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« Ça fait découvrir la bande dessinée, mais ça fait aussi redécouvrir nos œuvres » Interview d ’Anne Lemonnier & Emmanuèle Payen pour La BD à tous les étages au Centre Pompidou

Événement dans l’univers de la bande dessinée avec ces 4 expositions réunies sous la bannière « La BD à tous les étages » proposées au centre Pompidou en 2024. Discussion avec les deux commissaires d’expo de Bande dessinée 1964-2024 au cœur du dispositif pour en comprendre tous les enjeux & jeter un œil dans les coulisses.

Illustration de Fanny Michaëlis pour l’affiche de « La BD à tous les étages » au Centre Pompidou, 2024. / ©Fanny Michaëlis

Ouverte depuis le 29 mai et encore visible jusqu’au 4 novembre 2024, La BD à tous les étages s’impose comme l’un des événements autour du 9e art les plus ambitieux de ces dernières années à travers un dispositif regroupant plusieurs expositions. 

Avec plus de 700 planches originales et documents exposés, 130 auteurices présentés dans une expo dédiée, mais aussi dans le cadre des collections permanentes ou à la BPI, cette proposition fait date dans la mise en avant du 9e Art par la richesse de la proposition et la portée symbolique de son entrée au musée. 

En plus de cette série d’expo, le Centre Pompidou a également fait l’acquisition de planches originales et entame une démarche patrimoniale avec dix premiers auteurices : David B, Edmond Baudoin, Blutch, Nicolas de Crécy, Emmanuel Guibert, Benoît Jacques, Eric Lambé, Lorenzo Mattotti, Catherine Meurisse & Fanny Michaelis. Le Centre Pompidou rejoint la liste des musés qui possèdent et entretiennent un fonds d’originaux de bande dessinée comme la Cité internationale de la bande dessinée d’Angoulême, Le Centre belge de la Bande Dessinée à Bruxelles, le musée des Beaux-Arts de Liège, The Cartoon Museum à Londres, Le Cartoon Museum à Bâle, Le Nouveau Musée National de Monaco & Museo del Fumetto à Milan pour citer les plus proches de nous.

Mentionnons aussi les expositions autour de la bibliothèque publique d’information (BPI) qui existent depuis 2012 avec rétrospectives consacrées à Art Spiegelman, Claire Bretécher, André Franquin, Riad Sattouf, Catherine Meurisse, Posy Simmonds et aujourd’hui sur le personnage de Corto Maltese

Je vous propose d’en savoir plus sur ces expositions & leurs coulisses, sur la politique de mise en avant à la BPI & leur pérennité, ou encore sur l’acquisition d’originaux à travers l’interview d’Emmanuèle Payen et Anne Lemonnier, les commissaires d’exposition. 

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

L’exposition principale, bande dessinée 1964-2024, démarre avec la presse underground et la contre-culture sur 3 continents, pourquoi ce point de départ spécifique

Anne Lemonnier : On a vraiment voulu trouver un moyen de prendre ce sujet en main. Il était trop ample : tout un médium, toute la bande dessinée, comment faire ? D’autant qu’on avait décidé —et c’est la première fois en France que ça advient— de faire correspondre les trois territoires. Vous avez ici, avec la revue Garo, le Japon —et c’est vraiment un fil rouge de l’exposition— vous avez les comics underground, un mur sur les Etats-unis. Et puis avec Bazooka, Hara-kiri et les éditions Losfeld, vous avez une évocation de ce qui se passe dans les années 60 en France, et plus largement, c’est la bande dessinée européenne qu’on a essayé d’exposer. 

Le projet était d’une ambition pharaonique. Il fallait absolument trouver un moyen de l’embrasser et cette bascule des années 60, ce moment où la bande dessinée, en gros, devient adulte. Disons : prends en charge le domaine de l’intime et une réflexion sur l’actualité, devient engagée —je pense à la guerre du Vietnam, la drogue, la bande dessinée érotique… Ce tournant, qui initie des thématiques qui vont être celles de la bande dessinée contemporaine. Qui vont être celles que nous avons décidé de décliner dans les 11 salles qui suivent nous paraissaient un pivot fondamental.

J’ajoute que pour les fans, pour les amateurs de la bande dessinée historique, elle n’est pas du tout absente du centre Pompidou. Très loin de là, puisque dans les galeries —dans les traverses, comme on dit chez nous, du 5e étage, donc dans les galeries du Musée national d’art moderne, à l’étage moderne— chacune des traverses est consacrée à une exposition monographique d’un auteur iconique. Donc, vous avez une mini expo avec une trentaine de planches d’Herriman, Calvo, McManus, McCay, Hergé, Will Eisner qui jalonnent le parcours —chronologiquement— des collections modernes, à l’étage juste en dessous. Complémentarité entre les étages.

Emmanuèle Payen : Comme le dit Anne, il faut vraiment appréhender cette exposition à la mesure de l’opération BD à tous les étages, puisqu’il y a eu les déclinaisons monographiques autour du travail de création de Marion Fayolle, la revue Lagon (malheureusement qu’on ne peut plus voir puisque l’exposition a été démontée pour laisser place au montage du festival Extra.) Et puis, du côté de la BPI, le travail sur un personnage et la relation avec les récits maritimes, d’aventure, et la relation qu’Hugo Pratt pouvait entretenir avec la littérature. 

Cette exposition, au-delà du travail qu’a réalisé Anne au 5e étage, se veut plutôt comme une traversée de l’époque contemporaine. On la souhaitait très ouverte, laissant place à des territoires différents, à des sensibilités différentes, et montrant la place que peu à peu prennent les femmes à l’intérieur de ce médium. Et avec un travail, très appréciable et précieux, de Laurence Le Bris, la scénographe, qui a vraiment essayé d’animer l’espace : avec ces grandes toiles comme un livre ouvert sur des documents audiovisuels ou des travaux de création audiovisuelle, des films d’animation.

Et un travail sur la question de la séquence qu’on a souhaité valoriser. Le rythme de la séquence à l’intérieur de la bande dessinée, la manière dont le récit se met en place. De manière à ce que les visiteurs puissent confortablement rentrer à l’intérieur d’un univers, d’une histoire, etc. Il y a plus de 700 planches à l’intérieur de cette exposition, 130 auteurs qui montrent une part de leur travail ; l’idée, c’est vraiment d’ouvrir des fenêtres sur des travaux. Je suis très heureuse de voir le public, dans ses réflexions et ses visites, découvrir finalement des auteurs qu’il ne connaît pas. Alors il y a effectivement les grands, les grands sont là, mais on a souhaité faire aussi des choix plus audacieux, plus nouveaux. Avec des thématiques qui font un pas de côté par rapport aux thématiques traditionnelles, par rapport aux genres que l’on peut rencontrer dans une librairie. L’idée était de prendre un angle différent pour montrer la créativité de la bande dessinée.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Sur ces thématiques, 12 sections, de la contre-culture à la géométrie, comment les avez-vous définies ?

Anne Lemonnier : La première salle, c’est peut-être la plus pédagogique, puisqu’on avait en tête cette idée de ne pas faire une exposition exhaustive, puisque c’est impossible, de ne pas faire une exposition encyclopédique, puisque c’est impossible. De ne pas montrer des milliers d’artistes, puisque le visiteur aura été lassé dès la deuxième cimaise, on a assumé pleinement —et ça a été libérateur— de faire une proposition. De faire un accrochage subjectif.

Néanmoins, il faut que tous les grands noms soient là. Dans la salle rires en particulier, et dans la salle effroi — je pense en particulier aux Américains et aux Japonais dans cette salle— on a vraiment les grands maîtres de la bande dessinée. Mais plus on avance, plus les générations se mêlent, plus les choses dialoguent, plus le jeu d’écho se fait diffracté, fin, plein de surprises… Comme le disait Emmanuèle, cette subjectivité est pleinement assumée. 

Pourquoi commencer à ce moment-là, en 1964 ? C’est évidemment la toute première question que tout le monde se pose. C’est un jalon, c’est un petit moment où on peut contempler des chefs-d’œuvre qui sont exposés d’une façon un tout petit peu différente de la suite du parcours —c’est-à-dire souvent mis en vitrine pour pouvoir vraiment s’en approcher— alors que les revues qui sont le vecteur majeur des années 60 sont présentées en cimaises à la verticale. Une façon de faire place à cette question de la diffusion. 

C’est une salle différente du reste comme point de lancement. Après, on est libre, dans ce grand couloir, de choisir en fonction des thématiques qui vous appellent : une thématique plus littéraire, une thématique davantage d’introspection, davantage formaliste —je pense à la salle sur la couleur où on rentre davantage dans l’atelier de l’artiste— ou bien des thématiques iconographiques, selon son bon vouloir.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Anne, vous êtes attachée de conservation et Emmanuèle directrice du département développement culturel et cinéma, est-ce que vous pouvez nous donner un aperçu de votre travail ici et votre lien avec la bande dessinée. 

Emmanuèle Payen : Je suis directrice du département développement culturel et cinéma à la Bibliothèque Publique d’Information. Et depuis plusieurs, plusieurs années, commissaire d’expo. La programmation de la BPI en termes d’exposition est une programmation qui est fondée sur une réflexion sur « les arts du livre ». Et notre politique d’exposition alterne des expositions autour de la littérature et des expositions autour de la bande dessinée.

Depuis une douzaine d’années, on a vraiment une politique systématique autour de la bande dessinée. C’est une politique qui est très ancienne : on a commencé à travailler avec les dessinateurs à la BPI sur la question du dessin de presse, en faisant des expositions monographiques ou thématiques. Puisque la bibliothèque est une bibliothèque d’actualité. Avec des expositions qui ont été consacrées à Art Spiegelman, Claire Bretécher, André Franquin, Riad Sattouf, Catherine Meurisse, Posy Simmonds et donc à Corto Maltese, dans le cadre de la BD à tous les étages.

L’idée, c’est vraiment de poursuivre dans notre espace d’expo —qui est plus modeste que celui-ci, mais qui est au cœur de la bibliothèque— une réflexion sur la manière d’exposer la bande dessinée, sur le travail de création de dessinateurs, sur la relation entre le texte & le dessin et sur la manière dont la bande dessinée dit une part de notre réel et de notre époque. Riad Sattouf, Catherine Meurisse ou Posy Simmonds ont beaucoup travaillé aussi sur leur relation au dessin, leur relation à la presse, à l’actualité, à la société contemporaine.

Je voudrais saluer l’initiative de Laurent Le Bon qui, pour l’opération BD à tous les étages, a souhaité réunir la BPI et le musée. Deux institutions avec deux représentants que sont Anne et moi autour de cette question et en collaboration avec Thierry Groensteen et Lucas Hureau.

Anne Lemonnier : Cette collaboration, entre la BPI et le musée, c’est pour le projet qui se passe en galerie 2, mais finalement, cette collaboration de tous les départements, de toutes les directions, est aussi au cœur du projet, BD à tous les étages. 

Et là, on va excéder l’espace de la galerie 2, puisque nous avons nos camarades du département culture et création qui sont commissaires d’une exposition, au -1 sur la revue Lagon et d’autres collègues encore qui montent l’exposition à la galerie des enfants sur Marion Fayolle. Tous les départements du centre ont été dans cette aventure, associée de manière très collégiale, et ça, c’est effectivement une chose rarissime qu’il faut saluer. 

Donc, je suis attachée de conservation au Musée national d’art moderne. C’est un métier, d’abord, qui est de prendre soin de la collection. On a une collection de 120 000 œuvres, qui est la deuxième plus importante au monde en art moderne. Collections absolument faramineuses que j’aime de tout mon cœur. J’ai d’abord été éditeur, dans un premier temps, pendant 8 ans, puis j’ai passé 12 ans au cabinet d’art graphique. Vraiment, le dessin, c’est quelque chose qui est le cœur de mon métier. Avec des artistes sur lesquels j’ai travaillé, qui vont être plutôt Artaud, Michaux, Nicolas de Staël, et puis récemment Picasso, puisque j’étais commissaire de la grande exposition Picasso juste avant celle-ci.

Actuellement, je suis au département des collections modernes. C’est protéger ce patrimoine et c’est aussi le diffuser par des expositions, par des catalogues. C’est un métier de recherche, c’est un métier d’écriture —c’est peut-être la partie qui me passionne le plus, quoique le moment de l’accrochage est vraiment l’acmé d’un projet pour moi.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Tout à l’heure, on parlait du point de départ des années 60, mais vous avez quand même quelques planches des précurseurs dans l’expo La bande dessinée au Musée où vous êtes également commissaire Anne. C’était une manière de présenter quand même McKay, Herriman, Calvo, Eisner ? Est-ce que sont les mêmes personnes qui visitent les 2 expos ? 

Anne Lemonnier : Ça m’intéresse beaucoup, j’aime énormément me promener à l’étage du musée. Pour nous qui y travaillons, c’est notre maison, vraiment.

Et l’étage moderne des collections est tout à fait propice à exposer ses 6 grands maîtres, ça commence avec le fauvisme, 1905 en gros, qui ouvre la galerie et se clôture avec le pop dans les années soixante. La place de McManus, McKay, Herriman advient de manière pertinente chronologiquement parlant, dans le voisinage. C’est quand même extraordinairement intéressant de voir Herriman non loin de la salle du Bauhaus.

Même si les deux histoires, l’histoire de l’art moderne et l’histoire de la bande dessinée, sont très distinctes et encore très peu poreuses à cette époque —ce qui n’est plus du tout le cas après les années 60, où il y a des échanges extraordinaires avec à peu près tous les médiums— et après les années soixante tout ça est merveilleusement mouvant et dialoguant. On voit ce déroulé chronologique d’une histoire tissée avec une autre histoire, celle de la peinture et de la sculpture. 

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Il y a aussi des contemporains, puisque l’idée est de faire dialoguer plasticiens et auteurs de bande dessinée, est-ce que les auteurices ont été sollicités en amont ? 

Anne Lemonnier : Ils sont 15, auteurs & autrices et des chefs-d’œuvre du Musée national d’art moderne. Et là, je vous avoue que quand on se promène dans les galeries et qu’on voit le public habituel du musée —c’est-à-dire un public de Parisiens, un public de touristes, un public scolaire— qui vont être happés par la présence d’une planche de bande dessinée, et se mettre à regarder, ça fait beaucoup de bien à nos œuvres aussi. Ça fait découvrir la bande dessinée, mais ça fait aussi redécouvrir nos œuvres : on ne regarde plus de la même façon un chef-d’œuvre de Rothko quand on a vu la Légèreté de Catherine Meurisse.

De la même façon avec le mur de l’atelier d’André Breton face aux grandes aventures contée et dessinée par David B où sont convoqués Nick Carter et André Breton ; non seulement stylistiquement quelque chose se tisse —on est dans un univers foisonnant, onirique, débordant— et que les choses dialoguent avec des hybridations, des monstres, des cauchemars qui sont très semblables. Finalement, l’un est nourri par l’autre. Et bien, ce sont non seulement les planches de l’auteur qu’on va être heureux de découvrir, mais aussi nos œuvres qui vont être vivifiées, par ces confrontations.

Est-ce que cette initiative continuera au-delà de l’expo ? 

Anne Lemonnier : Non, c’est une sorte d’invitation. Il n’y a habituellement pas d’exposition temporaire dans la présentation des collections permanentes. Mais il y a eu une première initiative avec des créateurs de mode qui étaient invités dans les collections. Ces invitations à d’autres dialogues n’avaient pas donné lieu à un catalogue et je me réjouis vraiment d’avoir pu rédiger un catalogue. En écoutant les artistes, en me nourrissant des visites d’ateliers, en transmettant leur parole, il garde la mémoire d’une présentation un peu audacieuse, un défi rarement tenté dans les collections du musée.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Emmanuèle, vous avez coordonné l’ouvrage : « Exposer en bibliothèque », est-ce que justement vous vous pouvez nous dire quelles sont les spécificités, les contraintes d’exposer de la bande dessinée ? 

Emmanuèle Payen : Oui, j’ai coordonné deux ouvrages, Exposer en bibliothèque et Exposer la littérature et exposer la bande dessinée fait partie de ces interrogations. 

Pour moi, il y a vraiment —mais c’est quelque chose qui rejoint tout le travail muséal— la force de l’original. Le grand bonheur de cette expo, comme ça l’est aussi dans les expos de la BPI, c’est bien de montrer des originaux.

Mais aussi de travailler sur la continuité du récit, sans avoir un discours académique sur la construction du scénario, sur la question de la page des cases, etc. Ces préoccupations-là, on espère bien que le visiteur va les comprendre, les assimiler et les découvrir en parcourant un espace où on montre des séquences, où on voit aussi la manière dont le discours s’organise. 

Et puis, il me semble que l’exposition de la bande dessinée nous permet peut-être encore plus de liberté, peut-être que les codes un peu académiques de la muséologie. On peut travailler sur différents rythmes, sur des agrandissements…. il y a peut-être une spontanéité et une liberté un peu plus grande.

Exposez la bande dessinée, c’est compliqué, parce qu’il ne faut pas que ce soit juste une succession de planches. On aime beaucoup, que ce soit dans les expos de BPI ou ici : montrer le travail de création, le processus de création, la manière dont la planche devient livre ; et comment elle est finalement présentée à la verticale dans un espace muséal. Et puis les échos qu’on peut trouver aussi avec tout le travail audiovisuel qui accompagne cet univers.

Ce que j’aime dans ses expositions, c’est la grande liberté scénographique qu’on peut avoir et la manière dont se combinent et s’articulent différents dispositifs qui viennent accompagner la présentation de l’original.

À la BPI justement, vous avez une belle programmation, Spiegelman, Bretécher, Franquin, Sattouf, Meurisse, Simmonds, vous allez poursuivre cette mise en avant après la réouverture ? 

Emmanuèle Payen : Pendant la fermeture, on espère continuer ce travail d’exposition de la bande dessinée en établissant des partenariats avec des institutions pendant la fermeture. Sans avoir encore de projet précis à vous communiquer encore.

Et puis à la réouverture, bien évidemment on poursuivra notre politique d’exposition. On a quelques années pour construire le projet scientifique et culturel de la BPI, et le centre Pompidou et le musée feront la même chose. Et on travaillera encore en commun, j’espère, sur de beaux projets.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Avec la scénographe Laurence Le Bris, vous avez imaginé plusieurs espaces, très différents pour chaque section, certains sont épurés comme le rire, d’autres plus incarnés comme l’écriture de soi ou Histoire et Memoire, quel était le mot d’ordre de la scéno ? 

Anne Lemonnier : Je ne partage pas tout à fait cet avis, j’ai vraiment l’impression que chacun a son identité propre. Alors je comprends bien ce que vous dites : ils sont plus ou moins marqués par un engagement scénographique, par un geste scénographique en effet.

La première salle est très, disons, muséale. C’est un cube blanc —le fameux white cube, qui est quand même très dessiné par ces arches qui nous permettent d’entrer dans chacun des territoires comme autant de portes ouvertes. Ensuite, chacune a son identité singulière. Effectivement, quand je pense à la salle effroi, il s’agissait de créer un univers un peu plus claustrophobique : une salle noire avec un petit dédale, au centre, qui nous perd un peu. Avec un mur entier de planches d’Hideshi Hino qui est totalement magique, qui nous absorbe vraiment dans sa contemplation. La salle rêve est beaucoup plus flottante avec ce bleu et cette projection de Peur du noir. La salle rire, avec ses planches suspendues, avait cette ambition de présenter quelque chose de presque transparent, léger, flottant. La salle architecture où a priori le geste peut-être paraît moins fort : on avait envie de laisser toute sa place à cette grande maquette de Seth. Il y a des petits jeux de chromie imperceptibles qui ont été travaillés pour faire en sorte que cette maquette soit sur un socle qui paraisse flottant. La salle est grise —on le perçoit moins parce que la luminosité est très contrôlée. Il ne faut pas exposer des planches à plus de 50 lux, puisque le papier supporte mal la lumière et vieillit dramatiquement quand la lumière est trop forte.

La salle littérature avec ce rouge, avec moquette extraordinaire —on a mis tous nos sous dans cette moquette de la salle littérature— qui vous accueille comme un cocon. Et ce son de Sébastien Gaxie qui est une façon de créer de la scénographie aussi, mais de manière musicale. Avec cette création d’un compositeur contemporain, mandaté par l’Ircam — une autre façon d’accueillir nos amis de l’Ircam dans ce projet—qui fait résonner à la fois l’univers de Winshluss et celui de Tardi, dans une ambiance tournante. 

Je pense aussi à la salle sur Maus d’Art Spiegelman qui est comme un petit mémorial où on entend la voix de son père —au cœur de la grande salle, majeure pour nous sur le récit mémoriel, l’histoire et la mémoire. On a travaillé chacune de ces scénographies, vraiment, avec l’idée d’un univers singulier et de lui conférer une identité.

Emmanuèle Payen : Je pense que c’est une manière aussi de traduire, dans l’espace, et d’appréhender de manière presque physique, quand on déambule à l’intérieur de cet espace:  la diversité de la bande dessinée.

Faire une exposition sur la bande dessinée est une gageure, on le savait dès le début. L’idée était vraiment d’embrasser de manière très fractale toute l’étendue des bandes dessinées. Il y a des bandes dessinées, il y a des récits, et c’est pour ça que ces univers différents montrent aussi la manière dont la bande dessinée est traversée à la fois par des sensibilités différentes et par des histoires différentes. 

Dans la bande dessinée, on croise le rêve, la géométrie et l’espace urbain. On croise le fantastique… toutes ces histoires-là que l’on peut appréhender à l’intérieur de la scénographie.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Et en ce qui concerne la sonorisation, la section littérature bénéficie d’une création de Sébastien Gaxie, la section couleur, noir & blanc d’une chanson de Bob Dylan, mais pas les autres, là aussi pourquoi ces choix ? 

Anne Lemonnier : On a cette petite salle monographique consacrée à Mattotti, qui est au cœur de la salle Couleur et noir & blanc. Et on y montre bien entendu les planches de Feu, 1984, sorte de révolution dans la création graphique où, soudain, le champ de la bande dessinée picturale s’ouvre. Ouvrant la voie à des créateurs comme Brecht Evens ou Nicolas de Crécy qui se sont vraiment emparés de cette liberté du médium que Mattotti a exploré et ce champ poétique extraordinaire qu’il ouvre avec Feu. Stigmates est là pour montrer toute cette virtuosité du noir & blanc pratiqué à la plume dans un dessin lyrique, virevoltant avec une maîtrise spectaculaire. Et puis on a également exposé une suite consacrée à Bob Dylan par Mattotti d’où la présence Mattotti de Bob Dylan dans cette salle.

Plein d’autres sons jalonnent le parcours : sur ces grandes voiles, on a souhaité présenter soit de la création numérique —je pense, à Zeina Abirached qui a recréé pour nous, en montrant au public le processus créatif numérique, une double page du Piano oriental. Avec en son, le piano oriental de son grand-père. À la toute toute fin du parcours on a une bande dessinée de Martin Panchaud qui est projeté, au tout début c’est une planche d’Anouk Ricard projetée à côté d’un documentaire de Du tac au tac —c’était mythique et incontournable— qui nous montre la joyeuse compagnie de Claire Bretécher, Franquin et leurs camarades en plein travail.

La salle CinémaScope avec un écran qui fait plus de 6 mètres, dans la salle anticipation, avec la projection de Metropolis de Tezuka en alternance avec Akira d’Otomo. Là le son est assez fort, il a fallu travailler pour qu’il ne rentre pas en collision avec le son de la salle littérature en face.  Ces deux mangas ont été adaptés par leurs auteurs en dessin animé : il ne s’agissait pas de de faire une salle dessin animé, ce n’était pas notre sujet. Mais c’était la passerelle toute trouvée pour expliquer les liens qu’il peut y avoir entre ces deux médiums. La place du son est assez présente grâce à ces projections.

Emmanuèle Payen : Et puis on a aussi la voix nue de Vladek Spiegelman qui raconte son histoire à son fils. On a aussi le témoignage d’Alan Cope pour Emmanuel Guibert, ces voix des artistes ou des témoins qui viennent aussi prendre sa place dans l’espace d’exposition.

Il y a actuellement au centre Pompidou, porté par Laurent Le Bon, une interrogation et presque un projet de cette articulation du lisible au visible. C’est au cœur du projet Centre Pompidou, le Centre Pompidou c’est un centre d’art et de culture où Georges Pompidou a souhaité que cohabitent, coexistent, le livre, le cinéma, le spectacle vivant, l’art… C’est une interrogation à la BPI qu’on a pris du côté de la littérature. Parce que quand on veut rendre compte du travail d’un auteur, d’un écrivain, il faut justement articuler ces différents dispositifs pour montrer à la fois le travail de création, son univers, ses métaphores obsédantes, etc. 

On est aussi au cœur de cette interrogation, du lisible au visible, on peut consulter les albums de ces différents artistes ici. Et toute l’interrogation qui nous a menés, ça a été de voir comment on exposait ce travail.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Un des dessins de Blutch qui ouvrent l’exposition et il fait également son entrée dans les collections ? 

Anne Lemonnier : C’est 6 œuvres qui correspondent à trois planches : il y a 3 planches originales de La Mer à boire, encre sur papier, et les 3 mises en couleur correspondant à ces trois planches. 

Et ce sont les premières d’un auteur contemporain qui sont achetées pour les collections ? 

Anne Lemonnier : Dans les collections de dessins du Musée national d’art moderne, donc ce qu’on appelle le cabinet d’art graphique, il n’y avait pour le moment qu’une planche d’Hergé, une planche de L’Affaire Tournesol, de 1955. Elle était rentrée au centre en 2006 à la suite de l’exposition monographique —commissariat de Laurent Le Bon— comme une sorte de remerciement de la fondation Hergé. C’est un don de la fondation Hergé.

Par ailleurs, il y a eu, avec la donation, Florence et Daniel Guerlain un petit peu plus tard, quelques dessins de Robert Crumb qui ont intégré les collections. Mais disons que la bande dessinée dans les collections nationales du centre, ça s’arrêtait là. C’était effectivement un peu mince et on avait le rêve que, grâce à cette programmation « à tous les étages », quelques autres auteurs puissent intégrer les collections.

C’est un projet dont j’ai eu la charge et je peux maintenant annoncer. Vous savez que l’entrée dans le patrimoine national, c’est quelque chose qui est une lourde responsabilité. Car l’inanité des œuvres fait que vous y rentrez pour l’éternité. Donc, c’est comme une responsabilité très forte par rapport au patrimoine, aux citoyens français, et tout ça est jalonné par des commissions, des comités, des signatures au ministère. C’est une démarche longue et lourde, mais mi-juillet, on a pu annoncer enfin ce projet : 10 auteurs contemporains sont entrés dans les collections. 

Dix auteurs qui sont tous exposés d’une façon ou d’une autre, mais effectivement, avec parfois des œuvres qui sont exposées, parfois des œuvres qui proviennent de leurs ateliers, que j’ai été chercher en leur rendant visite. C’est un projet dans le projet.

Une exposition, c’est toujours éphémère, il faut en garder la mémoire d’une façon ou d’une autre. On a les catalogues, etc. Mais là, c’est vraiment un marqueur pérenne de la reconnaissance —pour le moins. J’espère un peu plus que ça— de ce médium avec cette entrée en collections.

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier

Pour finir, est-ce que vous voulez nous indiquer une œuvre présentée qui vous a particulièrement touché ? 

Anne Lemonnier : L’endroit le plus étonnant, le plus spectaculaire c’est cette maquette de Seth dans la salle architecture qui donne une dimension intersidérale à la planche de bande dessinée. Soudain, on rentre dans l’espace mental de l’artiste. Pour réaliser Clyde Fans, Seth a créé cet univers fantasmatique de la ville de Dominion et il a eu envie de le réaliser en trois dimensions —et on ne montre qu’une partie de la maquette qu’il a réalisée avec ses 40 petites constructions— je pense que le public est complètement scié par la présence de cette ville fantasmée.

Et je vous avoue que la petite salle autour de Maus, continue à m’émouvoir après le centième passage dans cette expo. On y voit des dessins extraordinairement émouvants que Spiegelman nous a confiés, ce sont des études préparatoires où on voit naître ces personnages qui vont peupler Maus —on rentre véritablement dans l’atelier. Et on a les planches de The Prisoner On The Hell Planet —qu’il a eu la grande générosité de nous prêter— qui sont des planches qui précèdent Maus, avec la découverte du suicide de sa mère dans des planches qui portent une émotion extraordinaire. Ça fait beaucoup d’émotions fortes dans ce tout petit endroit sombre.

Emmanuèle Payen : Je serais plutôt du côté de l’intime, je parlerai de la salle Au fil des jours que j’apprécie beaucoup. J’ai une pensée très émue pour le travail de Marion Fayolle que je trouve plein de finesse, très authentique, portant des sujets qui sont des sujets qui nous rassemblent tous. Et qui nous interrogent tous sur la question de l’équilibre, sur la question de la conjugalité, sur la question du rapport aux autres, ou sur la danse —l’espèce de chorégraphies qu’ont les corps les uns avec les autres à l’intérieur d’univers qui sont des univers très intimes, très familiaux et familiers pour tous.

Et puis j’ai aussi une vraie fascination pour le travail de Richard McGuire qui nous replonge — avec cette présentation qu’on a souhaitée à l’échelle quasi 1— à l’intérieur d’un espace traversé par l’histoire et par le temps qui passe. Et qui nous renvoie à des sensations qu’on a tous vécues : d’être à l’intérieur d’un espace et de sentir qu’il a déjà été habité, qu’il a déjà été traversé par des histoires, qui ne sont pas les nôtres, mais avec a un fil qui nous relie. Et qui nous projette aussi vers le futur. Deux esprits qui me fascinent énormément.

Et puis les planches de Camille Jourdy, quand elle nous a apporté ses planches, toutes petites, miniatures avec une sorte d’écho à ce que peut faire Posy Simmonds —d’une autre manière, mais avec quand même aussi ce travail sur le détail, la reconstitution de ces petits univers— ce sont vraiment des travaux de création pour lesquels j’ai beaucoup d’admiration.

Et pour en savoir plus : Toutes les infos sur le site du musée

Thomas Mourier, le 23/09/2024
Interview d ’Anne Lemonnier & Emmanuèle Payen pour La BD à tous les étages au Centre Pompidou

Photo prises dans l’expo / ©Thomas Mourier