“Le livre est avant tout un rapport humain”. Interview de Florent Maudoux autour de son expo “Freaks’ Show” à la Momie Galerie
Belle actualité pour Florent Maudoux avec la sortie de son dernier album Clovd qui ouvre une nouvelle ère dans son travail doublé d’une grande expo rétrospective à la Momie Galerie du 6 janvier au 2 mars 2024.
Nous en avons profité pour explorer en détail les thématiques de Clovd, entre le retour au fait main et l’envie d’une pop culture nouvelle, de son rapport aux livres, à l’après Freaks Squeele mais aussi l’occasion de parler technique, de sa nouvelle technique de colorisation qui fait évoluer son dessin, de son rapport aux I.A. et au papier, ou encore de la place de la sensualité ou du cameo porn dans son œuvre.
Pour ceux qui ont la chance d’être dans la région de Grenoble ce week-end, l’artiste sera présent pour une séance de dédicaces de 15h30 à 18h30, ce samedi 13 janvier, suivis d’un vernissage à 19h. Vous pourrez peut-être récupérer un exemplaire du tirage limité avec couv’ alternative, cahier graphique et un ex-libris signé et numéroté sur place et notez que le 17 février, Florent Maudoux reviendra pour un live drawing dans la galerie.
Après 19 albums, un roman et un jeu de rôle dans l’univers de Freaks Squeele, tu lances un nouvel arc avec Clovd, est-ce que l’envie vient d’explorer à nouveau l’univers —par une autre manière— où tu as placé quelques personnages fétiches dans une idée nouvelle ?
Florent Maudoux : J’avais envie de faire une suite à Freaks Squeele,mais j’attendais de voir comment les choses allaient bouger par rapport à tout ce qui était « super héroïsme ». Aujourd’hui, après le covid, on vit une période de doute, de fin d’un âge d’or super-héroïque.
Et je voulais montrer quelque chose de très positif et de joyeux dans un univers crépusculaire. Il en est sorti une œuvre que je voulais pouvoir faire lire à des gens qui ne connaissaient pas mes précédentes séries.
Tu indiques dans ton histoire qu’elle se passe en 2042 et que 20 ans ont passé depuis l’apparition du clovd, on y échappera pas cette année ?
F.M. : C’est ça ! [rires] Le clovd est un jeu de mots avec le covid. Et l’idée était de synchroniser l’apparition du cloud avec l’expérience du confinement où on a perdu la vision du futur —ce qu’on tenait pour acquis.
Donc, invoquer le brouillard c’est ma manière de montrer qu’on a perdu l’horizon. Comme le purgatoire le brouillard est souvent présenté comme un lieu de transition entre le monde des vivants au monde des morts notamment dans la mythologie viking —comme dans Erik le Viking et Valhalla Rising.
Je me suis beaucoup intéressée dernièrement aux Vikings et aux Scandinaves du Dark Age, parce que je me suis mis à l’escrime médiévale. Du coup, la mythologie viking est venue naturellement nourrir le récit.
Le récit est parsemé de petites références à notre époque et commence avec les gosses de riches qui vivent dans les bunkers et qui chassent les pauvres. Tu aimes utiliser les clichés pour mieux les détourner par la suite, nous mettre sur de fausses pistes ?
F.M. : Oui, c’est hyper intéressant. C’est pareil pour ce gamin qui arrive comme une espèce de messie au début qui est très vite écarté par le récit, juste pour montrer des trajectoires qui sont sclérosées dans un certain mode de vie, qui deviennent des clichés. J’aime bien déconstruire un archétype pour en livrer une vision qui me semble plus conforme à ma culture de français.
J’ai écrit ce récit en réaction à une pop culture qui nous impose un récit de fuite en avant et de succès.
Je n’ai pas envie de laisser l’exclusivité du storytelling de fin du monde aux seuls américains et japonais. Ils ont une culture bien à eux à propos des armes et de la place de la femme. Une version bien à eux du bonheur. L’expérience du mur de bouclier m’a fait comprendre que c’est ensemble qu’on pouvait faire bouger les lignes. Mais aussi qu’un geek comme moi pouvait éprouver une joie communicative à faire du sport et à sortir de sa zone de confort… Au chaud derrière un écran.
Sauver les livres, écrire pour ne pas oublier, transmettre, on a des aspects qui résonnent particulièrement dans ce titre. Il y a de belles déclarations d’amour à la créativité, au geste artistique. On a l’impression d’un album charnière où tu questionnes ta propre production ?
F.M. : Oui, tout à fait. J’aborde les motivations qui poussent à écrire, le fait de transmettre. Le fait de me retrouver tout seul a été un gros sujet pendant le confinement. Seul face à ce que je faisais, face à l’apparente inutilité d’écrire alors que plein de choses avaient déjà été écrites et qu’on allait vers un monde qui ne laisserait peut-être pas autant de place pour la création.
Finalement ce qui m’a permis de retrouver du sens, c’est la reconstitution médiévale. Elle me proposait un challenge nouveau et intéressant. Je pouvais questionner mon identité d’asiatique de France pour l’inclure dans un récit localisé. Je me suis plongé dans des livres que je n’aurais jamais ouvert par manque de temps et d’intérêt.
J’ai aussi compris que je devais chercher les matériaux des récits dans le réel. Au final l’isolement dû au confinement a été une véritable source d’inspiration.
On découvre Isatis & Xantia, ces 2 guerrières qui traquent les bouquins dans un récit qui questionne la consommation culturelle, avec l’idée de faire des choix dans la culture, choix qu’elles transgressent aussi…
F.M. : À un moment donné, elles se retrouvent dans une maison bourgeoise lambda et elles découvrent des livres qu’elles jugent non intéressants. Et c’est vrai qu’on fait face à une multiplication de la proposition culturelle, aujourd’hui le travail de libraire, de bibliothécaire de critique devient de plus en plus important : parce que c’est avant tout un rapport humain. Le livre quand il est imprimé est lâché dans la nature : vous donnez un texte à quelqu’un qui se l’approprie. C’est la personne qui le lit, qu’il reçoit, qui le fait vivre.
Il y a un travail de conservation à faire dès à présent, sans tomber dans le conservatisme, il faut faire l’inventaire de ce qu’on sait déjà, ce qu’on peut garder. Mais ce n’est pas évident d’éviter le piège du conservatisme et de se dire « c’était mieux avant ». C’est pour ça qu’il y a aussi cette notion de jeu de rôle & du « livre vivant », que j’essaie d’injecter dans le récit.
Tu l’incorpores dans la forme et le fond, avec des fiches perso et du lore dans l’album mais aussi des personnages qui jouent. Les encarts de persos sont venus tout de suite dans le récit ? Comment tu as réfléchi pour qu’ils ne stopent pas la narration ?
F.M. : C’est le côté attractif des livres de jeux de rôle, dedans tu as du lore. Et j’aime créer des univers denses avec beaucoup d’éléments, mais à un moment donné, j’ai dû faire des choix parce que le récit ne pouvait pas s’accommoder de trop de digressions. Donc, j’ai éliminé des choses : des moments de scénarios, des moments d’aventure, pour me concentrer sur les personnages et ce qu’ils devaient vivre.
Frustré par ça, je me suis dit que j’allais faire des fiches de personnages, pour permettre de comprendre comment fonctionnent les colonies, comment s’articule l’énergie humaine au sein de cette société —d’ailleurs, je ne parle pas assez des centaures, mais les colonies fonctionnent aussi grâce à l’énergie animale— mais je ne voulais pas que tous ces sujets viennent parasiter le récit.
On l’a expérimenté beaucoup avec les LowReader et les Doggybags : les encarts, les fausses pubs… ce genre de choses n’encombrent pas trop le scénario parce que les gens les lisent quand ils veulent. On n’est pas sur du film ou de la série, on n’impose rien au lecteur : il consomme le livre comme il veut. Et j’ai envie de profiter de cette liberté.
On venait de faire A Short Story [lire notre coup de cœur interactif ici] avec Run, avec une quantité de textes phénoménal dedans, intéressants, fournis, documentés. Une expérience éditoriale hyper intéressante qui a laissé sa marque dans ma manière de raconter et de dessiner.
Comme dans tous tes albums, il y a des easter eggs, des réfs visuelles ou des répliques cachées, mais cette fois tu le fais avec des marques de voiture comme ce pneu en 4e de couv’ ou des blasons, pourquoi ce choix ?
F.M. : Un petit peu par lassitude, parce que c’est devenu un tic dans la narration moderne —ça porte un nom, le cameo porn— c’est devenu un sport que je n’aime pas trop. À l’époque, pour moi, mettre des références culturelles, c’étaient des clins d’œil entre moi et le lecteur comme pour dire : voilà d’où viennent ces inspirations et voilà d’où vient ma culture.
Pour autant je ne regrette pas le travail que j’ai fait dans Freaks Squeele, ce travail de déconstruction de l’iconographie et de recherches sur ce qu’est le héros. On le retrouve dans Clovd sous une autre manière, c’est une continuité entre les 3 séries, Freaks Squeele, Funérailles et Clovd, qui me semble logique et conforme à l’ADN d’une série que j’avais créé plus jeune.
Justement on peut lire, à plusieurs reprises, que c’est la fin des super héros, comme si tu indiquait aux lecteurices que tu tournais la page de Freaks Squeele version classique non ?
F.M. : Je tourne une page et je fais un constat aussi de ce qui se passe aujourd’hui : le super héros a perdu sa superbe. Marvel n’arrive plus à renouer avec succès, pareil pour DC qui va de mal en pis, Starwars s’effondre sous son marketing… Tous essaient de faire cracher des œufs d’or à une poule qui était déjà lessivé avant le covid.
La pop-culture doit se renouveler, loin des impératifs du succès pour « toute la famille » et des algorithmes qui prédisent le box office en fonction d’ingrédients prédéterminés par des marchés financiers. La BD est un bon laboratoire car elle fonctionne sous les radars, loin de groupe d’influence totalitaire. On a encore une marge de manœuvre et je compte bien en profiter pour raconter ce qui me semble juste.
C’est amusant cette idée de chercher d’autres voies, la couverture le montre chevauchant une moto façon cow boy post-apo mais il refuse de le faire dans le bouquin. Comment on crée une bonne couv’ ?
F.M. : J’ai réfléchi la couverture et les pages de garde comme un générique de dessin animé de notre enfance. Un de ces trucs chanté et qui pouvait durer 2 minutes et qui était bourré d’images qui allaient spoiler le contenu de la série avec parfois plusieurs mois d’avance. C’était une porte ouverte vers l’imagination.
Avec tous leurs effets spéciaux —qui sont extrêmement bien foutu quand même— on arrive à un niveau de qualité pour une de production routinière qui n’a jamais été atteint dans l’humanité. Les effets pour la moindre série fantastique sont hyper bluffants. Mais quelle est la place pour l’imagination, finalement ?
Au risque de paraître conservateur, il faut bien avouer que le monstre fait en latex, la marionnette… ces créations invoquent la complicité du spectateur et finalement évoquent avec plus de force les sujets qu’ils décrivent. The Thing reste un chef-d’œuvre de l’horreur par exemple. J’ai envie de faire travailler le lecteur, de bâtir une complicité.
Aujourd’hui, je n’ai pas envie d’une culture qui soit juste passive. Je veux montrer une pop culture qui peut inspirer et qui donne envie.
Je crois que tu travailles uniquement en numérique, tu peux nous parler de tes outils et de ton processus de travail ?
F.M. : Je bosse beaucoup sur ordinateur, je fais mon encrage et la couleur. Et en fait, je fais du noir et blanc, parce que j’aime bien poser mes lumières et ça me permet aussi de vérifier que la narration fonctionne en noir et blanc. Ce n’est peut-être pas la meilleure méthode, mais j’aime bien, ça me permet d’échelonner mon travail, d’avoir des étapes qui sont rassurantes parce que je produis beaucoup de pages. Il me faut un process qui me dit que j’avance correctement sans piétiner.
Et pour cet album, j’ai trouvé une nouvelle méthode de couleur qui permet d’avoir une couleur plus vibrante — que de passer avec des modes de fusion, mode multiply ou incrustation — et là je suis sur des gradients maps. On map des niveaux de gris différents et ça permet d’avoir des vibrances de couleurs moins plates. On évite le côté mise en couleur des vieux films en noir et blanc, avec des couleurs un peu cireuses.
Justement les lumières ont un rôle dans l’histoire, tu l’as bossé d’une manière particulière ? Tu l’as pensé dès le story-board ?
F.M. : C’est hyper important, c’est le contraste, c’est l’émotion. Le clovd ça a été un nouveau défi pour moi, parce que je pensais m’affranchir de faire des décors. En réalité, c’est encore plus compliqué de décrire les décors à travers, justement, cette lumière laiteuse. Il fallait que je rajoute plus de hachures, plus de nuances dans mes ombrages.
Dans les séquences de nuit, c’est plus simple, tu peux trancher les lumières d’un beau noir et blanc. C’est pratique tu n’as plus qu’à rajouter un petit jus de couleurs pour obtenir des ambiances qui fonctionnent bien. Le clovd, a été difficile à montrer, mais il a aussi été l’occasion de mettre en valeur chaque source de lumière comme autant d’éléments narratifs.
Dans pas mal de tes livres, il y a des scènes sensuelles, tu as même fait des albums spécifiquement érotiques comme Vestigiales, ici tu en ajoutes aussi. Comment tu bosses ses scènes ? Et est-ce qu’elles ont une fonction particulière pour toi en plus du côté purement esthétique ?
F.M. : Je voulais dénuder les héros, pour montrer que c’était un monde qui avait une notion de la pudeur différente. C’était aussi l’occasion de montrer que, sous l’armure, il y avait des femmes, des humains.
Il y a un truc intéressant dans cet album —que je n’ai pas trop mis en avant dans la communication— mais pour une fois je n’ai pas ressenti le besoin de faire des boobs armors, des armures sexualisées. C’est un truc que je faisais beaucoup, parce que le costume de super-héros, des super-héroïnes les sexualisent outrancièrement. Je ne dis pas que ce n’est pas bien, je suis client, mais là je ne l’ai pas fait parce que, mettant moi-même des armures et combattant dans un mur de boucliers, je me suis dit que la priorité était la sécurité. Que ce soit pratique à mettre, mais aussi faisable avec des outils du futur : de la récup, des pneus…
Mon héroïne est assez peu sexuée et j’avais envie de montrer son côté féminin et généreux. Isatis représente aussi la déesse-mère, Christophe Blain dans Le monde sans fin représente la déesse-mère comme une belle femme, généreuse, plantureuse. Isatis est une force de la nature, c’est aussi cette femme des temps anciens qui revient dans le futur. Elle est rassurante par son physique, elle est maternelle sans être maternante.
C’est un personnage que j’avais envie de montrer sous plusieurs angles et on n’a pas fini de le voir à moitié nue parce que le contraste est super intéressant à explorer.
Pour l’exposition à la Momie Galerie, il y aura des planches de Clovd mais aussi d’autres choses ?
F.M. : Oui comme tu disais au début, j’ai une longue carrière. Ça fait un petit moment que je suis dans la BD et dans l’entertainment. Nous exposons même des illustrations qui datent de l’époque Rackham quand je faisais de la figurine. C’est plein d’expériences diverses et variées.
C’est aussi l’occasion de voir des facettes qu’on ne voit pas trop de mon travail, les décors, les recherches ou même des originaux —j’en montre assez peu, mais à une époque je travaillais un peu plus sur papier. La vue d’ensemble sera intéressante je pense.
Comme tu bosses sur l’ordi, est-ce que tu as fait des planches spécifiquement pour cet album en tradi ? Ou même pour cette expo ?
F.M. : Pas spécialement pour la galerie, mais j’ai ressenti le besoin de refaire un peu de traditionnel —je pense que c’est dû à l’émergence des I.A. —et du coup, j’en ai intégré dans l’album, à travers justement les fiches de personnage.
J’ai voulu faire des originaux au crayon pour la plupart de mes couvertures. Je n’ai pas tellement peur des I.A., les gens qui raconteront des histoires de la bonne manière auront toujours leur place dans le monde de l’entertainment et de la pop culture. Parce que bien raconter une histoire, c’est aussi raconter ce qui est invisible entre deux cases. L’I.A. ne peut pas comprendre ça.
Comment gérer l’entre-deux cases ? Comment le dessin fonctionne en tant qu’évocation du réel et pas en tant que représentation pure du réel ? Ce qui m’inquiète, c’est que les gens se jettent dans l’I.A. et en consomment sans savoir que c’est de l’I.A.. Et j’ai juste envie de me projeter dans des images fabriquées en tradi, parce que je pense qu’il y a les gens pour revenir vers du « fait à la main ».
N’hésitez pas à nous envoyer des photos si vous passez par la Momie Galerie pour voir cette exposition qui court jusqu’au 2 mars 2024, je vous rappelle l’adresse 3, rue Lafayette à Grenoble. Et l’album est déjà dispo !
Thomas Mourier, le 17/01/2024
Florent Maudoux - Clovd - Rue de Sèvres / Label 619
- >Toutes les images sont © Florent Maudoux / Rue de Sèvres / Label 619; et les photos ©Momie Galerie
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