It’s Lonely at the Centre of the Earth, l’Art à 360° de Zoe Thorogood
Dans ses deux premiers livres en solo, Zoe Thorogood questionne la place de l’art et surtout met en lumière son rapport à la création dans sa propre vie, passant d’une fiction inspirée de son expérience à une autobiographie qui puise dans la fiction.
Écrite en quelques mois, sortie par fragment sur les réseaux sociaux et en partie improvisée, It’s Lonely at the Centre of the Earth est l’une des sorties de bandes dessinées les plus importantes de ces dernières années. Marquante par la sincérité et la maturité de l’introspection de l’autrice qui remonte aux origines de sa dépression et de son mal être, mais aussi pour sa capacité à interroger le médium en parallèle et à tirer partie de toutes les possibilités offertes par la bande dessinée. It’s Lonely at the Centre of the Earth pourrait être la rencontre de la recherche sur le médium en bande dessinée à la Scott McCloud avec un humour féroce et salutaire façon stand up pour parler de santé mentale dans un tourbillon de créativité graphique.
Depuis Dans les yeux de Billie Scott, Zoe Thorogood n’a de cesse de mettre en scène sa relation à l’Art et la portée de celui-ci dans sa vie pour en comprendre toutes les subtilités. Si ce premier livre est assez solaire et traite le sujet à travers l’expérience d’un personnage, avec It’s Lonely at the Centre of the Earth elle franchit une autre étape : celle de pointer les risques de baser sa vie uniquement autour de sa pratique artistique dans un récit, cette fois, autobiographique. Les deux livres fonctionnent en miroir et lui permettent de creuser ces questions en jouant sur les aller-retours dans un album très cathartique qui mêle à la bande dessinée : photos, collages et renvois aux réseaux sociaux de la dessinatrice, pour créer un art total.
“Seul avec du monde autour”
La chanson d’Orelsan aurait pu être la bande son de cet album qui décrit la difficulté de connecter avec les autres autrement que par l’art et la place que celui-ci prend. Mais si le chanteur attaque par la partie positive, la dessinatrice fait le point à un moment de sa vie où tout s’emballe et où sa dépression chronique la pousse à des pensées suicidaires.
Un petit mot d’avertissement nous accueille au début de cet album qui aborde des sujets très difficiles car il s’ouvre sur la narratrice en pleine crise existentielle au moment de la sortie de son premier livre, après une déception amoureuse et un déménagement. Un condensé d’expériences bouleversantes qui vont s’agréger au fil rouge du changement professionnel de la dessinatrice. Si pour elle, l’art était son refuge, à ce stade il va être omniprésent au point de devenir aussi questionnant que salvateur.
Et si Zoe Thorogood avoue avoir des difficultés à parler de sa dépression —sujet tabou au sein de sa famille — cette exploration graphique lui permet d’en parler et de comprendre la nécessité de verbaliser et d’échanger pour prendre soin d’elle. À travers ces questionnements très intimes, Zoe touche à l’universel en réalisant que cet art si solitaire ne peut vivre que s’il est partagé.
Si elle met en scène ses proches, si on peut voir sur ses réseaux sociaux l’envers du décor et si certaines situations sont très intenses, l’autrice garde une forme de pudeur et utilise l’humour et l’autodérision en permanence pour équilibrer ses planches. Elle convoque toutes les émotions avec un sens de la narration très maîtrisé et tire le meilleur parti du décalage entre les propos et le dessin.
“Hope » is the thing with feathers, That perches in the soul” / “L’espoir est la chose avec les plumes, Qui est perché dans l’âme”
Comme chez Emily Dickinson, Zoe Thorogood va personnifier sous forme d’allégories et de personnages certaines émotions ou pensées. Ainsi la dépression prend les traits d’une créature tortueuse nommée Happy et va accompagner les différentes versions de Zoe tout au long du livre. De la Zoe cartoon incarnant l’optimisme de la jeunesse, à la Zoe manga pré-ado ou encore la Zoe “Stupid drawings” pour la version jeune adulte, ces avatars lui permettent de mettre des mots et des images sur ces sensations et questionner ce mal être.
Ces Zoe –aux styles graphiques très différents vont matérialiser plusieurs périodes de sa vie, échanger et essayer de comprendre les origines de ce mal-être. Ces avatars lui permettent aussi un jeu d’aller retour, de flash-back, de digressions, d’apartés et d’adresses au lecteurices qui offrent une succession de scènes clefs connectées. L’autrice nous sollicite dans un dialogue qui n’est pas à sens unique et invite à la réflexion. Le livre raconte 6 mois de sa vie, au moment où elle fait le point entre projection, réflexions et souvenirs qui vont faire sens par accumulation. Un dispositif renforcé par les choix graphiques de l’artiste qui allie forme et fond et qui alterne entre la bande dessinée au texte, en passant par la photo ou le rough.
Cette liberté graphique associée à une narration qui s’amuse avec la temporalité —voir n’hésite pas à redémarrer l’album en plein milieu— lui permet de jouer avec les codes de la bande dessinée. Toutes les ruptures graphiques ou séquentielles, les différents styles graphiques, les hommages et pastiches ou même les emprunts aux jeux vidéos ouvrent un dialogue avec les lecteurices autour de thématiques dont elle ne peut justement pas parler ou qui sont taboues dans son histoire. Une tension entre ce que ne dit pas le texte et ce que lui permet l’image qui donne une force singulière à l’album.
C’est ce lâcher-prise et ces explorations artistiques qui vont lui permettre d’affronter cette période tout en lui permettant de se reconstruire. Et si cette expérimentation va assez loin, c’est probablement parce que ce projet n’était pas destiné à être un livre mais un journal plus personnel. C’est à la suite de publication d’extraits sur ses réseaux sociaux, et devant les retours et l’adhésion du public, qu’elle a décidé d’en faire un livre.
“ Ce n’est pas ce que tu fais qui te définit, pas plus que ton talent ni ta pauvre coupe de cheveux et d’ailleurs tant mieux !”
Ces mots, c’est Rachel qui les chante à la fin de Dans les yeux de Billie Scott pour offrir une chanson à son amie Billie. Dans cette fiction, Zoe Thorogood installe ses interrogations autour de l’art, de sa difficulté à communiquer, de l’isolement et des fondements de notre identité.
Rachel la chanteuse et Billie la peintresse proposent deux visions de ce que l’art peut être pour la créatrice et deux approches pour s’ouvrir aux autres. Toujours Rachel —un personnage peut-être plus proche de l’autrice que Billie— s’essaie à une synthèse : “Les gens trouvent refuge dans l’art. Si tu réussis à transformer une souffrance en quelque chose de beau qui résonne chez les autres, tu les aides aussi en plus de t’aider toi.”
Et It’s Lonely at the Centre of the Earth va appliquer cette idée avec cet album très généreux dans ses idées graphiques, son découpage et son exploration artistique. Les variations de styles sont très maitrisées, les apports de la couleur, son utilisation des trames ou les pleines pages au noir profond nous embarquent immédiatement. Depuis Dans les yeux de Billie Scott son trait est devenu moins hésitant et se fait plus technique même s’il garde une apparente simplicité. Elle se permet des passages plus stylisés après son expérience sur Rain, un comics qu’elle a réalisé avant It’s Lonely at the Centre of the Earth et dans lequel elle a assuré la partie graphique sur un scénario de David M. Booher d’après une nouvelle signée Joe Hill.
Au fil de l’album la dessinatrice évoque ses deux livres précédents, elle parle aussi des interviews qu’elle a pu donner, de sa récente notoriété et des coulisses de l’industrie des comics. On y trouve également des références aux jeux vidéos qui sont, avec l’horreur et les monstres, une source d’inspiration récurrente dans son travail.
Un album aussi graphique que philosophique, mis en avant par bon nombre de grands noms de l’industrie et par les institutions avec 5 nominations aux Eisner Awards et le prix Russ Manning pour son autrice dans la catégorie Most Promising Newcomer Award. It’s Lonely at the Centre of the Earth a marqué le monde de la bande dessinée —et ses lecteurices— par ce mélange improbable d’audace et de sincérité, de virtuosité et de lâcher-prise. Le tout dans une instantanéité percutante pour un sujet aussi intemporel.
It’s Lonely at the Centre of the Earth de Zoe Thorogood, HiComics
Traduction de Maxime Le Dain
📚 Pour aller plus loin : Dans les yeux de Billie Scott à Rain
Deux livres s’inscrivent en creux dans It’s Lonely at the Centre of the Earth, Dans les yeux de Billie Scott son premier livre et Rain le livre qu’elle était en train de finir à l’époque de cette introspection. Les deux expériences cohabitent dans cette réflexion personnelle et ont laissé une empreinte qui ouvrent un jeu d’aller retour entre ces œuvres pour mieux en comprendre certaines pistes de lecture.
Dans les yeux de Billie Scott s’ouvre sur le quotidien d’une jeune artiste peintre qui apprend qu’elle va perdre la vue au moment où elle décroche une opportunité d’exposer ses œuvres dans une grande galerie londonienne. Pour Billie qui a dédié la vie à son art, sacrifiant vie de famille, amitiés et loisirs, ce double événement va la conduire à entamer un road trip pour peindre 10 portraits d’inconnus et par là, rencontrer le monde qu’elle avait évité jusque là.
Billie va faire des rencontres, et c’est surtout celle de Rachel qui va l’aider à s’émanciper et à changer son point de vue sur la manière dont l’art peut influencer sa vie. Musicienne, Rachel incarne la version de l’artiste qui a trouvé comment se connecter aux autres à travers son art et à faire raisonner une dimension plus universelle à son expérience personnelle. Un conseil mis en pratique dans It’s Lonely at the Centre of the Earth après Dans les yeux de Billie Scott.
On peut s’étonner de la maturité de l’autrice sur ces sujets à seulement 21 ans, mais comme ses personnages, Zoe Thorogood explique avoir elle aussi investi toute son énergie dans sa pratique artistique et s’être questionnée sur celle-ci. La dessinatrice s’inspire de ses propres expériences puisqu’elle explique avoir eu des points noirs dans son champ de vision et un déchirement de la rétine. À travers les différents personnages, on voit plusieurs facettes de ses interrogations artistiques mais aussi le reflet de ses réflexions portés par différents points de vue.
Le trait au G-Pen, stylo plume classique dans le matériel du mangaka, et encre de chine donne une légèreté et un rendu assez singulier à ce titre. Une tonalité renforcée par l’utilisation de trames pour les motifs et les ombres ou encore par des palettes de couleurs qui changent en fonction des atmosphères et du ton.
À tout cela, on peut souligner la narration et la mise en scène qui y sont pour beaucoup dans le succès de ce livre. Si l’autrice a un sens du rythme comique qui lui permet de jouer sur plusieurs registres, elle le traduit admirablement dans son découpage et la construction de son récit.
Certaines pleines pages comme les portraits, le chant de Rachel matérialisé par ses volutes ou encore les scènes de cauchemar avec les yeux, montrent aussi son goût pour l’expérimentation qui vont se libérer dans les œuvres suivantes.
Ce sera dans Rain justement qu’elle pourra aller vers quelque chose de plus horrifique, tout en proposant un style de dessin plus léché que dans son premier livre. Adapté d’une nouvelle de Joe Hill repris par David M. Booher et dessinée par Zoe Thorogood, Rain propose des thématiques puissantes sur la résilience et le deuil dans un monde apocalyptique. L’écrivain a imaginé un univers dans lequel les catastrophes climatiques ont encore monté d’un cran dans leur dangerosité et où même la pluie est devenue mortelle. Cette fois, ce ne sont plus les catastrophes identifiées comme les inondations, les ouragans ou les tsunami mais le climat le plus quotidien qui change le mode de vie des habitants du Colorado.
Avec cette réflexion en toile de fond, on découvre surtout un couple : Honeysuckle & Yolanda brisé par cette pluie d’aiguilles et pris dans cette petite ville où tout a chacun peut révéler une part sombre face à la catastrophe qui vient. Joe Hill et David M. Booher creusent les thématiques de la confiance et la manière dont on communique avec les autres dans des situations de crise. Ils permettent à la dessinatrice de jouer avec ces réflexions qu’elle travaille en parallèle dans ses propres livres, même si les crises ne sont pas du même registre. Ici, Honeysuckle va entamer une quête qui la dépasse dans un monde où l’horreur peut se cacher derrière les choses les plus banales. Investie d’une mission, croisant au fil de son chemin ce que l’humanité cache de pire ou de meilleur, Honeysuckle va devenir une héroïne malgré elle.
Cette vision naïve de la catastrophe à travers les yeux de la jeune femme passe par les dessins très éthérés et contemplatifs de la dessinatrice. Pour ce livre, elle change de style avec une approche plus recherchée dans le trait et les couleurs, qu’elle combine à des décors absents ou minimalistes pour jouer sur notre perception du temps. Et comme dans ses autres livres, elle fait un usage fréquent du texte que ce soit dans des lettres, des messages ou d’autres dispositifs créant ainsi des niveaux de lecture et des changements de focus qui viennent imprimer un tempo différent.
Cette décompression et ces moments suspendus permettent d’apprécier les scènes plus gores que l’autrice aime à dessiner et dont l’ensemble se répond harmonieusement. Chris O’Halloran qui pose les couleurs se coule parfaitement dans ce mood et ajoute au charme de cette tension réussie. La dessinatrice souligne ces choix avec une mise en scène qui met en avant la narration interne du personnage pour créer un effet d’intimité et de trouble qui sert à merveille le scénario.
Seule petite déception, le final du titre qui n’est pas à la hauteur des attentes. Joe Hill et de fait David M. Booher concluent cette histoire par un retournement qui frustre un peu par ces idées intrigantes mais le comics vaut le coup d’oeil pour cette adaptation graphique et les expérimentations de Zoe Thorogood aux prises avec certain des doutes qui aboutiront à It’s Lonely at the Centre of the Earth.
Avec ces trois titres, on découvre le talent tout terrain de cette jeune autrice qui explore les possibilités offertes par le médium à 360°. Elle enchaîne les projets, sur ses réseaux —où, en plus de partager des extraits et des planches, elle anime ses comptes de manière très fun — sur lesquels elle a annoncé pas mal d’infos, de collaborations et de titres à venir.
Thomas Mourier, le 23/05/2024
Dans les yeux de Billie Scott de Zoe Thorogood, Bubble éditions
Traduction de Basile Béguerie
Rain de David M. Booher, Zoe Thorogood & Chris O’Halloran d’après Joe Hill, HiComics
Traduction de Maxime Le Dain
-> Les lient renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.