« Avoir un regard extérieur peut être intéressant pour un auteur, mais il faut trouver un certain équilibre » Interview de Marc-Antoine Fleuret & Núria Tamarit
À l’occasion du lancement de la maison d’édition les Aventuriers d’Ailleurs, nous avons rencontré Marc-Antoine Fleuret son fondateur et Núria Tamarit autrice de Toubab, l’un des albums qui marque ce lancement et qui a connu plusieurs vies avant de trouver sa forme actuelle, rééditée et augmentée.
Si les lecteurices sont familiers du nom de Núria Tamarit suite aux sorties très remarquées de Géante et La Louve boréale (lire notre coup de coeur ici) on ne connaissait pas encore Toubab son premier one-shot qui a ouvert la voie.
Justement Marc-Antoine Fleuret, qui avait lancé la maison Les Aventuriers de l’Étrange pour développer un catalogue dédié au fantastique et au merveilleux se renouvelle avec une nouvelle proposition : les Aventuriers d’Ailleurs avec un catalogue plus ouvert, qui va chercher des traductions mais aussi des créations originales.
Nous les avons rencontrés tous les deux à l’occasion de ce lancement, et nous leur avons demandé de nous raconter les coulisses de ce livre, mais aussi celles du lancement de la maison d’édition.
Quel est ton parcours Marc ? Qu’est-ce qui t’a poussé à devenir éditeur ?
Marc-Antoine Fleuret : Avant d’être éditeur, j’ai fait des études d’art appliqué, d’art du spectacle, d’architecture et d’audiovisuel. J’ai toujours dessiné, même si je ne suis pas très bon. Ayant terminé mes études à Paris, je voulais y rester. Alors j’ai travaillé dans des administrations publiques assez prestigieuses comme le Conseil d’Etat, Le Centre Pompidou, le Grand Palais ou encore le Ministère des Sports. Je me suis retrouvé à remplacer des personnes qui étaient en arrêt longue maladie ou en congé maternité… durant un peu plus de dix ans. M’étant fait virer de mon dernier contrat, mes nombreux droits chômages m’ont apporté pas mal de temps libre. Donc je suis retourné au dessin, avec comme projet de devenir auteur de BD. Je pensais que ce serait facile, mais en réalité, dessiner 6h par jour était très compliqué !
En parallèle, j’ai rencontré des auteurs qui avaient beaucoup plus de talent que moi et j’ai réalisé que j’allais droit dans le mur. J’ai donc fait des stages dans des petites maisons d’édition (les éditions Ça et Là, les éditions du Long Bec) pour voir comment ça se passait de l’autre côté. Il s’est avéré que c’était plus proche de ma façon d’être et ce qui était un second choix, s’est imposé à moi. Je n’avais aucun contact. J’ai donc établi une liste idéale d’auteurs et d’autrices avec qui j’aurai aimé travailler dans l’absolue. Et il se trouve que j’ai eu l’opportunité de travailler avec l’un d’entre eux : Pedro Rodríguez.
C’est cette rencontre qui a tout déclenché. Dans le même temps, j’ai réussi à dénicher un financement bancaire, j’ai trouvé un diffuseur, un imprimeur et un maquettiste. Tout ça en seulement 3 mois. Les planètes se sont alignées d’elles-mêmes… Malgré le fait que je commette beaucoup d’erreurs.
Aujourd’hui, tu as l’occasion de faire les choses différemment puisque tu relances un nouveau projet. Peux-tu nous expliquer l’origine de la création de ce nouveau label ?
M-A.F. : Je voulais indiquer clairement ce qu’on allait retrouver dans les albums : d’où le nom Les Aventuriers de l’Etrange. En gros, de l’aventure, du merveilleux et de l’étrange.
J’ai lu beaucoup d’études pour essayer de comprendre le fonctionnement de la BD, mais en réalité j’ai repris le modèle des éditions Ça et Là en y ajoutant ma sensibilité à moi.
J’avais développé des réseaux dans différents pays : en Espagne, pour commencer, avec Pedro Rodriguez, puis en Roumanie, et sans que je fasse réellement attention, le réseau s’est ouvert à plusieurs pays d’Europe. Malheureusement, je suis un mauvais communiquant, mon système de diffusion n’était pas bon et peu à peu la structure commençait à mourir. J’avais beau chercher des solutions pour la faire perdurer tout en continuant à travailler avec des auteurs que j’aimais, c’était impossible parce que j’avais trop de dettes. Ça a duré 6 ans, 6 ans à tirer le diable par la queue.
J’ai donc contacté Olivier Sulpice pour lui demander de l’aide. On s’est rencontrés, il était très surpris de la qualité des ouvrages malgré mon manque de moyen. Mais aussi et peut-être, surtout, par le relationnel très sain que j’avais réussi à développer avec les auteurs. Et à l’issue de cette rencontre, on s’est mis d’accord et il a été décidé de créer un nouveau label.
Pour ce nouveau label, la première question a été de savoir si on conservait le nom de l’ancienne maison d’édition. On se lançait dans une nouvelle ligne éditoriale, donc il fallait que les ouvrages correspondent parfaitement à celle-ci. Avec les Aventuriers de l’Etrange, c’était clair… Au début. Mais on s’est aperçu que certains albums prenaient la tangente de la ligne éditoriale, dont Toubab. Cet album a malgré lui ouvert la voie à d’autres titres qui ne rentraient pas exactement dans Les Aventuriers de l’Etrange. Le nom des Aventuriers d’Ailleurs est alors ressorti, car on a voulu insister sur l’ouverture au monde en défendant des projets mettant en avant d’autres cultures et d’autres sensibilités.
Les premiers livres à être publiés seront en majorité des titres repris des Aventuriers de l’Etrange, mais en changeant les formats, en ajoutant des éléments – des versions up-gradées en quelque sorte – plus quelques nouveautés. Mais petit à petit, il n’y aura que des nouveautés, avec des reprises d’albums existants par-ci par-là.
Comment vous êtes-vous rencontrés avec Núria Tamarit ? (ci dessus)
M-A.F. : On avait déjà travaillé ensemble sur le premier album que Núria avait publié en Espagne. Il faut savoir que je fais principalement de l’achat de droits. C’est-à-dire que je reprends l’œuvre d’un auteur étranger pour l’adapter au marché français. Tout ça, possiblement sans réellement prendre en compte l’avis des auteurs puisque je traite avec l’éditeur. Sauf que, selon moi, il est essentiel de collaborer étroitement avec les auteurs tout simplement pour ne pas faire n’importe quoi. Dans le cas de ce premier album ensemble, je ne parvenais pas à adapter le format de la couverture. J’ai donc contacté Núria pour qu’elle en réalise une nouvelle et c’est comme ça que tout a débuté.
Après ce projet-là (Et le village s’endort…), je lui ai proposé de travailler sur la collection des merveilleux contes de Grimm. C’est un projet de création où je laisse les auteurs choisir un conte parmi les 252 disponibles. Les auteurs sont ensuite libres de les adapter comme bon leur semble. Ce travail de création nous a amené à beaucoup discuter, développant ainsi notre relationnel.
Núria Tamarit : Oui, j’en ai lu beaucoup, jusqu’à ce que je trouve Le Genévrier.
M-A.F. : Je me souviens que Núria m’avait envoyé un message lors de sa lecture des contes de Grimm – il faut savoir que dans les contes de Grimm les personnages féminins sont très passifs – pour me demander si c’était possible de changer le genre d’un personnage.
Toubab a connu plusieurs versions, était-ce agréable de retravailler dessus ?
N.T. : Ce n’est pas un problème pour moi, même si je préfère travailler sur un nouvel album. J’ai fait Géante et La Louve boréale depuis, mais Toubab est mon premier long scénario rédigé seule. C’était un peu un « test ». Et c’est toujours difficile de revenir à ses premiers travaux.
M-A.F. : J’ai découvert Toubab au moment de son annonce sur la liste des sorties en Espagne. Ça a été facile de racheter les droits car j’avais déjà travaillé avec la maison d’édition qui les possédait. Cette nouvelle version française de Toubab a connu beaucoup de modifications, plusieurs améliorations : le changement de format, le changement de couverture, le changement de lettrage, l’ajout d’une longue interview, etc. Mais on ne voulait pas que ce soit des changements purement « gadgets », on voulait que chaque modification, chaque ajout, soient justifiés.
N.T. : C’est vrai que les auteurs évoluent sans cesse, donc revenir 2 ans après sur un album, c’est compliqué. Les auteurs n’ont pas le même ressenti 2 ans auparavant et aujourd’hui, donc c’est difficile d’ajouter ou de modifier des éléments.
M-A.F. : Avec Núria, on avait beaucoup échangé ensemble autour de la couverture. Son style graphique ayant évolué, il s’agissait de garder la base de l’ancienne couverture en l’adaptant à la nouvelle version de Toubab. Avec Núria, on n’aime pas trop lorsqu’une couverture est trop différente du contenu de l’album. On a trouvé une solution et on pense que ça marche plutôt bien !
Toubab a connu plusieurs versions, était-ce agréable de retravailler dessus ?
N.T. : Ce n’est pas un problème pour moi, même si je préfère travailler sur un nouvel album. J’ai fait Géante et La Louve boréale depuis, mais Toubab est mon premier long scénario rédigé seule. C’était un peu un « test ». Et c’est toujours difficile de revenir à ses premiers travaux.
M-A.F. : J’ai découvert Toubab au moment de son annonce sur la liste des sorties en Espagne. Ça a été facile de racheter les droits car j’avais déjà travaillé avec la maison d’édition qui les possédait. Cette nouvelle version française de Toubab a connu beaucoup de modifications, plusieurs améliorations : le changement de format, le changement de couverture, le changement de lettrage, l’ajout d’une longue interview, etc. Mais on ne voulait pas que ce soit des changements purement « gadgets », on voulait que chaque modification, chaque ajout, soient justifiés.
N.T. : C’est vrai que les auteurs évoluent sans cesse, donc revenir 2 ans après sur un album, c’est compliqué. Les auteurs n’ont pas le même ressenti 2 ans auparavant et aujourd’hui, donc c’est difficile d’ajouter ou de modifier des éléments.
M-A.F. : Avec Núria, on avait beaucoup échangé ensemble autour de la couverture. Son style graphique ayant évolué, il s’agissait de garder la base de l’ancienne couverture en l’adaptant à la nouvelle version de Toubab. Avec Núria, on n’aime pas trop lorsqu’une couverture est trop différente du contenu de l’album. On a trouvé une solution et on pense que ça marche plutôt bien !
Justement dans tous tes projets, Núria, tu as une manière de faire tes couvertures de manière très iconique. Comment travailles-tu ?
N.T. : Ça dépend des projets. Pour Géante, j’ai choisi d’incorporer des éléments médiévaux et fantastiques parce que ça correspondait à l’univers de l’album. Je travaille la couverture en fonction de l’univers. Pour Toubab, c’est exactement pareil.
Le travail de couverture est également une opportunité pour moi d’utiliser les cadres décoratifs pour ajouter des éléments en relation avec l’histoire. C’est un espace différent pour raconter d’autres choses et j’adore ça.
Avec quels outils travailles-tu ?
N.T. : Je travaille toujours au crayon et j’ajoute la couleur numériquement. Pour ce qui est de la texture des couleurs, je les fais physiquement sur papier et ensuite je fais un collage sur Photoshop. C’est un bon mélange entre le traditionnel et le numérique.
Et pour les couleurs ?
N.T. : C’est l’aventure ! Je prends beaucoup de temps à les travailler, mais c’est l’aspect que j’aime le plus. J’essaye beaucoup de couleurs, puis je sélectionne celles que je préfère et qui correspondent le plus à mes dessins.
Toubab est un album qui est inspiré d’un voyage que tu as fait. Ton inspiration repose-t-elle sur des souvenirs, des photos ?
N.T. : Mon inspiration reposait d’abord sur les carnets de croquis, puis j’ai tenté de reproduire les expériences que j’ai vécues. J’ai gardé dans l’album certaines illustrations tirées de mes carnets de croquis. J’ai fait une petite liste d’éléments qui m’avaient paru étonnants, amusants et intéressants pour m’en souvenir par la suite. J’ai donc utilisé la liste au moment du scénario.
Est-ce tu continues à faire des croquis ?
N.T. : Oui, j’ai toujours mon carnet et je fais des dessins tous les jours !
Pour les planches, tu envoies directement les pages ou fonctionnes-tu plutôt par storyboards ?
N.T. : J’envoie toujours l’album une fois qu’il est complètement terminé. C’est comme ça que je travaille, même avec les autres éditeurs. Au départ, j’envoyais les storyboards, mais je déteste fonctionner comme ça parce que je veux que l’éditeur ait pleinement confiance en mon processus de création.
M-A.F. : Je suis totalement d’accord. Avoir un regard extérieur peut être intéressant pour un auteur, mais il faut trouver un certain équilibre. Je pense qu’il faut faire confiance aux auteurs, parce que ceux qui font de la BD en lisent beaucoup, ils savent raconter une histoire et savent ce qu’ils veulent véhiculer dans leurs œuvres. Selon moi, les modifications intempestives peuvent altérer ce que l’auteur veut transmettre.
Y aura-t-il un travail de création entre vous plus tard après ces achats de droits augmentés ?
N.T. : On y travaille, je l’espère bientôt. On a beaucoup de projets, mais pas suffisamment de temps.
M-A.F. : Quand je décide de m’associer avec un auteur, je réfléchis au long terme. Et dans cette démarche, j’essaye de trouver des artistes qui sont complets et qui réalisent le scénario, le dessin et la couleur. Ce que j’aime, c’est voir « le fil rouge » au fil des albums et j’aime que l’auteur, grâce à la BD, interroge le monde. Chez Núria, il y a des thématiques récurrentes, des thématiques modernes qui nourrissent la réflexion. Ce n’est pas juste de la BD fun ! C’est important le divertissement, mais si ça peut faire réfléchir et convoquer différents niveaux de lecture, surtout pour les enfants, c’est encore mieux.
En parlant de temps, Marc, comment prévois-tu la construction de ton catalogue ?
M-A.F. : Je fais surtout de l’achat de droits, donc c’est assez facile contrairement à la création qui demande un travail plus long. Mais lors de mes créations, j’ai toujours eu la chance de collaborer avec des auteurs qui respectent les échéances. Je n’ai jamais rencontré de complication dans les délais.
Je me souviens que lorsqu’on a travaillé sur Le conte du Genévrier avec Núria on avait fixé une date de rendu. Et 1 semaine avant cette date, elle m’avait envoyé la totalité de l’album. Mais, je préfère toujours prendre plus de temps pour faire le meilleur album possible plutôt que d’accélérer le processus de travail pour rentrer dans des délais au risque de faire un titre moins réussi.
Par exemple, pour Le conte du Genévrier, on avait choisi une pagination au démarrage. Sauf que pour que l’histoire soit mieux racontée, on s’est rendus compte qu’il fallait ajouter des pages. Deux ont été incorporées selon le souhait de Núria. Et la narration s’en est trouvée bien meilleure.
Quels sont vos projets pour cette année ?
N.T. : Pour ma part, je suis en train d’écrire un très beau projet, donc je lis beaucoup et je construis petit à petit le scénario. En parallèle, je travaille sur un projet avec la même équipe que celle de Géante pour Delcourt. J’ai encore beaucoup de travail à faire !
M-A.F. : De mon côté, j’essaye de construire le programme pour les 3 ans à venir. On a prévu un rythme de 10 à 12 livres par an.
Pour les sorties du deuxième semestre, il y aura 2 nouveautés dont l’album de l’auteur canadien Derek Laufman dans lequel on suivra un petit poisson qui découvre le monde : Bot-9.
Et un autre, signé Pedro Rodríguez. Un dernier tour de terrain sera un peu plus adulte et nous plongera dans l’univers du football espagnol des années 90. Ce seront les deux grosses sorties de la deuxième partie de 2024 !
On espère que cette rencontre aura éveillé votre curiosité et que vous irez jeter un œil sur ces livres. De notre côté, on attend avec impatience les prochaines sorties après cette belle découverte.
Thomas Mourier, le 1/05/2024
Rencontre avec les fondateurs des Aventuriers d’Ailleurs : Marc-Antoine Fleuret & Núria Tamarit
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