Quand arrive l’aube nautique, l’éclatante fugue nocturne de Samir Dahmani
Après Je suis encore là-bas, Samir Dahmani propose une nouvelle plongée graphique en Corée. Entre divagations nocturnes et choix difficiles, le destin d’une jeune étudiante bascule à l’heure mystérieuse de cette aube qui offre les premières lueurs du soleil.
Premier volume d’une série anthologique baptisée Korean night stories, Quand arrive l’aube nautique offre un regard différent sur la Corée, loin des habituelles portes d’entrées pop de la vague Hallyu. On y découvre un Séoul nocturne, loin des quartiers touristiques, pour aborder des thématiques universelles et des questionnements intimes.
Si Seong-Ji et Ji-won se promettent de ne jamais se quitter après le lycée, la société coréenne moderne va pourtant les éloigner. Entre son petit boulot dans une supérette de nuit et ses études en compta, Seong-Ji souffre de solitude et traverse difficilement cette période complexe entre l’enfance et l’âge adulte.
Les fantômes de potron-minet
Cliente intrigante de la supérette, Mary, vient troubler ce tourbillon de normalité et dévoile à Seong-Ji un Séoul secret, presque invisible si on ne sait pas ou regarder. Énigmatique, la jeune femme l’incite à la transgression ; à découvrir son monde où elle visite les appartements vides pour les peindre, les prendre en photo ou seulement passer un moment. Une invitation à poser un autre regard sur le quotidien au moment de la nuit où les frontières sont floues.
Quand arrive l’aube nautique offre une réflexion poétique sur les choix et les étapes de la vie. Transition de l’enfance vers l’âge adulte, de la complicité à la solitude, de l’amour à l’incompréhension… La difficulté de communiquer n’a jamais été aussi présente dans notre monde d’ultra-communication. Comment dire aux autres ce que l’on ressent, ses sentiments ou qui l’on est, des questions portées par l’éveil de Seong-Ji et son lien avec ses deux amies.
Guidé par Mary et ses déambulations interdites, Seong-Ji va petit à petit accepter de s’en détacher et de se laisser dériver pour s’ouvrir à l’inconnu. Entre fantasme et rêverie, cette rencontre prend des allures de conte tout en restant ancrée dans notre époque. Les trois jeunes femmes évoluant dans des strates différentes d’une même réalité, connectées par les changements, subis ou choisis.
Un œil sur le point du jour
Samir Dahmani joue sur les regards, les points de vue décalés ou les observateurs observés pour nous faire ressentir le trouble de ses héroïnes. Il compose ses planches avec des jeux de couleurs ou de correspondances graphiques qui nous poussent à chercher le décalage et à ne pas nous contenter de la première impression.
Petit à petit, on passe de la transition à la transgression, vivre la nuit donne une impression d’interdit. De pouvoir passer certaines limites, en en franchissant de bien réelles ou d’autres plus symboliques. La nuit ouvre sur une manière d’habiter le monde pour briser la routine et les attentes sociales pour se trouver et composer avec ce que l’on est. L’aube devient une métaphore de la création comme liberté qui tend le récit.
Pour mettre en lumière ce Séoul énigmatique et ses ambiances hors du temps, le dessinateur travaille ses planches à l’aquarelle avec des jeux de couleurs et de lumières qui rendent ces nuits chaleureuses et familières. Une technique idéale pour rendre l’eau et la lumière, deux éléments importants du travail de l’auteur et dont la symbolique accompagne tout le récit.
Pour brouiller les frontières, Samir Dahmani ponctue ses grandes images avec des cadrages très serrés, joue avec son gaufrier et ses cases pour injecter de la vitesse ou suggérer un trouble. Son découpage compose avec les ellipses graphiques ou dans la narration pour nous faire ressentir certaines émotions de l’héroïne ou accentuer les sensations provoquées par ce moment entre chien et loup.
À travers les errances de Seong-Ji, c’est une autre facette de nos vies modernes qui est proposée, celle d’un pas de côté que l’on oublie de faire, d’un recul qui serait utile, un autre regard sur nous même matérialisé par cette vie nocturne. Si le cadre coréen lui permet de nous désorienter un instant, et de nous faire voyager dans ses gracieuses aquarelles, le propos de Samir Dahmani, lui, est universel. Nous en avons tous fait l’expérience, vivre une journée au petit matin change notre perception du temps, et l’auteur tire les fils de cette expérience commune, à travers le destin unique de ses héroïnes, pour saisir ces instants infimes où se décident les choix d’une vie.
Les nuits de Quand arrive l’aube nautique nous emportent par leur poésie et leurs questionnements sans fard et ouvrent avec grâce cette série Korean night stories dont on attend maintenant la suite avec impatience.
Thomas Mourier, le 5/06/2023
Samir Dahmani - Quand arrive l’aube nautique - éditions La Boîte à bulles