“Au-dedans” de Will McPhail : Forteresse de solitude en copropriété, proche tous commerces…
On aura rarement lu un livre aussi puissant, aussi juste —sans jamais oublier d’être piquant— pour décrire la difficulté à s’ouvrir aux autres et dire ce que l’on pense vraiment dans notre société qui essaie de nous convaincre que nous sommes dans l’ère de l’hyper-communication. Avec son trait simple et élégant, élaboré pour la presse, Will McPhail se met à nu et croque ses contemporains dans une fiction qui résonne d’une manière singulière avec notre quotidien.
Au-dedans s’ouvre sur le quotidien de Nick, un jeune urbain qui prend conscience que la quasi-totalité des échanges qu’il a avec les autres sont creux, et qu’il joue ou surjoue un rôle plutôt qu’exister. Le personnage s’interroge, monologue et a le recul pour voir par exemple qu’il préfère jouer le mec triste qu’être triste en s’installant dans un bar.
Faire la causette, papoter ou parler de la pluie et du beau temps est la forme de conversation la plus répandue pour entamer une conversation avec un autre être humain et pourtant, ce small talk —pour utiliser un mot anglais qui définit parfaitement cette situation— est avant tout une stratégie d’évitement. À cet usage intemporel s’ajoutent aujourd’hui les réseaux sociaux et la communication dont une grande partie des échanges relèvent plus de la mise en scène, du storytelling ou du commentaire.
Si Nick vit sa vie comme une pièce de théâtre, Will McPhail crée un décor à la mesure du personnage où, avec beaucoup d’humour, il invente des bars qui s’appellent « tous tes potes sont parents » ou des cafés branchouilles « franchement on en veut juste à ta thune » — on souligne au passage les efforts d’adaptation très fun et fins du traducteur Basile Béguerie qui trouve quelques pépites.
Ce cadre décalé s’accompagne aussi de situations délicieuses comme ce moment où Nick fait des croquis dans le métro et alors qu’il dessine une jeune femme, elle s’approche « Excusez-moi. Vous êtes en train de me dessiner », lui poseur « Oh oui désolé, c’est que je suis artiste en fait », sourire crispé « Ouais, ben évitez. C’est hyper intrusif. Vous pensez que ça passe mieux de dessiner plutôt que de me prendre en photo ? Ça reste bien craignos. »
Fendre la carapace
Préférant paraître qu’être lui-même, cette situation va trouver son paroxysme dans une scène où sa sœur lui demande comment va leur mère puisqu’ils avaient passé la journée ensemble, et Nick de répondre qu’il ne savait pas. Il n’a pas pensé à lui demander, il s’en est tenu à la causette.
Une prise de conscience va s’accompagner d’une confidence devant un toilette cassé, où Nick va s’ouvrir au plombier qui répare la fuite d’eau. Inattendu, cet échange va le bouleverser. Puis une rencontre amoureuse avec Wren, une jeune femme dont les propos francs désarçonnent Nick. Ou encore avec son jeune neveu avec lequel Nick va faire l’expérience de l’honnêteté, et enfin avec sa mère où il découvrira qu’une personne ne se résume pas à la relation que l’on a avec elle…
Avec une douce ironie, l’auteur illustre ce décalage par une scène où Nick monologue comme à son habitude pour se demander comment réagir, comment se comporter de la bonne manière au lieu de communiquer avec ses proches et être dans l’instant présent, et sa mère qui discute avec lui où chaque réplique répond à ses questions comme si elle pouvait lire en lui.
De la comédie à la tragédie, de l’humour à l’émotion Au-dedans nous pousse à réfléchir à nos propres relations aux autres et à nos habitudes d’évitement. Avec beaucoup de finesse, Will McPhail interroge ce moment où la conversation devient sincère et offre une vraie connexion à l’autre, cet état de vulnérabilité où nous offrons notre vrai visage à l’autre sans le masque social ou le filtre protecteur de la dérision. Et graphiquement le dessinateur passe du gris à la couleur, du trait façon carnet de croquis à la peinture façon romantisme allemand.
Petit théâtre pictural
Les pleines pages donnent à ressentir les émotions des personnages plutôt que les expliquer ou les faire passer par un dialogue. Aux lecteurices de décrypter les métaphores visuelles qui ponctuent les prises de conscience de Nick.
Cette invitation à l’interprétation est suggérée par la forme même de ces petits tableaux pleins de symboles qui semblent inspirés du Voyageur au-dessus de la mer de nuages du peintre Caspar David Friedrich. Ce tableau emblématique du romantisme allemand du début 19e est l’illustration préférée des manuels scolaires pour mettre en image l’écriture de soi et l’invention de la pensée individuelle semble avoir inspiré Will McPhail pour mettre en image l’introspection de ses personnages.
Un choix qui contraste avec le style de l’album, au trait à la plume rehaussé de lavis de gris qui rappelle celui du dessin de presse qui a révélé l’auteur. En quelques cases, le dessinateur touche juste, en quelques cases il crée des petites pièces qui fonctionnent à elles seules comme la rencontre amoureuse devenue pièce de théâtre. Will McPhail publie principalement pour The New-Yorker et on peut voir pas mal de ses dessins humoristiques en ligne. Dans ce livre, on retrouve sa patte, cet humour visuel, ce comique de situation et des répliques bien senties.
L’auteur ajuste les deux approches graphiques comme les deux facettes d’une même pièce, soulignant l’extrême complexité de nos dialogues intérieurs face à la fausse simplicité des interactions humaines. Par ce montage habile, le dessinateur de presse rappelle malicieusement au passage l’immense travail qui précède un dessin qui semble croqué sur l’instant.
Cette complémentarité se retrouve dès la couverture —devant et derrière—qui prend tout son sens une fois le livre achevé. L’album nous happe par la justesse des propos et la puissance des émotions, le dessinateur travaille l’humour et les métaphores pour développer son sujet sans être didactique.
Thomas Mourier, le 24/04/2024
Will McPhail - Au-dedans - 404 Graphic
Traduction de Basile Béguerie
Toutes les images sont © Will McPhail/404 Graphic
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