Avec Claro, suivons l'animal errant de retour d'abattoir…
Travailler physiquement la langue en son corps et en son cœur pour retrouver et inventer les trésors enfouis au-delà des automatismes qui nous sont encore et toujours infligés : un programme poétique salutaire à l’exécution vibrante.
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à l’instant de la frappe un collet un
garrot un étau contracté autour
du cou qui empêche d’être tout à
fait debout dans ce corps incomplet
faut-il racler la craie des os s’ouvrir
des plaies pour que d’autres langues les lèchent
face au corps nu proférer un sésame
qui soit la voix d’une voix inconnue
vivre tête bêche avec un cadavre
qui ne soit ni un autre ni soi-même
tel le valet dédoublé sur la carte
la fenêtre est ouverte et donne sur le
vide un instant suffit et puis plus rien
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Au moins depuis son lancinant « Comment rester immobile quand on est en feu ? » de 2016, qui officialisait en quelque sorte un besoin poétique crucial, besoin qui hantait les nombreux écrits critiques de Claro, sur son blog ou imprimés, besoin qui travaillait sa prose (ce dont témoignaient déjà, en beauté et en flagrance, aussi bien « Tous les diamants du ciel » en 2012 que « Crash-test » en 2015), on sait qu’entre l’auteur du gigantesque « CosmoZ » et l’écriture, il sera désormais d’abord et avant tout, et jusqu’à nouvel ordre éventuel, question de poésie, au sens le plus déterminé du terme, justement.
Après le tournant intime apparent de « La maison indigène » en 2020, tout de franchise et de transparence investigative, mais pourtant si baigné de ruse narrative et de magie sibylline, il nous offrait l’an dernier « Sous d’autres formes nous reviendrons », formidable memento mori aux angles saillants comme surgis de nulle part et, pourtant, comme l’attestait un titre quasiment programmatique, une somptueuse, déjà, continuation de la quête langagière par d’autres moyens.
Publié en janvier 2023 dans la belle collection Poésie de Flammarion (où l’on trouve notamment les trésors de Patrick Beurard-Valdoye, ici, ici ou ici), placé sous le signe à élucider du triple « deux points », « Animal errant, retour d’abattoir ::: » poursuit et affirme ce cheminement fascinant.
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tout de viande vêtu se laisser choir
dans le souvenir du ventre hanté
n’enfanter que débris s’imaginer
qu’un esprit limoneux sait conjuguer
alpha et oméga charogne et joie
la pâte d’âme en quête de levure
le cube du non enfoncé dans
le cercle du oui et le charivari
des nuits sans cesse décousu par des
mais de gitans aux yeux tout cramoisis
tel qu’en songe on en voit aucun secret
nulle magie et l’âme un gant de crin
qu’on frotte sur du sens et puis qu’on jette
Dans Libération, Camille Paix rappelait (ici) à propos de cet animal errant que « la poésie, c’est le territoire de la violence ». Il serait tentant en effet de suivre le tracé de la veine biographique sous la peau, depuis l’étrange maison algéroise si curieusement environnée jadis, et de détecter la part de règlement de comptes qui habite ce corral – après l’abattoir, tout est résolument là.
« animal errant, retour d’abattoir ::: » propose pourtant tout autre chose. La belle formule de Stéphane Bataillon dans La Croix (« Une parole noircissant les souvenirs pour tenter de nuancer les ténèbres d’un monde que l’on n’espérait pas ») sonne ici très juste : il faut aller fouaillant jusqu’au tréfonds pour entrevoir une chance de s’échapper des pièges du langage, de ses conventions et de ses habitudes, pour espérer créer ou récréer une émancipation. Il est tout sauf anodin que surgissent ici – au fil des vers libres (mais n’échappant pas, volontairement, aux contraintes subtiles du rythme, de la scansion et du détour) – Antonin Artaud (que seraient sinon un pèse-nerfs ou un ombilic des limbes ?), Franck Venaille (dont le pas vigoureux et déjà largement complice dans l’ouvrage précédent de Claro ne se contentait certes pas d’arpenter les berges de l’Escaut), Alejandra Pizarnik ou Cédric Demangeot : bien qu’opérant selon des protocoles poétiques ô combien différents, celles et ceux ainsi doucement convoqués par l’auteur, en humble fraternité, ont toujours inscrit cette libération du langage au cœur de leurs préoccupations.
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heures rompues fade mémoire un vent
a balayé le temps l’enfant au cul
de porcelaine a chu dans la fosse où
sèche une mue à son image faite
autour de lui les murs sont des joues noires
tout fait un bruit incessant de mâchoires
une icône écorchée lui sert de muse
dans son poing impatient l’huile d’amour
s’épanche violemment et laisse sur
les draps la marque de zorro il sait
d’un savoir imparfait ce qu’une vie
vaut morceau après morceau leurre après
leurre il en fait ignorance et chemin
Un travail en profondeur sur la langue (« un labeur et un labour », rappelle joliment Guillaume Richez dans sa belle recension, ici) : c’est bien ce que souligne comme mine de rien Claro dans son entretien avec Yves Bichet et Olivia Gesbert dans le Book Club de France Culture du 2 janvier dernier. « Du moment qu’on travaille avec le langage, on est obligé de travailler avec le corps. Il y a forcément une dimension très physique dans la poésie. »
Il n’y a peut-être pas si loin de cette quête, tour à tour implicite et explicite, à celles, par exemple et sur d’autres terrains de jeu, de Sandra Lucbert pour désincarcérer la langue confisquée par le management délétère (« Personne ne sort les fusils ») ou par les tenants du TINA lâchés en mode automatique total (« Le ministère des contes publics »), d’un Yann Diener montrant les codes sous-jacents de certains stéréotypes devenus bien trop familiers (« LQI – Notre langue quotidienne informatisée »), d’un D’ de Kabal dont le slam vigoureux recense les torsions abusives infligées aux mots par les dominants, ou bien sûr celle du précurseur Victor Klemperer traquant au quotidien la normalisation linguistique totalitaire (« LTI, la langue du Troisième Reich »). Selon les mots même de Claro, dans l’émission déjà citée, « lutter contre les stéréotypes du langage est un métier manuel : raboter, revoir les angles, changer une pièce, opérer des décloisonnements« (c’est nous qui soulignons ce dernier terme). Retrouver la langue volée par les habitudes imposées, conscientes et inconscientes, l’imaginer autre : y a-t-il plus beau programme pour la poésie ?
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biocratie :::
ce corps ::: ce corps autre au-dedans ::: ce corps
jamais sacrifié ::: cet écorché niché dans sa gousse de
chair ::: ce lâche ibis à l’abri de l’écorce ::: cet autre
soi perdu d’avance ::: ce double étriqué ::: cet enfermé
bredouille qui sursaute à chaque semonce chaque
secousse ::: ce tutoyé cet oublié ce refusé ::: celui en
soi qui ne sait que saigner sa présence au silence :::
l’autre entamé immensément varriqué ::: sec squelette
qui fait claquer ses os dès qu’on secoue son humain
sarcophage ::: homoncule rassis aux membres de
paille ::: penseur contraint dans son écrin percé ::: ce
corps autre ::: ce corps retranché au temps réel de la
peur ::: ce quart-de-dieu déchu en lente venaison :::
emmuré consentant plein de semoule de ragots :::
prénom dans le nom ::: défenestré de justesse ::: ex
enfant sourd remisé au placard ::: étroit foutré incousu
pétri d’artaud ::: fossile imbibé aux yeux cadavéreux :::
riant ivrogne des familiers enfers ::: face au miroir face
aux fêlures ::: boiteux inassouvi ::: abat inné dont je
suis l’odieux ménestrel le pli rageur ::: un temps de
retard au cerveau ::: moi façonné de travers ::: galant
golem tête bue ::: d’effrois de suées d’inertes appétits :::
l’amusé des tombres ::: ce corps otage où rien n’advient
qui ne soit déjà advenu rompu scié ::: ce corps jugé
dommageable ::: ce corps à ne rien dire ::: seigneur
foulé dans l’ancienne sciure ::: récit d’algues et
d’humus ::: lierre à jamais arraché ::: bardo ::: bardo
mort par deux fois refermé ::: clé tordue dans la fente
à mouille ::: seul dépositaire de peu de cendres ::: ce
tour de vis ô combien rituel dans le gras de l’oeuf ::: ce
père impéri à la doublure du fils ::: l’entier d’illusion
divisé par cent ::: cuir craquelé et nœuds roussis :::
claque ::: claque ::: claque ::: ce corps en marche vers
le mur ::: ce corps à recommencer dimanche ::: le tout
petit pénultième le creusé l’esprit tassé ::: lait noir
de l’aube encore et toujours ::: dans herz muss hände
haben die hände ein herz ::: horace inspiré mais sans
souffle sans rideau sans vent ::: cœur ausculté à force de
taire ::: nuit d’arthrose au levain gris ::: draps trempés
en gifle sur les reins ::: la raison le bâton l’obtuse idée
de vivre ::: sexe de sel aux filles de loth ::: pied percé
aux branches ::: capot de rouille et tiges de plomb ::: ce
corps sa section ses stries ::: seul en ses lieux ::: si froid si
gourd ce corps extrême ::: continent amer ::: ce gisant
à ma taille encordé ::: cul talé ongle cassé ::: lente lente
currite noctis equi ::: hosanna de pacotille ::: erev tov :::
papillons de mai bénézet demangeot venaille esteban :::
ce corps qui me prie m’échauffe me raille ::: si je
désire ::: si je crois ::: si j’ouvre la boîte d’âme y plonge
en fièvre deux mains de crasse au sortir d’un songe :::
cette culbute ::: cette misère ::: ce riverrun sans fin en
boucle folle ::: ombilic à la mère approchée ::: boisson
brûlée des yeux ::: cette envie de renaître et faire que
tu le veuilles ::: ce corps d’offre et de demande ::: laque
et givre ::: glace et moire ::: trou qui bêle aux bords
carmins d’où jaillir énervé ::: paris londres marseille et
plus jamais aden ::: la pétrie la croûte le miracle ::: cette
mort entichée à pourvoir en paroles ::: ce rien ce long
cet interminable rien qu’ornent et déclinent les actes
les plus nécessaires ::: ce galeux mouton d’où dépasse
une broche à la pointe émoussée ::: ce chien de pierre
ce claquement ces dents ::: ce que je suis au décalé du
centre ::: à l’instant t de tomber à tes pieds ::: au pire
de l’esprit qui cloque ::: ce coup de pied dans le ventre
des livres ::: ce chant cette corne ces débordements :::
le matin consacré ::: enfanté de rien et pendu à ton con
comme à la veine du cou ::: qu’enfin vampire je bois
Paradoxe apparent : là où Christian Prigent (rappelé par Olivia Gesbert dans l’entretien radiophonique déjà cité deux fois ci-dessus) pouvait déclarer à bon droit « la poésie peut la prose, et pas l’inverse », Claro et quelques autres poètes contemporains nous montrent en beauté que la poésie dispose aussi, pour peu que l’on s’y échine proprement, d’un pouvoir d’expérience de pensée – à travers le langage et pour lui -, d’une dimension spéculative digne des essais les plus affûtés, d’un carquois souverain qui, bien que fort exigeant, est peut-être bien le plus à même de fournir de quoi percer les lourdes cuirasses du prêt-à-penser et du prêt-à-dire.
Et c’est ainsi, dans ce riche espace de doute et d’incertitude que scande tout au long du recueil le « ::: », juxtaposition de trois « deux points » ou superposition de « points de suspension », que se joue bien, subtilement et néanmoins gaillardement, quelque chose qui justifie pleinement cette jolie formule, à nouveau, de Guillaume Richez, discernant en l’auteur un véritable « poète de science-fiction du langage ».
en toi un muet dit non
(et signe : il faut que ça passe)
Hugues Charybde le 5/7/2023
Claro - Animal errant, retour d’abattoir - Poésie Flammarion
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