un écrivain maudit, Marguerite accepte de livrer son âme au diable. Version contemporaine du mythe de Faust, transposé à Moscou dans les années 1930, Le Maître et Marguerite est aussi l’une des histoires d’amour les plus émouvantes jamais écrites. Et comme pour tout bon roman-monde, les traducteurs se sont attachés à en restituer la cruauté première, le souffle romanesque, comme sa totale universalité. Le Maître est Marguerite est un roman total, à la fois conte fantastique, comédie burlesque, sublime histoire d’amour, roman historique, critique sociale, politique et religieuse, le tout conté par le narrateur le plus fabuleux et improbable qui soit, j’ai nommé Béhémoth, un chat géant, démon échappé des enfers et acolyte de Satan en personne.
J’ai toujours voulu traduire Le Maître et Marguerite. Je n’avais pas dix ans quand j’en ai entendu parler pour la première fois parce que c’est le seul livre russe que mon père a lu en russe. Il avait lu la première édition soviétique censurée en 1967, et cette lecture l’a bouleversé, il n’arrêtait pas d'en parler. Quand les droits ont été enfin libres, nous avons décidé avec Françoise Morvan de le traduire ensemble, parce que tout seul c'était impossible, je n'y arrivais pas. Rappelons que Boulgakov, comme Tchekhov, était médecin. Il y a chez lui une espèce de précision au scalpel du vocabulaire qu’il est très difficile de retrouver en français. D’autre part, cette précision s'ancre dans une vision organique du texte : tout correspond à tout, tout est vivant. Le moindre détail compte parce qu'il est en rapport avec un autre, 300 pages plus loin. Alors à deux, on s’aidait à voir ces répétitions de motifs, ces jeux stylistiques….
André Markowicz
Définir le travail du duo de traducteurs c’est dire que d’un côté Markowicz a apporté sa culture russophone, ses intuitions, ses souvenirs de lecture avec sa mère dissidente qui a fait très tôt circuler des copies du livre et, de l’autre, le boulot monstrueux d’organisation et de gestion de ces intuitions de Françoise Morvan pour en sortir un texte publiable et cohérent. Sublime complémentarité des deux, le résultat ouvre de nouvelles dimensions à l’œuvre. Pardon, au chef d’œuvre. Car c’en est un.
Et la preuve en est, qu’avec la traduction qu’en avait lue Marianne Faithfull en 1968, Mick Jagger avait mis en exergue dans Sympathy for the Devil des Stones : Pleased to meet you, Hope you guess my name, But what's puzzling you, Is the nature of my game. Par rebond, Salman Rushdie en avait écrit Les Versets Sataniques dont les crétins analphabètes iraniens avaient tiré une fatwah pour déconnage avec leur image de dieu. A l’heure où le gouvernement français a jugé la culture comme part inessentielle de l’activité du pays, on se dit que ce nouveau petit crachat de l’Histoire ( leur position bâtarde) ne peut qu’inciter à lire un roman dont le cœur est justement de prendre position contre les fascistes au petit pied qui manquent tellement d’imagination qu’ils sont obligés d’adapter leur vision du monde à la seule méconnaissance qu’ils en ont. La leçon de l’Histoire est qu’ils ont un première fois fini à la poubelle. L’idée étant, en 2020 de trouver et soulever le couvercle pour les y remettre fissa.
Jean-Pierre Simard le 18/11/2020
Mikhaïl Boulgakov - Le Maître et Marguerite - éditions Inculte
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