Tentative de ne pas faire un Top Cinéma 2023 : rien ne nous empêchera de chanter !
Un des 70 Proverbes de l'Enfer de William Blake serait peut-être approprié pour commencer. Celui qui instruit : « Au temps des semailles, apprends ; à la moisson, enseigne ; l'hiver, jouis ». De quoi jouir toutefois quand l'hiver est là, et qu'il nous promet de faire durer ses froidures ? Comment se réjouir en effet quand les semailles auront été à ce point, et pour une nouvelle année, si peu disposées à la générosité ? Et la moisson d'être frappée de très grande pauvreté.
Le cinéma nous manque, auquel nous avons tant demandé. Le cinéma manque, à quoi nous demandons ce qu'il nous a déjà donné. Nous exigeons du cinéma ce qu'après tout il nous aura en effet offert, et dont quelques noms peuvent ici valoir d'emblèmes quand le temps est venu de célébrer, dans la mort de leur porteur, les immortels qu'ils auront été, Jean-Marie Straub et William Friedkin, Jocelyne Saab et Otar Iosseliani, Jean Eustache et puis Jacques Rozier.
Les films sont toujours plus nombreux, partout disponibles, dans les salles, sur les sites d'hébergement de vidéo et autres plateformes de streaming. Pourtant, le cinéma nous manque. De cinéma il y a peu, déserté comme si l'art qu'il nomme avait été confiné, confisqué. Un cinéma qui aurait le courage de la vérité, brisant le gel de l'actuel en ouvrant à la possibilité d'une nouvelle époque, par la violence esthétique des grands forçages ou la douceur des caresses qui tiennent dans leur paume des potentialités dans l'attente encore d'être réalisées.
L'extermination en cours des peuples, de l'air et du vivant, le cinéma n'y échappe pas. La guerre civile mondiale à laquelle se livre rageusement le capital à son âge impérial, qui est son stade terminal, et disons même apocalyptique, conduit à l'extinction massive et les industries culturelles y participent en colonisant les imaginaires pour les siphonner. Les imaginaires carbonisés par toutes les pompes lucratives, la dilapidation déprédatrice comme jamais.
Comment aimer des films qui aiment si peu ou si mal le cinéma ? Comment désirer voir qu'il y a encore du cinéma dans un monde irradié, implosant de fureurs sacrificielles, nécrosé ?
Les désastres sont connus,
les émerveillements inconnus
Critiquer n'a jamais été une distribution de bons ou mauvais points, c'est une pharmacie. À l'origine, la critique témoigne d'une crise et le texte qui en fait l'inscription tient du diagnostic. Le cinéma est en crise, tout le vivant est en phase critique. C'est pourquoi nous n'avons jamais eu autant besoin de la critique à l'heure où elle est toujours plus incorporée dans la conversion hyper-industrielle de l'opinion en production globale de commentaires à fonction publicitaire.
Les fabricants de contenus s'enrichissent, le cinéma n'a jamais été aussi paupérisé. On le dira aussi de la chose publique, intoxiquée par les virulents progrès de la fascisation. Il faut voir comment la politique des auteurs a depuis quelques temps désormais viré en anti-politique des (h)auteurs pour admettre comment l'auteur personnifie surtout l'autoritarisme de ses manières, son style griffé, au mieux allié à des conservatismes, au pire à la tyrannie du surmoi.
Il faut voir comment tout régresse, tout déchoit, les bassesses du monde dans celui du cinéma.
Les désastres sont connus, annoncés, programmatiques. Les émerveillements, eux, sont toujours imprévisibles, à chaque fois des étonnements – des événements. Il y en a eu en 2023, peut-être même plus que ces deux dernières années, des films capables de redonner des forces quand celles-ci viennent à manquer, qui rendent au cinéma ce qu'ils lui doivent, tirant du chaos des propositions nouvelles, des configurations qui déplacent les centres de gravité, des cosmogonies qui bousculent les mythologies ancrées. Beaucoup ont été peu vus, de rares l'ont davantage été. Le cinéma se tiendrait là, ses forces dans ses faiblesses, dans une fragilité qui n'est pas contradictoire avec la vertueuse souveraineté de ses formes, sublimes, incorruptibles.
Le temps est aujourd'hui à l'après-coup, c'est la vertu de l'hiver. Les regards sont rétrospectifs en capitonnant trous et bosses de l'année et y déceler en pointillés les orientations dont nous avons besoin pour tracer notre sentier. L'après-coup intéresse surtout en préparant au coup d'après, qui est toujours déjà engagé dans les films qui s'essaient à redonner au cinéma ce que le cinéma leur aura donné – une dignité dans la justice que l'on doit rendre à son endroit. L'hiver joue les prolongations mais, comme le dit la chanson, on ne cessera pas de chanter.
Chaud, froid, incorruptible
(Catherine Breillat)
L'Été dernier est le grand film d'amour du cinéma de Catherine Breillat, et l'un des plus grands du cinéma français – de tous les temps et pour tous les temps. La queue de comète de ce qui s'appelait naguère cinéma d'auteur et mise en scène en ayant encore du sens. Et ce film arrive au soleil couchant d'une œuvre qui scintillerait encore une fois, la dernière peut-être, le dernier été avant la nuit définitivement tombée dont le règne, griffé d'étoiles filantes, est au rayonnement fossile. Si le désir est une levée – orior –, l'or des alliances peut protéger du vortex affamé des orifices. Un bracelet offert peut bien ressembler à la menotte conjugale d'un mari jaloux. L'alliance maritale luit toutefois pour les étoiles mortes qui constellent nos vieillissements en sertissant nos secrets.
Pas un cinéma de la victimologie, non, mais de grandes batailles livrées pour défaire ce qui anémie le cinéma. Le cinéma est une princesse captive que délivrent d'autres princesses se révélant des dragonesses. Filles et femmes y sont moins de feu que des reines des neiges et leurs royaumes sont des banquises dont les confins relient le cinéma qu'il y a dans notre tête à l'écran de la projection.
Un cinéma du cerveau et le sexe en est l'X et la terminaison nerveuse, jusqu'à la pointe des plans. Comme Hélène dans Les Dames du Bois de Boulogne, le film de Robert Bresson et les mots de Jean Cocteau, le cinéma de Catherine Breillat est comme l'or : à la fois chaud et froid – incorruptible.
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Des nouvelles du front cinématographique
Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position. Cet article est d’abord paru dans l’excellente revue de cinéma belge “Le Rayon vert”, que nous vous recommandons sans la moindre hésitation.