Roman de l'actualité politique, façonné aux secrets du chantage et de l'intimité
Lorsqu’un seigneur du chantage à l’ancienne ne se résigne pas à l’obsolescence programmée, sa vision des secrets monnayables doit changer du tout au tout, pour le meilleur et pour le pire. Insidieuse et hilarante, une nouvelle incursion de Philippe Vasset derrière les fenêtres closes et les cloisons mobiles du monde contemporain.
Et voilà ! Un instant d’inattention, et je me retrouve à patauger dans le passé. C’est le risque avec ce journal. Au début c’était une ligne de nage, un guide-chant. Je notais les frais, les sommes extorquées, listais les cibles. Et puis, quand les affaires se sont espacées et la vie, conséquemment réduite, c’est devenu une discipline : consigner les affres pour éviter d’être consigné.
Essayer de comprendre, aussi. Accrocher ce qui fuit. Retrouver un rôle, une place. Car il n’est évidemment pas question d’envisager la retraite : ce n’est pas au moment où mon art rend riche que je vais déserter ! Pour quoi faire, de toute façon ? Ma branche, je l’ai choisie en conscience : le reste manquait de goût. Il faut juste que je remonte en selle, que je retrouve la patte, le coup de main.
Alors je fais des martingales, je cherche le mat en trois coups. Il y a vingt ans, c’est moi qui donnais le ton : les chasseurs de scandale s’épuisaient dans ma roue. J’ai été le premier, par exemple, à utiliser des mini-caméras. J’allais les acheter en Allemagne, les incorporais moi-même. Dans des réveils, des socles de statuette, des cloisons même. Je laissais tourner, puis faisais ma récolte. C’était risqué, bien sûr, et j’ai plusieurs fois failli me faire prendre, mais l’effet de souffle était prodigieux : terrifiées de se découvrir à l’écran, les victimes payaient sans barguigner. Aujourd’hui c’est banal, certains États ont même industrialisé la pratique. Mais à l’époque, c’était révolutionnaire : tous mes concurrents rageaient. C’est ce genre d’idées dont j’aurais besoin pour revenir dans le peloton.
Pour siphonner téléphones et disques durs, j’ai bien sûr envisagé de m’adjoindre un informaticien. J’ai même fait quelques essais, mais rapidement déchanté : ces types sont chers et surtout incontrôlables. Pas d’horaire, pas de parole, pas de visage. C’est, j’imagine, suffisant pour voler des numéros de carte de crédit, mais pour le chantage, c’est rédhibitoire. Exercice délicat, l’extorsion nécessite une maîtrise complète de la chaîne de valeur. Moi qui pratique depuis trente ans, je n’ai jamais eu que deux collaborateurs : le Bon Père pour les dossiers, et Mylène pour les règlements. Deux artisans dont je connais l’histoire, le profil, les revenus. Qu’est-ce que j’irais m’encombrer d’un Biélorusse qui revendra mes stocks au noir ?
Le seul technicien en qui j’ai cru, c’est Julian Assange, l’animateur de Wikileaks, le catalogue de données volées. Dès son apparition, ce dispensateur de secrets d’État m’a fait l’effet d’un associé potentiel. Sa hargne trahissait ses goûts : il prêchait la transparence, mais il était facile de voir que son désir le portait vers des régions moins lumineuses. Pour l’entreprendre, j’avais fait le voyage à Londres. L’idée était de lui proposer un partenariat à front renversé : à lui les imprécations et l’avant-scène, à moi l’ombre et la monétisation des fuites. On a déjà vu, dans l’histoire, des militants se payer de rapines. Mais l’illusion fut brève : quand on m’a introduit dans la gentilhommière où se cachait Assange et que je l’ai vu, le poil méticuleusement blanchi, distribuant ses oukases à un parterre de jeunes aristocrates, j’ai fui. Le narcissisme du personnage constituait un obstacle par trop insurmontable.
Mylène a toujours jugé mes préventions rétrogrades : sans hackers, dit-elle, pas d’avenir. Qui va aller à la pêche aux sextos ? Qui va intercepter les selfies ? Nous, peut-être ? Je plaide la raison : les « hackers« , comme elle dit, ça n’existe pas. C’est un métier de cinéma, comme tueur à gages. Dans la vie, il n’y a que des informaticiens. La très grande majorité rangée, une petite minorité aventureuse. Mais même les audacieux ne s’intéresseront jamais à nos affaires : trop petit et surtout trop risqué. Braquer des banques virtuelles est plus rémunérateur.
Le chantage n’est vraiment plus ce qu’il était. Largement ringardisées désormais, les filatures et les photos volées de loin, à l’ancienne, tandis que l’exhibitionnisme des réseaux sociaux semble rendre à la fois trop facile et beaucoup plus ardue en réalité l’extorsion en échange du silence quant à quelque secret compromettant. Le narrateur de ce journal intime, grand professionnel du métier, blanchi sous le harnais et se piquant d’être parmi les meilleurs de cet art illégal si particulier, cherche un moyen de se renouveler, de résister à un déferlement de nouvelles pratiques qui ne sont pas uniquement technologiques, mais témoignent peut-être d’un véritable changement de paradigme. Absolument pas résigné à rejoindre son cimetière personnel des éléphants, le voici qui réévalue sévèrement ses deux complices traditionnels, et se lance dans un vaste lifting de son commerce, haussant résolument son niveau de jeu – avec les inévitables risques associés – en s’appuyant sur une mystérieuse bande de jeunes femmes en rupture de ban – il découvrira le moment venu que c’était en effet le moins qu’on puisse dire.
Sitôt le père ponctionné, il me faut traiter le fils. Sur les réseaux, on le voit beaucoup sortir : Jade et Lilou proposent d’aller, un soir, escamoter son verre. Je décourage : on parle de tests médicaux, un minimum de méthode est nécessaire. Que fait-il d’autre ? D’autre que la bringue ? De la boxe.
J’ai travaillé mon ouverture. « Bonjour, je suis de la Fédération. » Les boxeurs disent peut-être la « fédé » ? « Bonjour, je suis de la FFBoxe… » Trop-plein. « Bonjour, c’est Pantin qui m’envoie » (le siège de la fédération est dans cette ville). Bien mieux. Devant mon miroir, j’enchaîne : « C’est pour l’examen des adhérents. » Plus simple : « C’est pour la visite annuelle. » Pas mal : « Bonjour, c’est Pantin qui m’envoie pour la visite. » Parfait. J’ai loué à Herr une sacoche et un caducée et ce n’est que devant la porte du gymnase que je me suis rendu compte que je m’apprêtais à entrer dans une assemblée dont l’uppercut était le hobby. La porte s’est ouverte avant que j’aie le temps de flancher : « Oui ? » J’ai tendu la main, bafouillé ma tirade. Moue dubitative. Posément, je me suis repris. Pas mieux. Fort heureusement, quelqu’un a appelé mon interlocuteur et, sans attendre son retour, j’ai commencé à solliciter les usagers. En échange d’une palpation du nez et du crâne, je délivrais une attestation sur papier à en-tête. Goguenards, les boxeurs se laissaient faire. Ma cible frappait un sac dans un coin, j’avançait vers lui en crabe.
Mon examen s’est arrêté à la mâchoire (« Vous avez reçu des coups, ici ? »). S’inquiétant d’être privé d’une attestation dont il ignorait l’existence quelques minutes auparavant, le sujet a accepté d’ouvrir la bouche. Usant d’un écouvillon comme abaisse-langue, j’ai fouraillé cinq minutes, le temps que l’ADN fixe, puis l’ai paternellement rassuré, et gratifié du papier. Maintenant, fuir. Pas trop vite pour ne pas attirer l’attention, mais sans s’attarder non plus. « Les toilettes, s’il vous plaît ? » Les lieux étaient, hélas, aveugles. Volte-face. En traversant les vestiaires, j’ai avisé, dans une vitrine, un sweat aux couleurs du club (prix : 29 euros). D’un coup de pince chirurgicale, j’ai forcé le panneau, passé le vêtement, remonté la capuche et placé ma sacoche sur mon ventre, sous le molleton. Désormais, garder le cap. Du pas légèrement accablé d’un homme sonné par un exercice trop intense, je me suis dirigé vers la sortie. Borné par les coutures du rabat, mon champ de vision ne manifestait rien de notable. La porte n’était plus qu’à vingt mètres lorsque retentirent des éclats de voix : un boxeur s’était blessé et on cherchait un médecin, mais si, celui qui était là il y a deux minutes. L’agitation, alentour, était devenue difficile à ignorer : des gens me frôlaient, des groupes se formaient. Me retourner, voire lever la tête serait revenu à me découvrir. Alors j’ai mobilisé tous mes muscles pour garder l’allure, et la pose, quitte à me signaler par mon indifférence. Ce n’est que bien plus tard, le front posé sur le plastique du volant, que j’ai repris mon souffle.
près nous avoir régalé précocement de ses audaces spéculatives, associant automates, réseaux et dérives psychogéographiques (de « Exemplaire de démonstration » en 2003 à « Un livre blanc » en 2007, en passant par sa « Carte muette » de 2004 et ses « Bandes alternées » de 2006), Philippe Vasset avait posé pour nous deux jalons essentiels (utilisant vraisemblablement et subrepticement une partie du matériel mental accumulé dans son travail à la ville, celui de journaliste spécialisé d’investigation chez Africa Energy Intelligence et chez Intelligence Online) : son « Journal intime d’un marchand de canons » (2009) et son « Journal intime d’une prédatrice » (2010) mettaient en scène avec un savant mélange de gouaille et d’authenticité deux industries-clé formatant le monde contemporain, celle de la défense et celle de la spéculation financière.
Une fois le somptueux « La conjuration » (2013) passé par là, avec ses interstices et ses zones d’ombre sous nos yeux, avec ses stratégies marketing et ses tours de passe-passe muraille, il n’était sans doute plus possible pour Philippe Vasset (après ses magnifiques détours vers la spéculation intime, en abîme, de « Une vie en l’air » en 2018 et de « A cappella » en 2023) d’ignorer plus longtemps l’industrie des recoins, compagne assidue (et soumise, on le voit ici, aux mêmes pressions, peu ou prou, de changement technologique et sociétal) de celle des médias et du divertissement spectaculaire marchand – à l’ère concomitante des Jeffrey Epstein et d’Instagram, de la prédation sexuelle mise face à ses absences de complexe et du changement de la nature même du secret inavouable. L’art du kompromat (largement évoqué bien entendu dans son « Conversations secrètes. Le monde des espions » de 2020) n’est vraiment plus ce qu’il fut. Et pourtant Philippe Vasset nous prouve ici à nouveau à quel point il maîtrise avec un rare humour sérieux cette zone grise du contact entre l’avidité financière et la dérive sectaire, entre le sens commun dévoyé et le règne définitif d’une folie qui n’a plus rien de doux.
Comme ça, sans prévenir ? Elles n’en reviennent pas. Je les ai mises en garde : dans le chantage, les mèches sont courtes. Alors à tout moment… ??? Elles échangent des regards interloqués. Plus que le lâchage du Bon Père, c’est la brutalité du procédé qui les choque : elles s’étaient figuré une dernière scène, des adieux, une tirade, et pas cette détonation sèche qui fait siffler les tympans.
Le sacrifice du Bon Père, je pourrais le justifier par le danger que représentait sa croisade mystérieuse. mais je préfère me taire et savourer la nuance d’appréhension qui passe dans le regard des filles. Soudain, j’ai cessé d’être ce personnage débonnaire qui gère son petit commerce en bon père de famille et suis devenu lanceur de couteaux, farouche et imprévisible. Nous sommes assis au soleil, en terrasse sur les Boulevards et, sans rompre l’inconfortable silence qui s’est installé autour de la table, je désigne le sommet d’un immeuble, de l’autre côté de la rue : c’est là-haut qu’habite le Bon Père. Il doit être en train de lire le billet qui l’expose et, dans quelques minutes, va décamper.
La prédiction s’accomplit presque instantanément : hagard, mon curé déboule sur le trottoir, cherchant désespérément un taxi. Nous rentrons la tête mais l’homme est trop bouleversé pour nous voir et monte dans la première voiture qui s’arrête. D’autorité, j’invite tout le monde à passer de l’autre côté de la rue pour, une fois l’artère franchie, distribuer des brassards orange floqués « Police » et des fausses cartes barrées d’un logo tricolore. Je poste Audrey devant l’immeuble, au cas où le Bon Père aurait l’idée de revenir, et pousse le reste du groupe dans l’ascenseur. En réponse à la question muette qui arrondit leurs sourcils, je pointe le doigt vers le haut de la cage d’escalier : « les archives !!! ». Elles n’imaginent tout de même pas que je vais abandonner ce trésor au premier venu.
Le déménagement s’est déroulé sans accrocs, la bande prenant un plaisir manifeste à jouer son rôle, exhibant ses insignes à tout bout de champ et barrant d’un bras impatient le seuil des appartements. Le temps nous était compté : il fallait plier l’affaire avant l’arrivée de la police, la vraie. Ce qui fut fait, mais d’extrême justesse : nous chargions encore des cartons dans le coffre de ma pauvre voiture quand les premières sirènes retentirent. Tout le monde s’égailla, moi dans mon véhicule écrasé sous la charge, elles à pied, par les rues adjacentes.
Hugues Charybde, le 14/10/2024
Philippe Vasset - Journal intîme d’un maître-chanteur - Flammarion
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