L'AUTRE QUOTIDIEN

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Atlas du désastre imminent par Claro

Ces derniers temps, on peut dire que nous aurons été gâtés. Les mois qui précèdent ont été riches en événements littéraires. De belles surprises, en vérité. Vous voyez de quoi je veux parler? De qui? Oh, vous avez sûrement une idée. Mais afin de ne pas vous mener en bateau plus longtemps, je me permettrai de préciser que je ne fais pas allusion à des remous – plutôt à des émois.

Songez-y seulement: il y a deux ans, on a enfin vu paraître, traduits par Sabine Huyn, des poèmes d'Anne Sexton (Tu vis ou tu meurs, éd. des Femmes); puis, plus récemment, a débarqué l'énorme Horcynus Orca, de Stefano d'Arrigo (éd. Le Nouvel Attila), traduit par Antonio Werli et Monique Baccelli. Sexton est morte en 1974; d'Arrigo en 1992. Il faut parfois des décennies pour qu'une œuvre fende les frontières. Or voilà qu'une très longue "lettre" nous parvient enfin. Je veux parler de Lettre à un ami imaginaire, du poète Thomas McGrath. Ce dernier a travaillé trente ans à ce long poème, qui n'a paru dans son entier qu'après sa mort, en 1997, sept ans après sa mort. Enfin traduit en français, par Vincent Dussol, il a paru à la mi-décembre 2023 aux éditions Grèges, qui nous avaient déjà donné en 2007 le magnifique Poème californien d'Eleni Sikelianos.

Thomas McGrath est à la fois mal connu et mal apprécié, sans doute en raison de ses affinités communistes qui lui valurent les foudres du Comité Parlementaire des Activités Anti-américaines au début des années 1950.  Pourtant, il semble continuer le mouvement du "long poème" initié par Walt Whitman, réinventé par William Carlos Williams, exacerbé par Allen Ginsberg, explosé par Anne Waldmann, réenchanté par Eleni Sikelianos. Sur près de quatre cents pages, McGrath se fait le chantre kaléidoscopique de sa trajectoire américaine, au fil d'une rhapsodie à la fois généalogique, politique, écologique, où l'Histoire, le paysage, l'anecdote, les convictions, les détresses, la solitude, la force d'agir mènent une danse tour à tour fiévreuse et têtue. Le vers selon McGrath n'est métré que par un souffle soumis à des élans et des saccades, il oscille sans cesse entre un désir de narration et la nécessité de commenter, entre mémoire et constat, épiphanies et révolutions. Ici, le souvenir est une potion magique, garante d'une enfance perdue que le poème réactive par éclats; ici, la foi en la résistance est comme un autre paysage secret. Si la vie est lutte incessante dès lors qu'on ne plie pas devant le Veau d'or, alors il revient au poète de faire du disparate d'une existence le matériau ébloui d'une fresque. Musique!

"Notre destin. / En ce temps-là nous construisîmes notre foyer / Sur le vent / nous ne marchâmes que sur l'abîme / dormions, toujours / Dans un immense lit oscillant parmi les étoiles polaires. / En ce temps-là nous inventâmes l'atlas du désastre imminent; / Découvrîmes les langues enterrées cachées sous la douzième côte – / Les blagues lumineuses du Cardinal de Lower Mombasa ; / projetâmes / (Rien que sur des plans astraux, il est vrai) les structures psychiques / Des pianos à queue mécaniques qui broyaient Mozart à leur moulinette. / Que nous importait que les calendriers mexicains soient remplis de tentatrices / D'un autre siècle? / Que les abris antiatomiques soient pleins de lépreux, et que les banques / Soient lépreuses à force d'explosion monétaires? / Le lit avait fait demi-tour avec le monde / Mais nous étions toujours couchés plein nord tels des aiguilles de sang et d'os."

En ces jours où il est beaucoup, apparemment, question de poésie, délaissons les rives troubles des bardes à papa celtiques et plongeons dans le fleuve riche et prometteur où McGrath nous plonge tout entier, fort d'une générosité politique et d'un lyrisme terrestre hors du commun. Soyons cet "ami imaginaire" qui n'attendait qu'un geste – une geste – une lettre – pour communier avec le grand chant.

Claro, le 4/02/2024

Thomas McGrath, Lettre à un ami imaginaire, traduit de l'anglais (USA) et présenté par Vincent Dussol, éditions Grèges