Avancer avec Coover, mais pas à découvert
Une fête, aussi luxueuse que mystérieuse, au sommet d’un immeuble new-yorkais. Une foule d’invités et de pique-assiettes qui ne savent pas trop pourquoi ils sont là, mais qui sont bien décidés à en profiter. Le décor d’une farce échevelée, tragique et comique. Le formidable dernier coup d’archet de l’un des grands post-modernes de la littérature.
« Moi je crois que je laisserais pas un endroit pareil grand ouvert avec toutes ces babioles qui traînent », dit Cookie, montrant les peintures à l’huile sur les murs, les chandeliers en cristal, l’argenterie qui pèse son poids. Il avait précisé qu’il n’y aurait pas de verrous aux portes, à ce qu’il avait compris, et il n’y en avait pas. La porte donnant sur la rue était ouverte, pas de concierge, une pancarte au niveau de l’ascenseur indiquait à tout le monde le chemin jusqu’ici, ce penthouse au dernier étage, qui n’était pas fermé à clé. « Les riches ils s’en tapent », lâche la bonne femme.
« Tout ça c’est peut-être bidon », je dis, mais j’ai bien envie de piquer quelques trucs intéressants. Cette statuette coquine en jade, par exemple, avec son cul bien dessiné et ses nibards qui pointent. Ça doit coûter un bras. Cookie, comme l’appelle cette femme – sans doute son proxo – s’est fait embaucher comme traiteur pour la soirée, et on est arrivés tous les trois assez tôt pour installer tout le bazar. Perché sur ses béquilles, le cuistot prépare la bouffe, la femme l’apporte sur les chauffe-plats et fait passer les amuse-gueule sur des plateaux en argent, et moi je m’occupe des boissons. On attend pas mal de monde, donc pas de service à table. Dommage. Le service à table ne va pas sans règles, l’horaire à respecter, les pochtrons bien tranquilles à leur place. Quand ils peuvent aller où ils veulent, c’est chez moi qu’ils finissent tous par atterrir en jouant des coudes. Y a de la casse. Ça renverse. Les esprits s’échauffent. Le mien, notamment.
Au sommet d’un gratte-ciel new-yorkais, un somptueux appartement, l’un de ces penthouses à vues panoramiques multiples et à gigantesque toit-terrasse (qui se révèlera, le moment venu, être celui de tous les dangers). En ce lieu auquel conduit un ascenseur qui s’obstine à ne fonctionner qu’en montée (comme on le découvrira également en temps utile), une fête luxuriante et aussi, à la marge toutefois, quelque peu luxurieuse. Les invités sont arrivés là par calcul, par aubaine, par inadvertance, par curiosité, par hasard, et peut-être aussi – qui sait ? – par nécessité supérieure. Une brigade de cuisine et de service bricolée à la hâte – on ne saura rien, malgré toutes les tentatives occasionnelles, de leur commanditaire – met en œuvre un savoureux et pléthorique buffet dînatoire, richement arrosé comme il se doit, tandis qu’un trio de jazz assemblé à la va-comme-je-te-pousse massacre allègrement – mais avec un brio indéniable – un piano, une contrebasse et un saxophone, pour le plus grand plaisir auditif – ou non – de la foule assemblée, ou plutôt répandue dans cette myriade de pièces en enfilades circulaires, foule que l’on découvre au fur et à mesure particulièrement bigarrée, entre agente immobilière, pickpocket bien entraîné, compositeur de musique sérielle passée de mode, cow-boy de pacotille, brasseur d’affaires, adolescente dure-à-cuire, expert en vins, bibliothécaire retraitée, et on en passe, et de bien meilleures et meilleurs, jusqu’à une nonne discrètement omniprésente qui se révèlera lorsqu’il sera temps en catalyseur et en détonateur d’un cataclysme qu’il sera alors difficile de nommer précisément. Avec l’ironie chère dans d’autres contextes à un Bernard Lavilliers, il semblerait bien que : « Tout ce que la ville a de sportif et de sain avait rendez-vous là ». Et elle vous dit : « Viens ! ».
Cookie, cigarette noire pendouillant à la lèvre inférieure, allume le four. Il déballe maladroitement les premiers amuse-gueule pour les réchauffer quand débarque un trio de musiciens, sous la houlette d’un type gros et moche avec un étui à saxo ténor tout cabossé. Les deux autres se dirigent dans le salon à côté vers une contrebasse et un piano vernis classieux dont la plaque est ornée d’une lyre. Du sacré beau matos, je l’ai tout de suite repéré en arrivant, pour aussitôt me demander comment ils avaient fait pour monter ça ici. Et dans cette pièce. Est-ce qu’ils ont dû le démonter et le remonter, ou est-ce que le penthouse a été construit autour ? Ca rentre pas dans ma poche, mais je sais reconnaître un objet de qualité quand j’en vois un. Même la plaque on pourrait la mettre au clou.
Le saxophoniste vient quémander un truc à boire pendant que je suis encore en train de tout installer, me dit qu’il a besoin de s’arroser l’anche, et je lui demande combien il est payé. « Aucune idée, mec, sûrement pas assez, râle-t-il. T’façons, ce soir ce sera pas de la vraie zique, juste de quoi remplir c’te putain de pièce avec ces deux crétins que j’avais jamais croisés. Du coup, mec, faut que tu me concoctes un vrai remontant pour m’aider à tenir le coup. » Le barman hausse les épaules et dévisse le bouchon d’une bouteille de whisky, m’en jette un sur un tas de glace. Un vaurien avec juste la peau sur les os, planqué derrière une barbichette et des favoris, le genre cool mais renfrogné. Son truc à lui sans doute un boucan du diable, quelque chose qui cogne. Ce que je sais faire, mais juste en guise d’échauffement. La tempête avant le calme.
Failli l’oublier, ce plan. J’étais en plein bœuf dans un bar miteux et hors de prix, quelque part dans le centre, accompagné d’un tocard à dreadlocks qui martelait furieusement le piano du bastringue, et j’espérais que quelqu’un finirait par nous offrir un truc à boire, ne serait-ce que pour qu’on la mette en veilleuse, quand je me suis soudain souvenu que j’avais du taf ce soir. Pas moyen de me remémorer les détails, le prix du cacheton notamment, mais ces derniers temps ont été duraille dans le bizz de la musique, pas question de faire la fine bouche, alors je me suis tiré et jeté dans le premier taxi, le maestro du râtelier s’invitant par la même occasion. Le chauffeur nous a largués devant un immeuble d’un kilomètre de haut, et en suivant les panneaux on a pris l’ascenseur jusqu’à ce penthouse au dernier étage, où on est tombés sur un sac d’os renfrogné et tout avachi sous sa tignasse soyeuse dans l’entrée. Le type n’a pas dit un mot, s’est contenté de nous suivre comme s’il nous attendait. Aucun de nous d’eux ne le connaissait. Je lui ai souri, histoire de le faire chier. Coup de bol, le mec jouait de la basse. Sauf qu’il était venu les mains dans les poches ; heureusement on a trouvé une contrebasse à l’intérieur avec un piano à queue pour le jeune Dreads. D’un coup on était devenu un trio. Cool. Mon trio.
Un peu comme si « La Ronde » d’Arthur Schnitzler avait été multipliée par dix ou cent, et trafiquée par le William Gaddis de « JR », de façon à rendre le plus souvent imperceptible le glissement d’un locuteur à un autre, en multipliant les points de vue et les temporalités légèrement décalées, cette presque fête du siècle (qui n’est toutefois pas tout à fait celle de Niccolò Ammaniti), conçue par le grand Robert Coover, dernier roman publié de son vivant, en 2023, magistralement traduit par Stéphane Vanderhaeghe (dont on rappelle au passage à quel point le « P.R.O.T.O.C.O.L. » constitue une salutaire lecture) pour Quidam éditeur en janvier 2025, illustre peut-être bien à la perfection certains des traits les plus marquants, et les plus convaincants, de ce que le touffu et salutaire courant littéraire foisonnant et mobile du post-modernisme a tenté d’incarner pendant plus de soixante ans.
Comme l’écrit Stéphane Vanderhaeghe dans sa superbe – et émouvante – préface, « Ainsi construit sur les vestiges d’autres textes ou vestiges littéraires – à l’image de cette œuvre d’art composite et changeante qui tapisse un mur entier du salon -, Mascarade ne dissimule pas ses artifices ». Si les clins d’œil discrets à ses confrères et consœurs en écriture tels que John Barth, William Gaddis, Donald Barthelme, Thomas Pynchon, Kathy Acker, Richard Powers, ou encore William Gass, pour n’en citer que quelques-uns, sont nombreux au fil de ces 160 pages, ils ne s’immiscent pourtant jamais dans le flot impétueux de cette party at ground zero de l’Amérique dans tout ce qu’elle a de potentiellement glaçant, malgré les élans de sympathie qu’elle peut toujours provoquer. Ici, pas de « Las Vegas Parano » proprement dite, même si l’on imaginerait aisément, emprunté à Hunter S. Thompson, un sautillant Raoul Duke, sous les traits de Johnny Depp, se glisser de pièce en pièce d’une vraie-fausse télé-réalité, et même si « The Entertainer » de Scott Joplin, l’inoubliable hymne rétro de « L’Arnaque », pourrait être joué par l’orchestre jusqu’au bout.
La farce, y compris lorsqu’elle mobilise certains effets scatologiques ou pornographiques, tient ici avant tout par la langue : une langue dont les innombrables variations argotiques infiltrent monologues intérieurs et confidences in petto de tous les protagonistes – de tous les figurants, pourrait-on aussi écrire -, une langue qui englobe tous les appétits irrépressibles, des plus menus et anodins aux plus effroyablement gourmands de cette humanité qui ne sait pas s’arrêter de profiter, quelles que soient les circonstances, une langue dont les barbelures, aussi fines qu’acérées, transforment la folle ronde en tragédie sociale et politique à la fois insidieuse et spectaculaire. Et c’est ainsi que Robert Coover, maniant aussi bien l’affrontement – et l’affront – direct que les circonvolutions délicates (dans le chaos presque total) des coqs-à-l’âne apparents, des sous-entendus et des ellipses diaboliques, peut nous offrir les derniers mots du roman, « Bref, j’ignore encore ce que vais faire », en guise de pied-de-nez particulièrement somptueux et définitif jeté à la face de l’inéluctable avidité qui nous précipite dans l’abîme – depuis notre toit-terrasse commun.
Une énorme bonne femme, qui pue le parfum bon marché et a planté un nœud lilas dans sa permanente, se pointe en se dandinant et se met à déblatérer sur le trio de jazz, alors je me carapate discrètement dans la pièce d’à côté, où ces foutus musiciens sont à l’oeuvre et font subir les derniers outrages à une chanson bien innocente. À moins qu’ils ne s’en donnent à cœur joie sur trois chansons différentes, qu’ils font tourner en même temps. Un travestissement, dans un cas comme dans l’autre. Le bassiste, tête penchée sur ses jointures qui s’affairent, m’offre un truc à prix spécial, une antiquité de violoncelle, si j’ai bien compris ce qu’il m’a dit. De toute évidence, un refourgueur de biens privés, tout comme moi. Je lui demande combien, mais la réponse qu’il dissimule se noie sous les bêlements du saxophoniste et le martèlement du gars qui y va des poings sur son piano, et sous les hoquets incessants des rires creux et des bavassages à pleins tubes, alors je trace mon chemin tout en me demandant pourquoi je ne porte pas de chaussettes. Et en me demandant par la même occasion à qui peut bien être cette propriété plutôt classe, quoique éthérée ; et je me rends compte, tandis que je me force un passage de pièce en pièce dans ce mélange de fumées festives, que d’autres se posent plus ou moins la même question, avec moins de sobriété toutefois, moins de perspicacité. Les visages me sont de plus en plus familiers, mais d’une manière assez générique, restant difficilement reconnaissables. Je fais une pause, histoire de faire quelques poches pour en apprendre un peu plus, ce faisant, sur l’identité de ces gens, sur leur embarras. Quelqu’un me complimente sur les exquis feuilletonnés et frittatas de homard de « mon » chef, s’imaginant selon toute vraisemblance que c’est moi le responsable de ce buffet, et donc, lorsque l’agente immobilière au long pif me met enfin le grappin dessus, je lui demande à combien elle estime ma propriété.
« Quoi ? Vous voulez dire que cet appartement est le vôtre ? » demande-t-elle, souffle coupé et regard incrédule fixé sur moi. Cette idiote est presque trop ivre pour tenir debout, mais elle peut encore m’être utile. Il y a un bureau dans cette pièce. Qui doit servir d’étude. je lui retourne un regard froid et lui communique mon prix. « Nom d’une pipe ! Mais vous croyez que… ça va tomber du ciel ? »
– C’est un appartement très atypique, je lui réponds d’un ton glacial. Où est-ce que vous allez en trouver un autre comme celui-ci ? Mais il va me falloir la somme intégrale en liquide – ce soir !
– Oh non ! Vous n’allez quand même pas partir… ?
– Histoire habituelle : une fourbe, qui était de mèche avec la justice, je n’ai pas d’autre choix que de mettre les voiles au plus vite. Je veux bien jeter une oreille sur les offres qu’on me fera, mais je vous fais confiance pour me trouver la totalité du montant. Il y en a ici qui sont riches comme Crésus et pour qui cette somme n’est qu’un peu d’argent de poche. Vous pourrez garder un tiers de ce que vous parviendrez à leur tirer. »
Elle dessoûle sur-le-champ. « C’est qu’il va me falloir le titre…
– Oui, bien sûr, il se trouve dans le coffre mural, ici, dans mon bureau. » Je fais tinter quelques clés à la provenance incertaine sous son nez, et pointe vaguement dans mon dos, dans l’espoir qu’il puisse y avoir un coffre là-bas quelque part. « Vous avez trente minutes. »
Hugues Charybde, le 28/04/2025
Robert Coover - Mascarade - éditions Quidam
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