L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Le vivant : de la ventriloquie à la processualité

L’anthropocène marque un point de non-retour dans le développement des activités humaines. Pour l’architecture, la difficulté est d’imaginer les nouvelles modalités de l’hybridation du naturel et de l’artificiel, du vivant et de l’existant. Chronique d’EVA.

CHRONIQUE 02_Le vivant : de la ventriloquie à la processualité

Les effets irréversibles de l’action de l’homme sur la planète sont si profonds que l’humanité est considérée comme le dernier facteur géologique impactant la lithosphère. Le nom de cette nouvelle période géologique — l’Anthropocène — marque un point de non-retour dans le développement des activités humaines, et pour l’architecture, dont la difficulté est d’imaginer les nouvelles modalités de cette hybridation du naturel et de l’artificiel, et d’envisager une troisième voie, au sortir des délires technophiles de la modernité, et par-delà le fantasme d’un retour à l’état de nature.

Le terme « vivant » synthétise depuis quelques années la prise de conscience de la nécessité d’un changement de référentiel quant à l’élaboration de nos projets d’habitats. Le mot a envahi les librairies, les salles d’expo et les agences. Il est utile de le mettre en débat. Si les territoires du XXIe siècle redécouvrent leur substrat naturel, leur infrastructure paysagère, s’ils reprennent contact avec ce qui précédait leur artificialisation et s’inquiètent de leurs sols, est-ce seulement pour le soin de leurs habitants ?

Ou le terme engage-t-il un changement de conception des habitats eux-mêmes ? Le vivant est-il le nouveau destinataire de l’architecture ou l’expression d’une conception processuelle de l’art de bâtir ? Autrement dit, construit-on pour ou avec le vivant ? Le 3 octobre 2023, Alexandra Arène, Grégory Quenet et Philippe Descola, présentés ci-dessous, ont livré quelques éléments de réponse.

En premier, et comme par réflexe, le célèbre anthropologue resitua sa pratique : « À première vue, je suis très peu qualifié pour parler du vivant dans les milieux habités, si on entend par milieux habités des milieux avec une haute densité démographique, dans la région du monde où j’ai mené mes recherches, la densité humaine est, pour les Achuars, c’est une population d’Amérindiens de la haute Amazonie, entre l’Équateur et le Pérou, souvent inférieure à 0,1 habitant au kilomètre carré donc c’est un milieu qui, à première vue, est très peu habité, mais tout dépend évidemment de la façon dont on entend habiter. Si on considère l’habité dans un sens plus large que l’occupation d’un bâti par des humains, et plutôt comme l’accommodement de certains humains avec un milieu de vie, avec des autres qu’humains, vers lesquels on montre des égards et que l’on traite comme des alter ego, à ce moment-là oui j’ai étudié un milieu très habité, un milieu très habité parce qu’il était profondément transformé ».

La première précaution à laquelle invitait Descola est ainsi de sortir du singulier – qui sous entendrait l’unité et la stabilité d’un ensemble « vivant » — pour parler « des autres qu’humain ». Puis très vite, il s’éloignera du terme même de « Vivant » pour reprendre celui d’« Existant », défini dans Par-delà nature et culture en 2005** comme une pluralité agissante avec laquelle les hommes composent pour co-transformer leur milieu, leur habitat.

Une seconde précaution est apportée par Grégory Quenet : « Le danger si l’on prend le terme de vivant, serait de le réduire à l’animal, aux insectes. On connaît l’extension qu’en a fait Emanuele Coccia, à très juste titre, en montrant le risque d’une forme d’animocentrisme de la pensée. En réalité ce qui fait l’habitabilité de la Terre c’est bien d’autres choses, c’est le cycle du phosphore, ce sont les bactéries, la photosynthèse, ce sont les processus géologiques de dissolution et tout ceci, il est un petit peu difficile de l’appeler vivant, c’est la raison pour laquelle je parle de processualité pour qualifier tout ce qui se met la matière en mouvement. Le mot Vivant porte aussi le risque de l’intentionnalité et l’on sait aujourd’hui, le risque d’un rapport ventriloque à d’autres entités en parlant à travers elle, et en concevant ainsi la sphère de l’humain à travers celles d’autres êtres définies elles-mêmes, ainsi, d’une manière très anthropocentrée ».

Cette manière de réduire le vivant à l’animalité est, un, un raccourci – le vivant se compose en effet à 90 % de végétal – deux, empêche de penser la processualité complète de la métamorphose du vivant, ses subsistances dans d’autres corps et sa vie posthume au travers la minéralité.

Cette idée de comprendre le vivant-végétal comme préalable au vivant-animal est la thèse d’Emmanuele Coccia dans son essai La vie des plantes : « Le premier environnement de tout vivant est celui des individus de son espèce, voire d’autres espèces. La vie semble devoir être milieu à elle-même, lieu à elle-même. Seulement, les plantes, elles, contreviennent à cette règle topologique d’auto-inclusion. Elles n’ont pas besoin de la médiation d’autres vivants pour survivre. (…) elles trouvent de la vie là où aucun autre organisme n’y parvient. Elles transforment tout ce qu’elles touchent en vie, elles font de la matière, de l’air, de la lumière solaire ce qui sera pour le reste des vivants un espace d’habitation, un monde ». ***

Chez Coccia, le monde est un et la vie est une. Le vivant désigne la force de transformation et d’altération de la Terre, celle-ci se présentant à nous, depuis l’apparition de la première cellule, dans un devenir artéfactuel. S’il distingue un vivant-animal d’un vivant-végétal, c’est pour établir une hiérarchie, et définir l’autotrophie des plantes comme préalable à l’établissement de nos formes de vies hétérotrophes.

Cette position de Coccia pose question à l’architecture: si l’animalité nous incite à penser les milieux en termes d’interdépendances, de solidarités, d’interactions et de cohabitations spatialisées, la végétalité n’appelle-t-elle pas à faire modèle de son autoréférentialité, de son autonomie ou de son autochtonie, en un mot de sa processualité ?

Marc-Antoine Durand, le 25/11/2024

Le vivant : de la ventriloquie à la processualité

Lire aussi : Décrire nos héritages et nos habitats en suspens

** Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
*** Emmanuele Coccia, La vie des plantes, Paris, Payot-Rivages, 2016.

*Le Conseil Scientifique du Pôle de formation Eva-aDIG a organisé en 2023, en partenariat avec Chroniques d’Architecture, un cycle de conférences et d’échanges autour de la thématique du devenir des projets d’habitats à l’heure de la crise écologique. En réunissant des chercheurs parmi les plus renommés, sous le marrainage de la philosophe Catherine Larrère, il s’agissait de questionner et de rendre publiques les questions de fond qui travaillent la profession, et d’ouvrir la voie à de nouveaux champs de questionnement prospectif.

Gregory Quenet est considéré comme l’un des pionniers de l’histoire environnementale et des humanités environnementales en France. En 2012, il est devenu le premier professeur en histoire de l’environnement en France, à l’Université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (Paris-Saclay). Il a créé en 2009 les premiers enseignements dans ce domaine, à Sciences Po Paris. Il interviendra ensuite à l’Université de Versailles, à l’université de Lausanne et à la Sorbonne Abu Dhabi.

Philippe Descola est anthropologue, docteur en ethnologie, titulaire de la chaire « Anthropologie de la Nature » au Collège de France de 2000 à 2019, directeur du laboratoire d’anthropologie sociale (LAS) entre 2001 et 2013, et est membre du Conseil stratégique de la Recherche depuis 2014.

Alexandra Arènes est architecte diplômée de l’ENSA de Grenoble (2009) et du post-master SPEAP arts politiques de Sciencespo en (2016). Elle a travaillé pendant plusieurs années sur des projets de territoire à Baseland, une agence de paysage et urbanisme. Elle cofonde SOC en 2016, un atelier d’expérimentation autour de la production de cartographies alternatives, de projets d’exposition, d’enquêtes et de workshops.