Un siècle d’avance de ressenti pour l’œuvre d’Emmy Hennings

A l’heure du spectacle intégré, celui qui montre beaucoup pour cacher ce qui dérange socialement, il est bon de revenir sur l’œuvre (enfin les deux romans) d’Emmy Hennings, co-fondatrice de Dada et du Cabaret Voltaire avec son Hugo Ball de mari qui, après avoir lâché l’avant-garde s’est convertie au catholicisme et a vécu en recluse, le restant de son existence.

Deux romans donc : Prison qui la voit, prête à partir pour en voyage, aller déclarer son départ dans un commissariat pour se voir derechef embastillée, sans explication. Une situation kafkaïenne qui a le mérite d’être aussi courte que violente. Premier choc ; le second étant La Flétrissure, longue descente en 200 pages aux enfers d’un être qui ne trouvant plus d’emploi dans sa profession artistique choisit la prostitution pour voguer vers l’enfer de la décrépitude. Tout y a un prix, mais il est ridiculement bas… 

 

Anne Zoé Mauel écrivait il y a peu dans Emmy Hennings et les chemins de la misère à propos de la Flétrissure : « C’est l’histoire d’une chute qui commence déjà bien bas et qui plonge le personnage principal à une vitesse effroyable toujours plus profondément dans l’obscurité et le désespoir. » Et : « Le récit peut être lu comme une alternative remarquable à la littérature de l’empowerment d’aujourd’hui. Il ne fait que témoigner, s’abstient de toute invitation à l’action et déploie ainsi une force qui est peut-être d’autant plus grande. C’est dans ce caractère de témoignage de la violence de toute une société que réside son actualité, le retour de la violence étant l’un des grands sujets de notre temps. » Il est donc intéressant de lire cela, comme un/deux romans d’aujourd’hui sur la condition de la femme, son émancipation – et ce que cela implique comme démarches/sacrifices.

Hermann Hesse, Emmy Hennings et Ugo Ball

Mais Hennings était avant tout une personnalité libre et forte, préférant la vie de bohème à un mariage confortable, s’engageant dans toutes ses expériences jusqu’à la folie et l’auto-destruction, Elle passa sa vie « du côté des déshérités », comme l’écrit Hermann Hesse dans l’avant-propos de Prison. En 1914, accusée de vol par un client (elle se prostitue alors pour payer son addiction à la morphine), elle passe deux mois en détention à Munich. C’est cette expérience qu’elle raconte dans Prison, qui, bien qu’écrit des années après sa libération, vibre encore de chaque détail, de chaque sensation, de chaque effroi éprouvé par Emmy, la narratrice. Prison apparait comme un journal de bord, tenu presque minute à minute, de l’expérience insupportable de cet enfermement arbitraire, où l’enjeu pour Emmy, répété partout, est de ne pas se « dénaturer », c’est-à-dire de ne pas renoncer à sa soif absolue de liberté.

 

Cinquante ans après les rêves émancipateurs des années 60 et les profondes actualisations de la société qui s’en suivirent, l’effacement programmé de ces évolutions se traduit par une société propice à l‘encagement, au retrait dans la proximité de ses proches et à la soumission aux discours imposés par en haut, celui des Bollonounah, Bardépen, voir micron le petit ? Nous revoilà donc, dans un petit matin qui n’aura jamais connu de grand soir précédent à entendre boucler, sans jamais les écouter, des mensonges institutionnalisés en éléments de discours, débités par des abrutis/experts tellement sûr de leur fait qu’ils en changent au gré des postes qu’ils occupent. C’en devient fascisant et fascinant pour éluder le retour d’une quelconque conscience des autres et de soi, d’un mouvement collectif qui voudrait dire stop, sans jamais trouver les bons mots qui circulent tellement vite qu’on en fait bouillie comme cochon, divagation de troll payés par d’autres. Le social n’apparaît plus que sur les réseaux, géré par d’autres ambitions que celles nous concernant via des algorithmes qui traquent le manquement à leurs propres règles imposées… 

Que dire, que faire vis-à-vis de ces situations ubuesques ? Lire, se poser, sans intercesseur, se rencontrer enfin, sans témoin ni jugement ( et se prendre le flip de sa vie  versus, se créer des espaces à soi)

Alors, va pour Emmy Hennings qui a su traduire cela, ce recul sans haine devant une incapacité à se conformer à l’inepte d’un monde déjà révolu car envisagé autre… C’est un double choc, salutaire donc, et qui peut-être vous donnera envie de vous envisager en propre ou pas.

 Jean-Pierre Simard le 29/05/2024
Emmy Hennings
- Prison et La Flétrissure-- éditions des Monts métallifères 2024