« J’ai besoin d’avoir plein de feutres, les mains sales.» Interview de Nicolas Keramidas autour de son expo « Des traits partout » à la Momie Galerie
Rétrospective autour de l’œuvre de Nicolas Keramidas et de ses inspirations, avec une vingtaine d’ouvrage et plusieurs styles tout au long de sa carrière, le dessinateur expose planches, carnets, objets jusqu’au 9 avril à la Momie Galerie tandis qu’Invader, au cœur de son dernier livre, expose lui à Paris.
Double expo à prévoir pour les chasseurs de mosaïques autour de Chasseur d’Invader et retour sur la carrière de son auteur de Luuna à À cœur ouvert en passant par Alice au pays des singes, Donjon, Mickey, Superino, Commando barbare… ou encore son passage chez Disney ou son amour pour la collection.
L’exposition vous attend jusqu’au 27 avril, mais notez que ce samedi, le 16 mars, vous aurez l’occasion de passer une journée en compagnie de l’artiste : avec une séance de dédicace juste avant de 15h30 à 18h30 doublée du vernissage de l’expo en présence de l’auteur de 19h à 21h pour pouvoir lui poser toutes vos questions.
Et justement pour celles & ceux qui ne pourraient pas être là samedi, voici une grande interview réalisée autour de cette expo pour revenir sur son parcours, ses influences et sa vision du métier.
Tu viens de publier Chasseur d’Invader, il y a une grande expo à Paris sur Invader et toi tu exposes à Grenoble, tu n’as pas eu envie de faire un cross-over ?
Nicolas Keramidas : J’aurais adoré faire un cross-over, mais j’ai compris avec Invader —pour l’avoir déjà rencontré et avoir pas mal communiqué avec lui— que son anonymat est important, ça correspond vraiment à ce qu’il recherche. Il gère tout, tout seul, et il fait tout, tout seul.
On a essayé de l’approcher un petit peu, non pas pour faire une expo commune, mais pour lui proposer mon livre dans l’expo à Paris, et puis on n’a même pas eu de réponse… Évidemment j’adorerais, je crois qu’on est beaucoup à avoir envie de faire des trucs communs avec cet artiste-là —avec d’autres artistes aussi— mais j’ai bien compris que c’était un fantasme totalement impossible.
On a un artiste qui continue de créer et toi qui continue de découvrir son travail, comment tu as mis un cadre au livre ? À quel moment tu as fixé le story-board ?
N. K. : C’est un peu comme quand j’ai fait À cœur ouvert, mon autre bouquin autobiographique. Pour ce genre de livre, on se pose forcément la question de savoir quand on arrête le bouquin, parce que l’autobiographie permet de continuer longtemps. Pour À cœur ouvert, je n’avais pas de fin, et à un moment donné j’ai eu un déclic, j’ai trouvé la fin. Et là, une fois que tu as ça, tu fais tout pour y arriver.
Pour Chasseur d’Invader c’est un peu pareil, je n’avais pas de fin et j’aurais pu continuer pendant dix ans. J’avais envie de trouver le petit truc et c’est là où j’ai eu cette idée de le contacter. Nejib, mon éditeur, m’a dit que c’était une bonne idée de raconter ça dans le bouquin.
Je savais que suivant la réponse —qu’il dise oui ou non, ça me faisait déjà une anecdote sympa— et c’est hyper cohérent de le mettre dans le bouquin. À partir de là, j’avais cette fin, et c’est le nombre de pages qui a déterminé le reste —parce qu’un livre, c’est des multiples de cahiers de 16 pages— donc tu peux continuer ou arrêter quand tu veux, mais quand tu relances, tu relances de 16 pages.
Je pense que j’avais fait le tour —même si maintenant je me rends compte que j’ai encore plein de trucs à dire— mais c’était le bon moment pour arrêter.
Comment tu as travaillé avec ton éditeur sur un projet comme ça ?
N. K. : Suivant le projet, tu as un éditeur qui t’accompagne plus ou moins. Il y a des éditeurs qui sont moins dans le détail, qui publient sans trop regarder. Sur Invader, le livre a beaucoup évolué.
Et il se trouve que c’est le cas des deux bouquins autobiographiques que j’ai fait. J’ai cette « chance » d’avoir plusieurs styles de dessin : quand je commence, je ne sais pas encore à quoi va ressembler le bouquin, combien de pages il va faire, s’il va être en noir & blanc, sépia, en couleur…
Chasseur d’Invader a évolué et c’est en partie dû —grâce ou à cause— de l’éditeur : quand il a vu mes carnets, il a dit « tu ne vas pas tout refaire, on garde ce côté un peu esquisse, il n’y a aucun intérêt à tout redessiner » Alors que dans ma tête Chasseur d’Invader devait faire moitié moins de pages, mais faire plus « fini », avec des planches encrées…
Nejib a dit on va publier tes carnets —j’ai dû refaire des petites choses comme la typo— mais l’avantage c’est que j’ai pu faire plus de pages. J’avais l’autorisation de rajouter une centaine de pages, ce qui est énorme même si c’est un sujet qui est tellement vaste que même maintenant il y a encore de quoi dire.
J’ai l’impression que la partie fan, c’est quelque chose que tu mets en avant, tu aimes collectionner, créer des objets, jouer avec des personnages de licence, d’où ça vient ?
N. K. : Oui, j’ai vraiment ce côté-là. C’est totalement assumé. Je crois que ça ne s’invente pas, et c’est marrant, je suis toujours fasciné quand je rencontre des gens qui essayent d’aller à l’épure et de ne pas s’encombrer d’objets inutiles — parce que c’est souvent ce que c’est.
Et comme beaucoup de collectionneurs, j’ai ce côté complétiste : je ne vais pas me contenter d’avoir un truc, il va me falloir la collection entière. Je collectionne des collections en fait. Mais il y a toujours plus fou que nous, je m’en rends compte à chaque fois que je rentre sur des forums de collectionneurs, même si je collectionne beaucoup, pour certaines personnes, je n’ai même pas commencé à collectionner !
Tu fais même des designs de figurines ou t-shirts, il y a un côté où tu vas plus loin, en matérialisant ce lien ?
N. K. : Ça, c’est ce que j’adore. J’ai cette chance-là —et j’en suis conscient— de pouvoir mélanger mes passions. Évidemment le dessin et la bande dessinée, mais aussi la musique : j’ai eu la chance de pouvoir travailler avec Renaud dernièrement —j’ai créé un t-shirt pour la tournée— et il y a un petit côté aboutissement qui me plaît, de créer pour un mec dont je suis fan au départ.
Pareil, j’ai bossé avec Thiefaine, Sinsemilia et pas mal de groupes, et ce que j’aime bien dans mon job : c’est quand toutes les passions se rejoignent ! J’adore faire de la BD, mais il n’y a rien qui ressemble plus à une journée d’auteur de BD, qu’une journée d’auteur de BD… elles sont toutes pareilles.
Oui, il y a diverses étapes : le story-board, l’encrage, etc mais j’aime bien varier les plaisirs. Du coup j’adore ces petites escapades dans la musique parce que ça me fait arrêter mon taf de BD et je dis oui tout de suite.
Côté licences, tu as bossé pour Walt Disney Animation, tu en gardes quel souvenir ?
N. K. : J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée, depuis que je suis gamin, je n’avais même jamais percuté qu’on pouvait bosser dans le dessin animé. J’avoue que j’avais lâché le côté Disney — comme on le fait tous entre 12 et 15 ans, on ne veut plus aller voir le Disney de Noël, on aspire à autre chose— et je me rappelle que je suis retourné au cinéma pour voir un Disney, pour La Petite sirène et je suis redevenu « fan ».
J’ai eu l’opportunité de faire l’école des Gobelins à Paris, et puis de rentrer chez Disney. Je me suis dit c’est juste un job, je vais faire de la BD. Mais ils sont très, très forts : je suis restée 10 ans sans même comprendre comment je suis resté 10 ans. Parce que tout est bien — c’est ça le souvenir que je garde— le seul but pour eux est que tu ne partes pas. Tu es bien payé, traité, les bureaux sont hyper confortables, tu as des cours —d’anglais, de dessin de nus, de tai-chi… Quand on travaille sur Le Bossu de Notre-Dame, on a la visite privée de Notre-Dame— tu n’as aucune raison de partir.
La première fois que tu vois ton nom au générique, tu es comme un dingue, un gamin qui réalise son rêve. Et puis après plusieurs films —j’ai bossé sur une dizaine de films— tu réalises que ton nom est 1 parmi 500 personnes. Et tu prends conscience à ce moment-là que tu n’es qu’un élément remplaçable, que si Keramidas n’est pas là la semaine prochaine, quelqu’un d’autre fera les dessins que je devais faire. Il fera exactement les mêmes. Finalement tu es un élément remplaçable. Et à ce moment-là j’ai recommencé à bosser sur un dossier de BD.
Comment tu arrives à Luuna, c’était déjà ce projet à cette époque ?
N. K. : C’est un autre Luuna ! J’habitais avec Nob quand on avait 20 ans, on était à Paris et j’étais à Disney. Et on avait tous les deux très envie de faire de la bande dessinée, on a commencé à développer un projet qui s’appelait Luuna : une petite gamine à la préhistoire. Le projet était vraiment bien, très pro, ça a suscité l’intérêt des éditeurs tout de suite ; Delcourt était intéressé pour publier notre histoire d’Alice à la préhistoire, mais il m’a demandé de faire quelques changements —que j’ai fait— puis d’autres…
C’est un peu prétentieux de ma part peut-être, mais ce que j’expliquais tout de suite, c’est que j’allais abandonner Disney pour lequel j’avais bossé 10 ans, avec des contraintes, avec des délais… si je faisais de la bande dessinée ce n’était surtout pas pour commencer avec d’autres contraintes.
Et Mourad Boudjellal de Soleil m’a dit : « écoute, moi je n’aime pas spécialement ton projet, mais j’aime beaucoup ton dessin. Je veux que tu bosses avec Didier Crisse ». J’ai enchainé avec Didier Crisse sur Luuna qui n’avait pas de nom au début de cette histoire de jeune amérindienne.
On a passé la moitié du premier tome sans avoir de nom, dans le scénario c’était l’Indienne, la jeune indienne et on n’arrivait pas à trouver. Et le nom qui revenait c’était Luuna —et c’était Nob qui me le proposait— ça avait du sens, parce que cette Indienne à un lien avec la lune. Mais j’avais vraiment du mal parce que pour moi, Luuna, c’était un projet sur lequel j’ai bossé pendant presque un an —avec cette petite gamine à la préhistoire— et j’avais du mal à l’identifier à cette Amérindienne.
Et puis un jour, j’ai passé le pas. Au début ça fait bizarre, et maintenant je ne vois pas d’autre nom là-dessus.
Est-ce que tu as eu du mal à passer à autre chose après 9 volumes de cette première série ?
N. K. : Je suis à la fois fier et reconnaissant : je sais tout ce que je dois à cette série —on ne serait même pas en train de se parler s’il n’y avait pas eu Luuna c’est sûr. Après, on évolue, on change, avec d’autres envies et d’autres aspirations. Je suis hyper content de Luuna et Tykko qui représentent pour moi les années fastes de Soleil. C’était le bon éditeur pour ce genre de projet, le bon moment, le bon endroit. Maintenant, c’est vraiment beaucoup moins ce que je veux faire !
Ce n’est plus dans le style ou les sujets des bouquins que je fais et que je vais écrire, je m’en éloigne de plus en plus. Si je change beaucoup de style et de genres de projets, c’est que la bande dessinée c’est quelque chose qui est assez répétitif. J’essaye de faire en sorte que de m’amuser à chaque fois.
Au début, je ne pensais pas du tout comme ça et d’ailleurs j’ai enchaîné avec 5 tomes d’affilée sur Luuna, parce que c’est ce dont j’avais envie, c’est ce dont j’avais besoin. Ça permet d’implanter la série, etc., et je reste admiratif de quelqu’un comme Lambil qui en est à son 62e Tuniques bleues. Déjà, je trouve qu’il a jamais bâclé, je continue à les lire avec plaisir, mais je me demande toujours comment il a fait pour garder sa motivation de dessiner des chevaux, des tuniques bleues toute sa vie. Et en même temps, si les Tuniques bleues sont là aujourd’hui, c’est qu’il n’a jamais changé. C’est un truc qui m’échappe.
J’estime que c’est plusieurs styles, l’héroïque fantaisie semi-réaliste avec Luuna et Tykko ; le style beaucoup plus humoristique avec Alice au pays des singes, Donjon, Mickey, Superino, Commando barbare… ; et le style autobiographique ou avec une autre écriture encore. Et j’aime bien passer de l’un à l’autre, même dans la même journée, ça se fait assez naturellement.
Pour en revenir à Luuna et Tykko, je commence à considérer ça comme une époque révolue. C’était super, mais ce n’est plus du tout ce à quoi j’aspire.
Justement avec Lewis Trondheim, tu as fait un Donjon, puis Mickey & Donald, Superino avec à chaque fois le goût du pastiche, du vrai faux ou du faux vrai, ça a permis de t’émanciper ?
N. K. : Ce n’est pas quelque chose qui s’est décidé au départ, c’est né de nos personnalités et par accident. C’est né de plein de contraintes, Lewis aime bien travailler avec des contraintes, quand tu attaques un album avec lui, tu lui donnes quelques contraintes et il est suffisamment malin pour en faire un atout, elles vont aiguiller ses idées et sa manière de faire.
Sur Mickey, on savait dès le départ qu’on ne voulait pas quelque chose de moderne : on ne voulait pas qu’on puisse se dire tiens, c’est un truc du Journal de Mickey. Donc on est tout de suite parti sur le côté vintage, les trames,…
Et l’histoire d’imposture qu’on a faite vient du fait que j’étais censé en faire qu’un —et là je suis en train d’en faire un troisième, ça évolue— et comme contrainte j’ai dit à Lewis quitte à en faire qu’un seul : je veux tout ! Mickey, Donald, Dingo, tous les personnages —en plus, c’est un truc que j’ai appris après, c’est qu’en Italie, par exemple, ils ne mélangent quasiment jamais Mickey et Donald. Ils vivent dans deux villes différentes, deux univers différents qui ne se croisent pas. Pour eux, c’est vraiment une hérésie de mélanger tout ça. Mais pour moi, ça a toujours été un seul et même univers, mais c’est un autre sujet.
Du coup, j’ai dit à Lewis que je voulais tout le monde, mais aussi tous les décors. Je lui ai présenté ça comme James Bond, Indiana Jones ou Tomb Raider, je veux que ça se passe dans l’espace, à la montagne, à la campagne, à la mer, dans une cité interdite… Il est parti avec des contraintes sacrément copieuses pour faire rentrer tout ça dans un seul album.
Impossible d’avoir autant de choses en 48 pages — qui était l’autre contrainte qu’on avait— et il s’est rappelé qu’il y avait un truc que j’affectionne tout particulièrement : les vide-greniers. On revient au côté collection. Et il s’est dit que, si on avait retrouvé des magazines dans lesquels auraient été publiées ces pages-là, on aurait l’avantage d’avoir retrouvé les magazines avec uniquement les passages qui nous intéressent. On joue avec les numéros de pages, et l’idée est absolument géniale, on avait l’album le moins chiant possible : il n’y a que du fun.
Les Mickey et Donald, c’est une super référence qui continue —parce que je suis en train de faire un Picsou— et on se rend compte que ces bouquins vivent tout le temps, les traductions continuent. Et ça te fait connaître un peu partout, Mickey c’est universel ! Tout à l’heure, tu parlais d’adapter les personnages, et là c’est un bonheur d’adapter ce genre de perso, graphiquement ils existent déjà et tout le monde les connait : tu n’as pas à expliquer d’où ils viennent, leur passif… Juste à t’amuser.
Pourtant, c’est ce que vous avez fait avec Superino, vous avez pris cet angle-là, de tout recréer ?
N. K. : Pour Superino, l’idée c’était de rebosser ensemble. Et on faisait beaucoup de visio pendant le Covid, et on a eu envie de faire notre Mickey sans toutes les contraintes ; ce n’est pas qu’il y en ait beaucoup sur Mickey, mais il y a des choses qu’on sait qu’on ne va pas faire.
Lewis l’explique comme ça : il faut partir du principe que Disney nous prête ses jouets, on peut s’amuser comme on veut avec, mais évidemment tu ne vas pas les casser. Et ce sont des contraintes qui nous amusent, la preuve c’est qu’on a continué à en faire, mais on s’est dit pourquoi ne pas essayer sans contraintes.
On a commencé avec une petite histoire qui s’appelle Mic Mac dans Spirou, un Mickey non-Mickey. Ça nous a bien plu de le faire, c’était marrant, et on a décidé d’en faire Superino. Ça a un peu évolué parce que Mic Mac ressemblait trop à Oswald le lapin —l’ancêtre de Mickey— et on a tout redesigné. Mais à la base c’était pour s’amuser avec ce genre de truc, mais avec des codes qu’on choisit.
Dans Alice au pays des singes et Commando Barbare, tu rejoues avec les codes de ta première partie de carrière avec des idées différentes ? Mais tu as mentionné Alice à la préhistoire tout à l’heure, il y a un lien ?
N. K. : C’est marrant, j’y ai repensé quand j’ai fait les cartels de l’expo pour expliquer comment est née chaque série.
Pour Alice au pays des Singes, avec Tébo on avait un pote commun qui était éditeur et qui nous a poussé à faire un truc en commun, on était potes, on a un humour en commun, le même genre d’attitude, etc. Tébo dit qu’il va réfléchir sans dire oui ou non.
Et la nuit même, il réfléchit en se disant « Luuna j’aime pas par contre j’aime bien comment il dessine la forêt, Donjon j’adore et j’adore comment il dessine ses personnages animaliers, donc partir sur des personnages plutôt animaliers, ensuite il a bossé 10 ans pour Disney alors un perso Disney ça serait bien » alors il a passé en boucle tous les personnages de Disney et il s’est dit « tu mets Alice dans la forêt de Luuna et dans la forêt il y a quoi ? Des singes ? etc. »
Ça s’est vraiment passé comme ça et le lendemain matin, il m’appelle et il me dit ça s’appelle Alice au pays des Singes, c’est l’histoire d’Alice au pays des merveilles, qui qui tombe dans le trou, qui arrive dans une forêt avec des singes où pour eux les humains sont Tarzan. Et j’ai dit oui, j’adore.
Il y a des scénarios qui demandent une gestation énorme, mais je crois pas mal au côté spontané des choses. Je ne veux pas trop généraliser, mais on sent que le premier feeling, ta première idée est souvent la bonne. D’ailleurs, je pense que ça se ressent dans les albums autobiographiques que je fais.
Dans tous tes albums, tu as une prédilection pour le dessin d’univers imaginaires, c’était plus compliqué de dessiner la réalité, des gens, des lieux que tu connais dans tes livres autobiographiques ?
N. K. : Oui [rires] Oui, c’est ce qui a fait que j’ai pris du temps pour attaquer des bouquins tout seul. Maintenant je me force et je me rends compte que j’y arrive un peu, ça m’encourage.
À la base, j’ai horreur de dessiner tout ce qui est moderne, nouveau, de notre époque. Ça me rappelle qu’une fois, j’ai eu la chance de faire un repas avec Moebius —chez Disney, on voyait cette chance de pouvoir inviter quelqu’un qu’on admire à venir faire une conférence, on a eu Loisel, Conrad, Druillet entre autres— et suite à cette conférence 3, 4 personnes étaient conviées au restaurant avec l’artiste. Je passe le repas à boire ses paroles et Moebius expliquait qu’il détestait dessiner le réel, parce qu’il y a un truc qui est insupportable : tout le monde sait à quoi ressemble une Renault 5, un téléphone, une TV… Du coup, quand tu dessines une Renault 5, tu es obligé d’être précis, d’avoir de la doc et il n’y a rien de plus emmerdant que d’avoir une doc pour chaque élément.
Et pareil, peut-être par flemme ou je ne sais quoi, la doc ça me saoule. Déjà quand je dessinais Luuna, si j’avais besoin de dessiner un tigre, j’allais sur Google image et je marquais tigre et ça me suffisait. Tu as des auteurs qui vont regarder « anatomie tigre » et essayer de comprendre et ils ont plutôt raison de faire ça. Mais ça me gonfle. Pareil il n’y a rien de plus facile que de dessiner la forêt, côté perspective c’est du bonheur —tu fais un arbre grand puis un petit et tu as une perspective, tu n’as pas besoin de lignes de fuite. Et tous mes premiers bouquins, c’est que de l’imaginaire.
Tu vois Crisse, dans Luuna, avait prévu qu’on comprenne où elle va juste par les changements de végétation par exemple —Luuna part du nord et va vers le sud dans la série— mais quand il a vu que quand il fallait faire un arbre, je faisais un arbre et qu’au bout de dix fois qu’il m’ait dit « il n’y a pas qu’un seul type d’arbre… » il a compris que ça ne servait à rien d’insister devant ma mauvaise volonté.
Quand j’ai commencé À cœur ouvert, je savais que j’allais me frotter à la doc. Mais au début, je me suis dit, je vais inventer quand même. Je commence à dessiner et un jour, mon éditeur m’appelle et me dit : « telle page, tu es où ? » ; « ça se voici je suis dans la salle d’attente de mon cardiologue » ; « ah bon, dans la salle d’attente il y a des murs avec des bandes rouges et blanches, une lampe avec des franges, un tapis comme ça… ? » « non, ça j’ai tout inventé ».
Et il me dit « ça se voit, et du coup on n’y croit pas du tout ! On dirait un mélange de décors chez ta grand-mère. T’as pas compris, tu fais un bouquin autobiographique, si on est à l’hôpital de Grenoble : on est à l’hôpital de Grenoble — et les gens qui connaissent cet hôpital, ils reconnaissent tous les lieux— maintenant tu vas prendre de la doc et tu vas bosser. » Et le lendemain, j’ai pris rendez-vous avec le directeur de la communication de l’hôpital de Grenoble et il m’a filé une clef USB avec tout —les instruments, les salles, les différents blocs, les différentes rues…— je suis allé en repérages, j’ai utilisé Google Earth pour essayer de donner de la cohérence et de la crédibilité à tout ce monde.
Et chose incroyable, j’ai adoré ça. Le plus dur, c’était de faire le pas, mais j’ai vraiment aimé. Et effectivement, t’y crois vachement plus. C’est ce qui a motivé ensuite Chasseur d’Invader parce que c’est un sujet que j’avais envie d’aborder avant, mais là tu avais encore moins le choix : chaque Space doit être à l’endroit où il est exactement. Sur l’immeuble où il est exactement. À Tokyo, Paris ou Grenoble… Tu n’as pas le droit d’inventer.
Et au début, je me suis dit, ça ne va pas être faisable, c’est un travail de titan. Mais j’ai percuté deux choses assez simples : chaque photo sur ton téléphone est accompagnée de l’heure, de la date, de l’endroit. Et que si tu combines ça avec un Google Earth, tu refais tes trajets à l’heure près. C’est hyper intéressant et le bouquin était là, il est faisable.
Maintenant je ne suis toujours pas un foudre de guerre de la doc, mais là je travaille sur mon prochain bouquin —qui est une adaptation d’un roman qui s’appelle Mamie Luger en 3 tomes chez Casterman — et qui se passe de 1914 à nos jours. On suit le parcours d’une grand-mère un peu spéciale, on retrace toute sa vie, je me retrouve à aller voir comment ça se passe à telle date et telle date. Et je le fais avec plaisir. Certains iraient dix fois plus loin, mais par rapport à une période où ce n’était même pas envisageable, ça ne me déplait pas.
Et tu le fais seul ou Benoît Philippon t’aide pour l’adaptation ?
N. K. : Non, lui a déjà vendu ses droits donc il ne fait pas partie intégrante du projet. On part du principe que c’est vraiment mon bouquin, c’est le deal, mais comme on s’entend bien avec Benoît j’avais envie d’échanger avec lui.
Tout comme avec Invader, j’avais envie de lui faire lire et qu’il approuve le bouquin. Je le fais pour moi, je le fais pour les fans d’Invader, mais je veux qu’il s’y retrouve dedans.
Comment tu bosses, quels sont tes outils ?
N. K. : Je continue de bosser en traditionnel, disons à 80-90%. C’est assez étrange, j’ai toujours aimé ça. En plus, maintenant, je fais ça de plus en plus dans des carnets directement. Là, je suis en train de faire mon story-board de Mamie Luger dans des carnets, avec mes petits feutres. Et c’est ce que j’adore faire.
Ce qui pose un petit inconvénient, notamment sur Chasseur d’Invader, de n’avoir aucun original à exposer : tout est dans le carnet. Et en plus, je bosse recto verso, donc on ne peut même pas arracher le carnet.
Une fois que j’ai fait cette première version, je reviens sur l’ordinateur où je vais faire la typo — on dit toujours que j’ai une jolie typo, mais je ne suis pas assez rigoureux et propre pour écrire à la main— Casterman gentiment créé ma typo sur ordinateur. Puis je m’en sers aussi pour recadrer les choses, pour dézoomer, il y a un côté pratique. Pour les couleurs, je fais un peu des deux, à l’ordinateur et à la main, je fais un mix. J’ai besoin d’avoir plein de feutres, les mains sales…
Je m’en sers pour faire les illustrations : c’est vraiment plus simple pour mettre en place une illustration. Je m’en sers pour tous ces avantages, mais je me refuse, pour l’instant, de tout faire sur l’ordinateur.
Mais il y a un côté à la main que j’ai envie de faire. On voit de plus en plus des gens qui ne vont plus dessiner, mais qui vont récupérer des décors, redessiner par dessus, composer une image en prenant des photos… C’est un peu quelque chose que je regrette c’est que quelqu’un va sortir une illu qui va te mettre sur le cul, mais en fait le mec ne sait pas dessiner, il sait juste utiliser intelligemment les choses. Et je préfère des belles pages encrées, je suis un peu de la vieille école, mais je suis plus sensible à ça.
Dans l’expo, on trouve des planches et des dessins de tous tes albums ? Des carnets, des objets ?
N. K. : L’expo est un petit panel de tout ce que j’ai fait. Momie est passé à la maison et ils ont embarqué toutes les planches pour faire une sélection. On trouve un petit peu de chaque album : parfois une planche, parfois une illustration, en noir & blanc ou en couleur… si je faisais tout sur ordi, on n’aurait jamais pu faire une expo d’originaux.
Et des carnets effectivement, mais qu’on ne peut pas consulter, ou ouvrir, on va les mettre en vitrine. J’en ai des tonnes, mais c’est le côté un peu frustrant du carnet, qui est problématique à exposer : dedans il y a l’intégralité de ce que tu fais, mais tu ne peux pas en montrer plus qu’une double page.
Mais aussi des objets qui me tiennent à cœur, autour de certaines collections dont on parlait tout à l’heure. Mais on ne peut pas non plus mettre trop de trucs, sinon il faudrait tout mettre en vitrine aussi. C’est toujours un peu étrange, dans une expo, d’expliquer aux gens que c’est pour la déco et que ce n’est pas à vendre non plus.
Comme c’est une expo rétrospective, il n’y a rien de plus parlant que les objets, les collections qui sont le reflet de qui je suis. Et c’est assez complémentaire des planches.
Ça tiendrait qu’à moi, on aurait mis un gros bordel avec plein de trucs ! Évidemment on est dans une galerie, on n’est pas dans une expo comme on peut en faire à Saint-Malo où il y a une scéno totale, mais on a déjà un bon petit reflet de tout ça, je crois.
Toutes les images sont © Nicolas Keramidas
Et les photos ©Momie Galerie
Thomas Mourier, le 20/03/2024
Nicolas Keramidas - Des traits partout -> 27/04/2024
Momie Galerie - 3, rue Lafayette à Grenoble.
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