La Route ou l’itinéraire bis de Manu Larcenet pour adapter Cormac McCarthy
Loin d’être une adaptation fidèle du roman, cet album est une belle variation autour du texte de McCarthy qui modifie les interprétations possibles du texte original par des choix radicaux. Si le livre de Manu Larcenet est une bande dessinée réussie et très impactante graphiquement, elle se prive peut-être d’une dimension qui en a fait ce chef-d’œuvre mondial - mais propose autre chose de percutant. Décryptage de l’album à la lumière du roman.
À la sortie de cet album attendu de longue date après l’adaptation réussie du Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, Manu Larcenet signe également une couverture de la version poche de La Route assortie d’illustrations. Une opération croisée entre Dargaud et Points qui vient remplacer la photo tirée du film avec Viggo Mortensen et Kodi Smit-McPhee.
1 roman, 1 film, 1 bande dessinée, 3 versions différentes
Une occasion de relire le livre, de revoir le film après avoir découvert l’album de Manu Larcenet et de s’interroger sur ce qui fait une bonne adaptation —ou non— avec un grand texte qui a marqué les esprits et un auteur qui s’est imposé comme le dessinateur de la noirceur depuis Blast et Brodeck.
Deux choses nous frappent à la première lecture : la grande fidélité des dialogues et le travail graphique hyper poussé qui fait la part belle aux images. Le dessinateur transpose les dialogues dans une mise en scène qui ne suit pas forcément l’ordre du roman, mais qui crée un tempo réussi. Et si dans le texte original l’accent était davantage mis sur les les descriptions, l’image prend le dessus dans l’adaptation et nous propose beaucoup d’interprétation graphique du texte, tout en gardant assez de mystère pour laisser notre esprit vagabonder
L’album joue avec les nuances de gris avec ce noir qui fonctionne comme de la gravure où chaque trait creuse un sillon dans la matière pour mieux montrer les corps décharnés. Où les plis des vêtements et des couvertures se confondent avec les plis de la peau et où la cendre recouvre tout.
En plus de ces dégradés de gris teintés de bleu, de jaune ou de rouge, la couleur débarque à des moments forts, dans des cases où tout bascule. Un parti-pris qui met en valeur ce travail de noir & gris et cette nature épuisée, croquée en silhouette. Si Manu Larcenet a entièrement réalisé cet album sur tablette, il cherche le trait charbonneux du fusain et la précision de la pointe sèche, avec une maîtrise de l’outil assez bluffante.
C’est la grande réussite de cette adaptation où l’œil est obligé de ralentir sur chaque case, sur chaque planche pour coller au tempo des protagonistes. Mais pour concevoir son album, Manu Larcenet a dû faire des choix très tranchés pour savoir ce qu’il gardait ou ne gardait pas. Ou même ce qu’il ajoute…
Attention : passé cette frontière vous vous exposez à des spoilers, une situation désagréable pour nous qui vivons dans un monde où le choix du divertissement est une norme, mais dans un monde où même les livres sont plus rares que la nourriture la curiosité reste.
« Si tu manques aux petites promesses tu manqueras aux grandes, c’est ce que tu as dit. »
Extrait du roman, traduction de François Hirsch
Quand le dessinateur préfère la matière là où l’écrivain choisit la spiritualité
La grande différence entre le texte d’origine et cette adaptation en bande dessinée est le renoncement à la dimension spirituelle qui imprègne tout le livre.
Quand on lit le bouquin de McCarthy, on remarque que tout participe d’une dimension spirituelle qui contraste avec la dureté de la réalité. Du rêve qui ouvre le livre, aux apartés du père, en passant par les conversations imaginaires avec le fantôme de sa femme, jusqu’aux souvenirs d’enfance et aux cauchemars de l’enfant…
Manu Larcenet choisit, lui, de ne pas mettre de rêves, de cauchemars et de ne pas utiliser les apartés du père qui parle seul, ni les fantômes. Il remplace les conversations du père avec le fantôme de la mère par une lettre qui matérialise cette relation.
« Et les rêves si riches en couleurs. La mort aurait-elle un autre moyen de t’appeler ? »
Extrait du roman, traduction de François Hirsch
Il laisse de côté les souvenirs d’enfance qui viennent contraster avec l’horreur du présent (celle de l’enfance du père versus celle de son propre enfant), pour nous garder immergés en permanence dans le présent, qui est sans espoir.
Chez McCarthy, la dimension spirituelle est également à creuser dans le sens religieux, de son utilisation récurrente d’un vocabulaire biblique, ou encore son choix du nom de l’un des personnages : Élie, qui non seulement a le nom du prophète, mais explique qu’il avait vu venir la catastrophe ; et si vous avez séché les cours d’histoire des religions, Élie est celui qui est attendu pour revenir annoncer la fin du monde… Ambiance.
« Souvent, en bande dessinée en particulier, mais aussi au cinéma, quand des gens s’emparent du sujet du désespoir, ils ne peuvent pas s’empêcher de mettre des onces de lumière, des petits espoirs. Alors que la vraie dépression, c’est l’annihilation du désir et de l’avenir : il n’y a aucun espoir. Je trouvais que c’était un mensonge. Donc je me suis dit que j’allais faire un truc sans aucun espoir pour Blast, avec la noirceur dont je me souvenais, parce que j’étais déjà en train de passer à autre chose. »
Comme pour souligner cette incursion de la spiritualité dans le récit, il sera le seul à posséder un nom : les personnages principaux sont juste “le père” et “l’enfant”, les autres ne seront pas non plus nommés au fil des rencontres.
Enfin, le père et l’enfant qui traversent un monde hostile, s’interrogent sur leur place, sur le fait qu’ils doivent ‘porter la flamme’. Ils parlent peu de la mère de l’enfant qui a subi cet accouchement et a disparu dans la nuit, comme évaporée, laissant le père et le fils errer sur Terre en quête d’un ailleurs.
Dans l’album, le dessinateur abrège les échanges avec Élie et pour une fois, coupe les dialogues. La seule piste spirituelle héritée du roman reste cette mise en abîme de la condition humaine où les personnages n’ont d’autre but que d’aller au sud, vivant leur vie au jour le jour.
La descendance au cœur du roman, la filiation dans la bande dessinée
Malgré son ambiance post-apo et sa vibe d’anticipation, La Route ne relève pas de la science-fiction, mais évoque plus le conte, la fable ou l’épopée par sa forme mettant en valeur les thématiques au cœur du livre : la filiation, la transmission et l’amour d’un père pour son fils.
Dans une interview McCarty expliquait avoir écrit le livre en quelques semaines, après l’arrivée de son deuxième enfant, le livre est dédié à son fils. Il y révèlera avoir voulu écrire un texte sur tout ce que ferait un père pour son fils, peu importe le contexte, et s’être inspiré de leurs discussions au point d’intégrer des morceaux dans les dialogues (interview à voir ici).
« C’était ici que je dormais autrefois. Mon lit était contre ce mur-là. Dans les nuits par milliers pour rêver les rêves d’une imagination enfantine, des mondes luxuriants ou terrifiants, mais jamais comme celui qui allait être. »
Extrait du roman, traduction de François Hirsch
Larcenet conserve cette relation forte, cette dévotion du père envers son fils dans son livre, mais supprime quelques scènes clefs : la naissance de l’enfant au début de la catastrophe, le rapport aux ancêtres que maintient le protagoniste et le moment où le père emmène son fils dans sa maison d’enfance.
Le dessinateur choisit de faire l’impasse sur ces liens pour rester plus terre à terre, en restant dans le présent, à la hauteur du père et de l’enfant. Une manière de marquer une rupture avec ceux qui ont conduit le monde à sa perte ?
Dans le film, c’est le pari inverse que fait John Hillcoat le réalisateur : il invente des séquences entre le père et la mère, il met en scène la nature avant la catastrophe, ce qui est absent aussi du roman. On comprend bien que, pour le cinéma, il avait besoin d’une chronologie plus claire —un avant/après la catastrophe, mais aussi un avant/après la relation de la femme et l’homme.
Le film appuie cette idée de descendance avec la séquence très exploitée de la maison d’enfance conduisant à un point de rupture avec l’enfant qui se rebelle pour la première fois. Dans le livre et la bande dessinée, ces deux scènes ne sont pas liées. L’idée est bonne et marche plutôt bien, c’est l’une des trouvailles du film qui, en plus du jeu de Viggo Mortensen, est vraiment chouette. Le reste est un peu plus mitigé de mon côté — j’explique pourquoi plus loin.
Un monde d’images, de gris et de couleurs…
Tout est une question de choix et Manu Larcenet cherche l’efficacité. Dès les premières planches, il ajoute des scènes très visuelles pour bien nous immerger, il en inverse d’autres pour conserver une fluidité, là où le roman va plus vite.
Mais ce sera pour les passages sur le cannibalisme, que Larcenet mise sur l’idée de distiller certaines images dès le début pour nous faire ressentir la peur et l’horreur des personnages, là où le texte d’origine introduit cette notion plus tardivement. Et c’est réussi, car la bande dessinée apporte une dimension visuelle très forte avec des choix tranchés qui éclairent le texte.
Dans le film, cette thématique est traitée vraiment grossièrement avec plusieurs scènes rajoutées de cannibalisme qui n’apportent rien au récit en dehors d’un peu de tension, mais le texte —et maintenant la bande dessinée— arrivait à le faire ressentir bien plus subtilement. C’est la grosse déception du film.
Larcenet réserve quelques autres surprises : des scènes très visuelles qui n’existent que dans sa version, comme la planche avec le mirage du cerf, soulignant l’absence de vie en dehors des humains. Le film, lui, misera sur le chien qui accompagne l’homme que rencontre le garçon à la fin.
Un autre choix radical à noter, là où le film est raccord avec le livre, c’est toute la scène où le père est blessé par une flèche. Manu Larcenet choisit de le blesser au visage plutôt qu’à la jambe —dans une scène très graphique— mais on se demande pourquoi ce choix spécifique. La jambe avait la symbolique de freiner la marche, l’action la plus vitale pour vivre sur la route où s’arrêter est synonyme de danger. La blessure au visage n’a pas la même symbolique. De même que pour la bande dessinée, le dessinateur décide que ses personnages prennent la fuite, là où le roman —puis le film— raconte la vengeance du père qui tire au pistolet d’alarme et confronte ses attaquants.
Étonnamment, le père a droit à une fin plus douce et plus en paix dans la version de Manu Larcenet, alors que tout le reste est plus sombre et dépouillé dans l’album.
« On oublie ce qu’on a besoin de se rappeler et on se souvient de ce qu’il faut oublier. »
Extrait du roman, traduction de François Hirsch
Une petite touche d’humanité qu’on pourrait rapprocher des oiseaux de Sempé, tirés de la couverture d’Enfances que le dessinateur place dans les objets du bunker et qui reviennent dans une planche magnifique, condensant à elle seule, toute l’atmosphère et les enjeux du livre.
Pour compléter l’analyse du dessin et des couleurs évoqué plus haut, où je parlais des teintes de gris pour marquer le passage des saisons où les changements d’atmosphère ; Manu Larcenet fait le choix d’un noir & blanc pur pour terminer le livre. Un choix qui marque subtilement la rupture au moment où le fils se retrouve seul. Là aussi, on ne peut que saluer ce travail d’adaptation qui ajoute une dimension inédite au texte et offre un final magistral.
Petit aparté sur le film, qui rate complètement sa fin en ne laissant pas le doute sur l’avenir du garçon. Pourquoi inventer une famille et un happy end alors que le livre laisse volontairement cette ambiguïté pour nous laisser sur cette incroyable fin qui pousse à la réflexion, à la rumination et qui prolonge le livre ? Le livre n’est pas figé, il vit à travers nous, avec nos sensibilités, connaissances, parcours et le texte ne cesse de dialoguer avec ses lecteurices. Cormac McCarthy le soulignait de manière méta dans son dernier conseil : « Il faut que tu fasses comme si c’était une conversation que tu imagines et tu m’entendras. »
J’espère que ces lectures/relectures croisées vous auront donné envie de découvrir ces œuvres, le roman et la bande dessinée surtout — même si le film malgré ses écueils n’est pas mauvais. Suivez les conseils des derniers marcheurs, dites à vos proches que vous les aimez, profitez de la beauté autour de vous et savourez chaque instant de calme même au milieu de la tempête… Et lisez La Route.
Thomas Mourier, le 17/04/2024
Manu Larcenet - La Route - d’après Cormac McCarthy, Dargaud
© Manu Larcenet / Dargaud
Tous les extraits sont © Cormac McCarthy / Point, traduction de François Hirsch
-> Les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez récupérer les ouvrages évoqués ici