Contestés, acceptés, refusés… peut-on acheter un auteur et à quel prix ?
Nicolas Juncker refuse son prix des Galons de la BD en reversant la somme gagnée aux victimes de violences policières, Manu Larcenet conteste sa présence sur la liste du premier prix Gotlib avant d’accepter… La bande dessinée a-t-elle bien un prix ?
En France, on dénombre au moins une quarantaine de prix récompensant des albums de bande dessinée, si bien qu’il est parfois difficile de s’y retrouver (je vous invite à lire ces réflexions de l’infatigable observateur Xavier Guilbert qui analyse, chiffres à l’appui, ces prix et leurs spécificités ici).
Difficile de s’y retrouver donc, pour vous faire une idée, cette page wikipédia en recense 32 avec les plus connus mais pas forcément les plus récents comme les Galons de la BD et le Prix Gotlib dont j’avais envie de vous parler aujourd’hui.
Un prix est un symbole politique
Le dessinateur Nicolas Juncker a écrit un long message sur les réseaux sociaux le 14 avril dernier en réaction au Grand Prix des « Galons de la BD » décerné par le Ministère des Armées pour la 3e année à un album qui traite des « liens qui unissent un peuple à son armée ».
Non sollicité par l’auteur, qui avait déjà indiqué par le passé ne pas vouloir apparaître dans la liste des sélectionnés, ce prix a des implications symboliques que refuse Nicolas Juncker. Loin d’être flatté parce que l’on met en avant son album Un Général, des Généraux, le dessinateur s’interroge sur les motivations du jury qui récompense cette œuvre qui n’est pas du tout pro-militariste (pour en savoir plus, lisez notre chronique ici).
À ce prix non sollicité, Nicolas Juncker répond avec sincérité et intégrité qu’il reversera l’intégralité de son prix aux : caisse de solidarité avec les grévistes contre la réforme des retraites & caisse de soutien aux victimes des violences militaires de Sainte Soline pour « rétablir les « liens qui unissent un peuple à son armée » plutôt que de chercher à les détruire.»
Le texte intégral :
Puisqu'on me force à sortir de ma retraite...
Il y a des prix qui font plaisir, d'autres moins.
« Un général des Généraux » vient de recevoir le Grand Prix des « Galons de la BD » 2023.
Depuis deux ans, le Ministère des Armées remet donc des prix : les « Galons de la BD » (sic).
Le Grand Prix, doté de 6000 euros, est censé récompenser une bande dessinée traitant des « liens qui unissent un peuple à son armée » (re-sic).
Seulement voilà.
Si d'autres auteurs autrices ont parfaitement le droit de se réjouir d'une telle récompense, en ce qui me concerne, pour des raisons personnelles, morales, politiques, qui ne regardent que moi : il m'est impossible d'accepter ce prix en l'état.
Il y a deux ans, déjà, découvrant que mon livre « Seules à Berlin » figurait dans cette sélection, j'avais obtenu (discrètement) qu'il en soit retiré (et tout le monde était content).
J'avoue que deux ans plus tard... je n'y avais plus fait attention. Il me semblait improbable que l'armée récompense un livre narrant par le menu comment ladite armée avait tenté il y a peu de renverser un gouvernement républicain par un putsch.
C'était sous-estimer le sens de l'humour de nos militaires et des membres du jury (que je me dois de reconnaître, quand même).
Alors comme je suis un garçon gentil et bien élevé, incapable de faire un esclandre ou de mettre dans l'embarras des gens avec qui je travaille et que j'apprécie... il m'a bien fallu prendre une décision.
Je ne suis pas allé à la remise des prix au ministère ce mercredi. Je m'en contrefiche.
En revanche, ma part de 3000 euros, finalement, je la prends.
Pour la reverser illico et intégralement :
- à une caisse de solidarité avec les grévistes contre la réforme des retraites,
- à une caisse de soutien aux victimes des violences militaires de Sainte Soline.
Que par mon maigre biais, le ministre des Armées soutienne financièrement ces causes, en se demandant, peut-être, comment rétablir les « liens qui unissent un peuple à son armée » plutôt que de chercher à les détruire, voilà qui ne pourrait que me réconforter.
Je rappelle qu'un des manifestants de Sainte Soline est toujours entre la vie et la mort.
Et maintenant, que le Ministère des Armées ou d'autres communiquent sur ce prix tant qu'ils veulent, moi je m'en serai expliqué.
J'ai passé l'âge des playmobils à moto.
Un prix est un symbole culturel
Cette année, un nouveau prix est apparu : le Prix Gotlib qui célèbrera l’humour au sens large porté par Ariane Gotlib, la fille du dessinateur. Pour cette première édition, elle réunit un jury composé d’amoureux.ses de la bande dessinée qui ont connu Marcel Gotlib : Alain Chabat, Antoine de Caunes, Clara Dupont-Monod, Albert Dupontel, Thomas Dutronc, Richard Gotainer, Catherine Meurisse, Eddy Mitchell et Zep.
Pourtant, la sélection surprend et déçoit malgré les très bons albums présentés : aucune autrice n’est éligible à ce prix dans cette première sélection.
Les albums sélectionnés pour le premier prix Gotlib:
Furieuse, Geoffroy Monde et Mathieu Burniat (Dargaud)
Un général, des généraux , François Boucq et Nicolas Juncker (Le Lombard)
Monsieur Léon, Julien Solé et Arnaud Gouéfflec (Fluide Glacial)
Par Toutatis, les nouvelles aventures de Lapinot, Lewis Trondheim (L’Association)
La Porte de l’univers, Daniel Goossens, (Fluide Glacial)
La Revanche des bibliothécaires, Tom Gauld, (2024)
Rip, tome 5, Fanette, mal dans la peau des autres, Gaet’s et Julien Monier (Petit à Petit)
Thérapie de groupe, Manu Larcenet (Dargaud)
Le prix a été remis à Manu Larcenet au cœur du Festival du Livre de Paris ce week-end pour sa série Thérapie de groupe, 3 albums récents où le dessinateur revient à l’humour avec fougue.
Mais revenons à la symbolique, dans un message Manu Larcenet indiquait ne pas vouloir ce prix pour mettre en avant Daniel Goossens (dont le formidable La Porte de l’univers est décrypté par l’auteur en vidéo ici) :
« Cher Alain Chabat, Antoine de Caunes, Clara Dupont Monod, Albert Dupontel, Thomas Dutronc, Richard Gotainer, Catherine Meurisse, Eddy Mitchell et Zep, si, après un dîner trop arrosé suivi d’une after ecstasy / Eight ball / héroïne, l’idée saugrenue de voter pour mon bouquin vous venait à l’esprit, n’en faites rien. Rappelez-vous : « Goossens, ça tombe sous le sens ». «
Mais le jury, peu importe les suites du dîner, a choisi Thérapie de groupe, et Manu Larcenet a accepté en exprimant son regret que Daniel Goossens ne soit pas le récipiendaire.
Voir cette publication sur Instagram
Une publication partagée par Manu Larcenet (@manularcenetestamour)
On comprend la difficulté pour Manu Larcenet de refuser un tel prix, en mémoire de Marcel Gotlib. Il a marqué le coup en exprimant son amour pour l’un de ses mentors avant d’accepter.
On comprend moins la décision du jury de ne pas avoir sélectionné d’albums d’humour de dessinatrices, qui ne manquent pas, alors que certains albums de la liste ne sont pas à proprement parler des albums d’humour. On espère que pour la 2e édition, ce prix sera plus universel.
Bravo à Nicolas Juncker et Manu Larcenet pour leurs livres et les prises de parole qui accompagnent ces nominations. Si les décisions du jury sont le fruit d’échanges et leur appartiennent sans conteste ; on peut toutefois s’interroger sur l’essence même de ces jurys — anonymes pour l’armée ou très people pour le Prix Gotlib —, sur leur responsabilité et surtout sur les répercussions de leurs décisions qui ont une portée symbolique qui les dépasse.
Thomas Mourier le 219/05/2023
Contestés, acceptés, refusés… peut-on acheter un auteur et à quel prix ?
Les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.