“Noire”, la vie méconnue de Claudette Colvin et l'avant Rosa Parks à Beaubourg
Pour la première fois, le Centre Pompidou propose une installation en réalité augmentée à la croisée des arts numériques et du spectacle vivant. Ce dispositif plonge le spectateur dans le sud des États-Unis, à l’époque de la ségrégation. Il suit Claudette Colvin, 15 ans, qui le 2 mars 1955, refuse de céder son siège à une passagère blanche dans un bus. Neuf mois plus tard, Rosa Parks réitère ce geste que l’histoire retiendra. Claudette Colvin, elle, sera oubliée.
Il faut absolument se rendre au Centre Pompidou et vivre cette exposition dans ses réalités de Spectacle vivant, dans sa formulation de Réalité Augmentée, afin d’entrer un plus étroitement dans le sujet proposé par Tania de Montaigne, Noire, entrer dans l’Histoire et (re) vivre ce que Claudette Colvin a vécu, selon ses recherches historiques, sur cette première période de la lutte des droits civiques aux USA, dans l’état du sud de la coton belt, Alabama, à Montgomery, épicentre des manifestations qui s’en suivront sur plus de dix années.
La vie n’est pas facile, dans les états du Sud pour cette communauté noire, emplois de relégation, misère, ségrégation qui, de plus, sur le plan démocratique, les empêche de pouvoir s’inscrire librement sur les listes électorales. Une partie de la population blanche exerce un pouvoir constant, fait de violences et d’exactions, imprime au quotidien, son lot de mauvais traitements, d’insultes, d’agressions, sous la férule d’un pouvoir raciste blanc, prêt à toutes les exactions comme aux pires atrocités… il faut avoir en mémoire ces corps lynchés, au bord des routes du Sud, qui hantent sinistrement toute une mémoire américaine. Ces crimes racistes sont le fait du Klu Klux Klan et des suprématistes, commis en toute impunité, ce que Django Unchained de Tarantino répare fantasmatiquement.
Une concentration de cette discrimination pèse sur les femmes noires, plus en situation de faiblesse, alors que les lois, la Constitution, censée les reconnaître en droits comme tout citoyen américain, devraient leur accorder protection et vraie citoyenneté.
L’installation dans cette réalité augmentée, met en situation le visiteur, en lui retirant « ces droits » et en le mettant à la place de Claudette Colvin, une femme noire américaine qui est moins que rien…dit la voix de l’installation…
Voix de Tania de Montaigne lisant son texte Noire, publié sous le titre La vie méconnue de Claudette Colvin.
Au cours de ses premières années d’existence, la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) utilise la justice comme un levier, en contestant devant les tribunaux les Lois Jim Crow qui ont légalisé la ségrégation raciale dans les États du Sud des États-Unis.
Nait, petit à petit, dans ces années 1955/56, la conscience que la lutte contre les discriminations passe par l’action en justice et qu’il faut s’organiser. Nombre de comités de femmes, extrêmement résolues, entre en action.
Après le bloody sunday et l’assassinat par le Klan, de Viola Liuzzo, femme blanche ayant participé aux luttes anti raciales… puis celui de nombreux militants noirs, le voting right act prend effet en 1965, Des années de luttes, manifestations, meetings, emprisonnements, assassinats, répressions sauvages par la troupe, dont tirs à balles réelles, vont marquer pendant plus de 10 ans ce Sud, emporté par la violence raciale blanche, contre les manifestations pacifiques noires. Le White Power affirme, sous couvert de la loi et l’ordre public, ses choix répressifs.
Il faut attendre la guerre du Vietnam, (1961-1975) et l’ampleur de son opposition au régime, l’action militante et sociale du Flower Power, de la contestation et des mouvements politiques et culturels, englobant la musique, le cinéma, la littérature, le théâtre, (la Beat Generation), le mouvement des droits civiques, les mouvements anti-racistes, pour que toute une population conteste, avec ténacité, les politiques désastreuses de Johnson, puis de Nixon, dans la rue, par les urnes et dans les media.
Au sein de cette communauté noire américaine, on doit rappeler, peu après les évènements qui occupent l’œuvre présentée au Centre Pompidou, l’émergence politique des Black Panthers, quelque dix années plus tard et les assassinats perpétrés par le FBI, dont ceux de Martin Luther King et de Malcolm X dans une continuité de ces gouvernements autoritaires, entre autres contestés par Huey Newton, Bobby Seal, George Jackson, Angela Davis et tout un peuple insurgé, contestations politiques que l’on retrouve, sous une forme artistique, dans tout le Jazz de cette période, de Miles Davis à Archie Shepp ( Attica) , en passant par le Alabama de Coltrane ; de Gil Scott Heron à Curtis Mayfield, comme dans le rock avec Crosby, Stills, Nash & Young (Ohio) Janis Joplin et Jimi Hendrix (The Star Spangled Banner) la programmation de Richie Havens en ouverture du si fameux Woodstock Festival en août 1969 avec Freedom … Le drapeau américain s’enflamme.
Auparavant, la musique noire a fait témoignage, prenant en charge la souffrance et l’aspiration à l’égalité de toute la communauté noire américaine. Depuis l’esclavage et le Blues des champs de coton, la condition des Noirs, sortis de l’esclavage et de la guerre de Sécession, contribue à faire émerger cette Soul Music, adjointe aux différents expressions du Blues (du Bay Blues jusqu’au Chicago Blues), du Gospel et du Jazz, (Bop, Hard Bop, Free), tandis que le climat social est porté à une incandescence partagée, dans ces années 60/70, par toute la société, en réaction a l’establishment, ce white power réactionnaire. Dans l’exposition, on retrouve, dans et par sa voix, Ray Charles, symbole vivant de tout ce qui a pesé sur cette minorité racisée, voix chaude et vibrante qui en dit tant.
En Alabama, à Montgomery, en mars 1955, quelque chose commence, historiquement parlant, d’un surgissement politique, déjà pacifique… Quelque chose se grippe dans l’acceptation de la communauté noire américaine de la violence qui lui est faite au quotidien, concentrant l’inacceptable des discriminations des lois Jim Crow et leurs impacts sur la vie quotidienne. Un point de refus aveugle, obscur, un point de non retour est atteint dans un geste, en apparence anodin, celui de Claudette Colvin. Le refus d’être traitée plus longtemps de manière aussi délibérément brutale, aussi injuste, aussi inhumaine…
S’en suivront ceux de Jo Ann Gibson Robinson et de Rosa Parks, très rapidement, quelques mois, même ville, même communauté, évènements identiques, arrestations avec viol, cette fois ci, de cette jeune professeur engagée dans ces comités, et dont l’Histoire a peu prononcé le nom, Jo Ann Gibson Robinson. Le jeune pasteur Martin Luther King est d’emblée celui qui est sollicité, pour reprendre, à l’église, le souffle de l’indignation et du refus, devant toute la communauté noire autour de ce qui apparaît, dans ces premiers évènements, assez tragiquement commun, tant ces discriminations sont parties intégrantes du quotidien de 1955.
Il ne faut pas provoquer le pouvoir blanc et surtout se mettre en danger de mort, comme l’explique le livre. Face au Ku Klux Klan, le père de Claudette Colvin, le soir où elle est libérée, passera la nuit dans sa cuisine, armé. L’assassinat est souvent la réponse blanche contre ceux qui se soulèvent, s’opposent, refusent, et cherchent, aussi, à travers le combat, une dignité, voire une fierté. Tout le système repose sur cette pratique blanche du meurtre, terrorisant la communauté noire américaine.
Avec le recul du temps, ce qui semble normal serait effectivement le refus d’être victime, esclave de nouveau, encore, toujours, jusqu’où et quand? … voilà pourquoi l’installation souhaite placer son spectateur en situation. Le refus pur et simple de la lycéenne aurait pu passer pour un fait divers, celui d’ une jeune femme de 15 ans, qui refuse de céder son siège à une femme blanche, comme il est d’usage de le faire en Alabama, à Montgomery, en ce début Mars 1955…qui est arrêtée, emprisonnée, traduire devant un tribunal, mais qui ne plaidera pas coupable et qui aura avocat et défense….La machine judiciaire blanche, malgré les faux témoignages commence à se gripper. Le boycott des bus par la communauté noire s’organise.
L’Histoire prend le relais du fait divers. L’installation en réalité augmentée de Stéphane Fœnkinos et de Pierre-Alain Giraud, quelque soixante dix années plus tard, souligne, dans sa dramaturgie et son rapport aux évènements relatés, l’héroïsme de Claudette Colvin. La mise en scène, comme s’il s’agissait d’un livre qui se déploie en volume, dans l’espace, donne aux protagonistes, dans leur représentation dans l’espace augmenté, une sorte d’évanescence dramatique, comme si ce cauchemar était un fluide, une substance qui coule, noire et lumineuse, entre les mains, sans rien compromettre des sentiments partagés d’injustice, de colère, d’héroïsme. Ce partage du vécu, dans sa réalité augmentée, est d’une réelle proximité psychologique, un passage de témoin et, bien sûr, une adhésion profonde à cette rébellion sourde.
L’œuvre d’art est ici, aussi, militante et virale, par sa forme. Elle s’appuie dans son scénario sur le livre Noire, écrit par Tania de Montaigne, publié chez Grasset en 2015, puis adapté, en 2019, au théâtre par Stéphane Fœnkinos, et pour lequel Pierre-Alain Giraud réalisera les films projetés sur scène, dont se nourrit le présent montage. Afin de sensibiliser un public toujours plus large à l’histoire de Claudette Colvin et d’en réhabiliter la mémoire, afin, également, d’établir plus fidèlement ce qu’ont été les faits qui ont marqué le départ de la lutte des droits civiques aux USA, Tania De Montaigne introduit, aux côtés de Rosa Parks, dont l’histoire quelques mois plus tard est bien connue, une autre jeune femme, Jo Ann Gibson Robinson.
Le spectacle vivant, conçu ici en réalité augmentée dans un mix entre projection de films, sons, réalité augmentée, grâce aux projections holographiques, est une expérience à vivre, sans réserve. Noire est une installation, une œuvre à part entière, dans sa forme et dans ses contenus.
Son propos majeur est de raconter Claudette Colvin, pour se placer, dans la réalité vécue d’être en soi, discriminé(e), et donc, de pouvoir faire comprendre toute la portée négative du processus de négation (néantisation) de l’être. Raconter l’histoire du point de vue de celui qui est discriminé, c’est lui redonner toute son identité, toute sa dimension critique et sa place, en tant que témoin, d’un processus d’aliénation et de privation de droits . C’est caractériser la haine raciale comme moteur d’une Histoire de l’Amérique.
La mise en scène développe différents chapitres, le bus, l’intervention des policiers, l’extraction manu militari de Colette, le passage des menottes, l’incarcération en cellule, les peurs d’être violée, tuée, les insultes, puis le jugement, les faux témoignages, toute l’histoire de Claudette défile, sur cet horizon noir, dans une mise en scène virtuelle ouverte.
On se déplace dans l’espace, on tourne autour des personnages, des situations, on entre dans la cellule, dans le tribunal, on entend la narration de Tania de Montaigne, dans son texte, dans cette voix profonde, aimantée, douloureuse et sage, s’adjoignant la voix de Ray Charles, des images d’archives, si bien que, le visiteur, placé toujours au centre et comme seul face à lui même, compose, dans ses points de vue, son propre film. Il découvre cette histoire poignante dans une expérience sensorielle, qui fondera son adhésion (ou pas), à cette œuvre militante, riche, vivante, montrant dans cette narration les évènements qui ont précédé l’acte de Rosa Parks, qui deviendra quelques mois plus tard l’héroïne de la lutte contre la discrimination raciale. Tania de Montaigne, ici, fait d’œuvre d’historienne en réparant le tissu même de cette mémoire, oublieuse depuis de Claudette Colvin et de Jo Ann Gibson Robinson.
Claudette Colvin est toujours en vie. Sa sœur, plus jeune était présente, ce mardi au Centre Pompidou, portant, dans cette continuité, un hommage soutenu à celle qui fut celle par qui l’Histoire s’était mise en marche, héroïne de la vie blessée et à son insurrection personnelle contre l’absolutisme d’un pouvoir blanc raciste et fascisant.
« Liberté, j’écris ton nom », la formule de Paul Éluard pourrait, ici, se reformuler en: « Liberté j’écris ton nom, Claudette Colvin….
Pascal Therme, le 8/05/2023
Noire, la vie méconnue de Claudette Colvin et l'avant Rosa Parks à Beaubourg