Riches plus ultra, le terminal choc de Neal Stephenson montre les dents
Géo-ingénierie et initiatives de super-riches (et de leurs alliés de circonstance), aspects systémiques du réchauffement climatique et états-nations ne s’en laissant pas nécessairement conter (et compter) : un redoutable thriller technologique et climatique aux ramifications inattendues et à la réjouissante tonalité sarcastique – sans rien céder sur le plan du réalisme et de la documentation.
Pas de note de lecture proprement dite pour ce gros roman de 2021, traduit en français en deux tomes en mars 2023 par Benoît Domis chez Albin Michel Imaginaire, puisque j’ai commis un petit article à son propos pour Le Monde des Livres du jeudi 27 avril (daté vendredi 28 avril, à lire ici). Comme il est de coutume désormais en pareil cas, la présente note se contentera donc de quelques extraits et remarques supplémentaires, comme des notes de bas de page.
La canicule à Houston perturbait le trafic aérien. Le jet de la reine aurait certes pu atterrir, ayant rejeté dix tonnes de carburant transformé en gaz carbonique dans l’atmosphère pendant le vol depuis Schiphol. Une fois l’appareil ravitaillé en revanche, sa portance ne lui aurait pas permis de décoller sans danger avant que s’achève le pic de chaleur. Et ce qui allait y mettre fin était un ouragan.
Sous la direction des aiguilleurs du ciel, Frederika Mathilde Louisa Saskia – le nom de baptême de la reine – et son copilote, un capitaine de la Royal Dutch Air Force nommé Johan, se lancèrent dans la série de manœuvres qui les mènerait à Waco. Peut-être pas la destination optimale de leur point de vue, mais pas question d’ergoter. L’avion d’affaires, un peu bondé avec sept âmes à bord, volait plus haut et plus vite que les long-courriers. Il fendait la partie inférieure de la stratosphère légèrement au-dessus de neuf cents kilomètres-heure, presque prêt à entamer sa descente vers Houston, quand on les avait avertis de la trop faible densité de l’air dans cette ville. Une décision devait être prise, pas nécessairement la meilleure possible.
Selon des voix texanes à la radio, un orage avait balayé Waco ces dernières heures, entraînant une chute de température à quarante-cinq degrés seulement (ou cent treize degrés Fahrenheit, comme on mesurait ces choses-là aux États-Unis). Arrivé dans le cockpit, Willem avait confirmé cette information, corroborée par les renseignements glanés sur la liaison de données du jet. Une valeur assez basse en tout cas pour figurer sur la table des nombres importants calculés par le fabricant trois décennies plus tôt, au moment de la conception et de la certification de l’appareil. Jamais il n’avait traversé l’esprit des ingénieurs d’alors que la température pouvait monter aussi haut qu’à Houston aujourd’hui. Les tables n’allaient donc pas jusque là.
L’aéroport de Waco ferait parfaitement l’affaire. Il disposait de deux pistes qui formaient un V. Les vents actuels leur imposaient d’atterrir sur celle située le plus à l’ouest, en direction du sud. La tour de contrôle leur donna les instructions nécessaires. Ils s’exécutèrent.
Débordés, les aiguilleurs du ciel jonglaient déjà avec beaucoup d’appareils – des avions de ligne essentiellement -, également déçus de ne pouvoir se poser à Houston. La plupart d’entre eux avaient besoin d’aéroports plus grands, discuter du choix de Waco comme solution idéale ne semblait donc guère indiqué. N’importe quel détenteur d’une radio pouvait entendre ces transmissions, par ailleurs enregistrées. La reine avait à cœur de ne pas faire de vagues, de ne pas attirer l’attention. Dès l’enfance, elle avait reçu une éducation insistant sur le fait de ne jamais paraître s’arroger les prérogatives d’une souveraine. Un tel comportement, peu néerlandais, aurait simplement donné des armes aux antiroyalistes. Lennert, son chef de la sécurité, finit par admettre que Waco conviendrait. L’aéroport possédait un hangar adapté aux jets. Willem avait déjà réservé des chambres d’hôtel et trouvé où louer des voitures.
Elle n’avait plus qu’à se poser, une tâche pour laquelle elle était plus que compétente. Et même dans le cas contraire, Johan aurait pu s’en charger sans aide de sa part.
En plus de la royauté et de la fortune, elle avait hérité de son père ce curieux hobby, le pilotage d’avions à réaction. Bien qu’étant roi, il avait aussi travaillé en tant que pilote de ligne pour la KLM – Koninklijke Luchtvaart Maatschappij – Royal Dutch Airlines, dont le logo représentait d’ailleurs une couronne. Comme il l’avait expliqué il y a longtemps à sa fille, il avait fait ce choix pour une bonne raison : aux commandes de son appareil, il n’avait pas seulement l’occasion mais l’obligation sacrée de se concentrer uniquement sur la machine qui les maintenait en vie, lui et ses passagers.
Sur le moment, deux aspects de cette déclaration avaient en partie échappé à la petite princesse Frederika Mathilde Louisa Saskia.
Le premier (plus évident) : comme ses parents avaient tenté de lui donner autant que possible l’éducation d’un être humain, elle n’avait compris que bien plus tard combien la couronne exigeait une attention de tous les instants ; maintenant, elle savait cela mieux que personne.
Le deuxième (une découverte plus récente) : « la machine qui les maintenait en vie, lui et ses passagers », était une métaphore pour les Pays-Bas ; un engin qui tuerait beaucoup de Néerlandais, s’ils cessaient d’appuyer sur les bons boutons.
Au-delà de son humour baroque et ravageur, de sa densité factuelle et de sa mobilisation malicieuse de registres si variés, « Choc terminal » constitue en soi une formidable leçon ironique de pensée systémique, quitte à en souligner justement les difficultés et les incertitudes. Davantage encore que la seule théorie du chaos et ses désormais si célèbres battements d’ailes de papillon, et comme l’illustre son titre d’abord mystérieux (dont l’explication complète – ou presque – ne viendra qu’à la page 426 du premier volume : « – Le choc terminal ? Qu’est-ce que c’est ? – Un épouvantail – une préoccupation légitime pour être honnête – qu’on finit toujours par agiter quand les gens discutent de géo-ingénierie solaire, expliqua Alastair. Ca revient à s’interroger sur les conséquences en cas d’arrêt du système après une certaine durée de fonctionnement. »), c’est sans doute dans l’intrication des causes et des effets, liés par des effets de seuil et d’hystérésis particulièrement difficiles à appréhender et plus encore à modéliser (on se souvient qu’il s’agit de l’un des ressorts dramatiques principaux du « Jour d’après » de Roland Emmerich, toujours à propos de climat, par exemple) que la richesse conceptuelle dont est capable Neal Stephenson, parfois comme en se jouant, se déploie pleinement. C’est bien sur ce point central que notre attention est encore attirée par l’un des principaux protagonistes lorsqu’il oppose à sa manière une pensée stochastique à une pensée narrative (divergence que l’on retrouve aussi comme nœud gordien, dans un domaine parallèle, du beau « La vengeance des perroquets » de Pia Petersen).
C’est ce qui allait les amener à Waco au cours de l’été de la grande pénurie de relais. Waco où se combinaient trois facteurs : la présence de cochons, celle d’alligators et celles de fourmis de feu.
En hiver et au printemps, l’est du Texas avait connu une météo inhabituelle si ce terme gardait un sens aujourd’hui), apparemment idéale pour les fourmis. Cela dit, elles semblaient se satisfaire de toutes les conditions mais, selon Mme Rutledge, qui savait de quoi elle parlait, on avait affaire à une année record. Il y avait eu une montée des eaux, mais beaucoup trop lente et progressive pour noyer les fourmis dans leurs fourmilières. Elles avaient ainsi eu le temps de se réfugier en hauteur, à proximité des foyers de population comme Houston, la troisième plus grande ville d’Amérique du Nord. Il en résulta ce que Mme Rutledge appelait sèchement des « rencontres humains-fourmis » à une échelle jamais vue auparavant. Les urgences reçurent des milliers de patients pour des piqûres, mais aussi pour des dommages collatéraux comme des brûlures, certains Texans ayant tenté d’incendier des fourmilières avec de l’essence.
Les fourmis de feu répondaient à d’étranges signaux insoupçonnables par les humains. Par exemple, l’odeur de l’ozone semblait les attirer. Ce gaz pouvait être produit de différentes manières, dont une, très courante dans la région, passait par les relais des climatiseurs. Un relais était un gros commutateur comportant des parties mécaniques mobiles – ce déclic qu’on entendait lors de la mise en marche, c’était lui le responsable. Tout le reste ou presque faisait maintenant appel à des circuits intégrés. Mais, pour une raison connue des seuls ingénieurs en électricité, ces relais devaient conserver des pièces en métal qui se touchaient pour établir le contact ou s’écartaient pour le couper. À ce moment-là jaillissait une petite étincelle, qui générait de l’ozone. Dans cette partie du monde, on avait pour habitude d’installer les climatiseurs sur une plaque de béton à l’extérieur des maisons. Les fourmis avides d’ozone pouvaient donc aisément s’introduire dans les ouvertures de l’aération et chercher les relais. Là, un sort fatal les attendait : l’électrocution ou l’écrasement, lors du prochain cycle du relais. Les cadavres de fourmis s’accumulaient alors sur les contacts, les encrassant au point de nécessiter le remplacement des relais, dont la chaîne logistique remontait jusqu’en Chine. L’entreprise qui détenait un quasi-monopole était loin de pouvoir répondre à la demande au rythme où les fourmis de feu détruisaient les climatiseurs dans l’est du Texas. On imagina différentes solutions de fortune, mais en fin de compte des endroits où vivaient des milliers de gens devinrent rapidement inhabitables. Certaines personnes pouvaient tenir un été à Houston avec juste des ventilateurs de fenêtre, mais la plupart cherchèrent des alternatives. Pour commencer, tous les hôtels de la grande banlieue affichèrent complet. Le prix des camping-cars – déjà élevé à cause des pandémies de COVID-19, COVID-23 et COVID-27, et de l’incapacité des Américains à voyager hors de chez eux – s’envola. On se les arrachait pour les parquer devant chez soi. Certaines personnes optèrent pour le nomadisme et se mirent à remplir tous les terrains autorisés, avant de se rabattre sur le camping sauvage. Mais ces gens disposaient de ressources, ils étaient tous propriétaires de leur maison après tout. Ce qui faisait d’eux des nomades aisés.
Pour Rufus, ce n’était qu’un aléa expliquant pourquoi il rencontrait soudain des difficultés à garer sa caravane ou à se procurer des pièces pour son groupe électrogène. Extrêmement plus crucial fut l’appel qu’il reçut de Mme Rutledge à la mi-juillet.
« Choc terminal » est aussi une occasion particulièrement fructueuse de brosser une géopolitique spéculative, dans laquelle, à côté d’éléments bien connus aujourd’hui (tels que les différents souverains, régnants ou non, de la péninsule arabique), on voit se dresser les uns aux côtés des autres divers types de milliardaires et d’états-nations (au premier rang desquels figurent ici l’Inde et la Chine, avec un regard dans ce dernier cas où une forme d’admiration est à peine voilée dans la narration), et divers « agents » telles que des grandes villes, des royautés sans pouvoir affiché ou des familles aristocratiques au patrimoine certes sérieux mais surtout aux réseaux séculaires. On se souviendra sans doute alors de l’étrange fascination qu’une partie de la communauté littéraire cyberpunk (ou post-cyberpunk dans le cas de Neal Stephenson) entretient avec la notion même d’état-nation, comme étrange survivance tout à fait digne d’intérêt face à des multinationales dominatrices et à des états devenus, ailleurs, impuissants de facto (que l’on songe au « Câblé » de Walter Jon Williams, ou nettement plus récemment au « The Caryatids » de Bruce Sterling, par exemple). Mais il y a aussi ici une belle occasion de revenir sur ces logiques affinitaires de pouvoir et d’action collective (dans un contexte pourtant individualiste à l’extrême), logiques dont le point d’orgue actuel, à la visée étourdissante, est sans doute l’ensemble « Terra Ignota » d’Ada Palmer, et terrain que Neal Stephenson lui-même avait balisé dès son « L’âge de diamant » de 1995, bien avant la poussée incisive de Robert Charles Wilson (« Les Affinités », 2015) ou la poésie subtilement sarcastique de Pierre Alferi (« Hors sol », 2018).
Saskia se laissa gagner par le sommeil presque immédiatement – Amelia et elle partageaient le grand lit à l’arrière de la caravane de Rufus. Quand elle se réveilla à trois heures du matin, elle sut tout de suite qu’elle ne refermerait pas l’oeil de la nuit, la faute au décalage horaire et aux souvenirs visuels saisissants des événements survenus à Waco. Elle se leva, alla aux toilettes – minuscules mais propres – au milieu de la caravane. Puis elle enjamba Fenna, qui dormait dans le coin salon-salle à manger. Alastair avait disparu. Saskia sortit par la porte latérale, qu’elle ferma en silence derrière elle, avant de descendre sur le sol sablonneux. Contrairement à ce qu’elle avait sottement espéré, il ne faisait pas frais à cette heure. Elle avait aussi cru se retrouver au calme, mais au ronronnement des groupes électrogènes s’ajoutait le vacarme trépidant de créatures de toute évidence nombreuses, dans les broussailles qui bordaient le fleuve, partout sauf ici. Un genre d’insectes, se dit-elle. Dans cette région, en les déclarant d’emblée coupables, on n’était, semblait-il, jamais bien loin de la bonne explication.
De grosses rallonges jaunes et oranges traversaient le sable, l’obligeant à marcher en levant les pieds. L’une d’elles montait jusqu’au hayon du pick-up des Boskey. Elle était reliée à un groupe électrogène de la taille d’un sac à dos perché sur la cabine, où il ronronnait à la lueur de ses voyants de fonctionnement. Saskia avança vers le véhicule et regarda dans la benne. Alastair s’y trouvait allongé, plongé dans un sommeil profond. Seul l’ovale de son visage demeurait visible, voilé d’une moustiquaire. Un vêtement encombrant mais moulant lui couvrait le reste du corps. De petits tubes perçaient le tissu extensible et convergeaient vers un raccord ombilical à sa hanche gauche. À partir de là, un tuyau plus épais serpentait vers le sac à dos ronronnant sur le toit du pick-up. Il l’avait placé à cet endroit pour rejeter le gaz d’échappement dans une atmosphère un peu moins chaude. Manifestement, ne parvenant pas à s’endormir à l’intérieur de la caravane, Alastair était sorti furtivement au cours de la nuit et avait déballé sa combinaison thermorégulée. Elle pouvait fonctionner sur ses propres batteries, mais si l’on restait au même endroit pendant un certain laps de temps, mieux valait la brancher – comme il l’avait fait. Saskia lui envia son sommeil paisible et profond. Elle, de toute évidence, ne fermerait plus l’œil jusqu’au matin, où qu’elle s’installe.
Des insectes, certains microscopiques, d’autres longs de plusieurs centimètres, l’avaient assaillie dès qu’elle avait mis le pied dehors. Elle alla se réfugier directement sous un auvent en gaze servant de moustiquaire. Elle avait reçu tous les vaccins recommandés pour un voyage au Texas – contre la dengue, le virus Zika, le dernier et le plus virulent COVID, le nouveau vaccin contre la malaria. Mais même immunisée contre les maladies qu’elles tentaient de vous inoculer, se faire bouffer par ces bestioles restait une expérience désagréable. Elle tira la fermeture à glissière derrière elle et s’assit sur un fauteuil de camping pliant. Un pack déchiré de bouteilles d’eau gisait de travers sur le sol, comme lâché depuis un hélicoptère. Elle en extirpa une, l’ouvrit et en avala la presque totalité d’un trait. Elle n’était pas déshydratée pour l’instant, mais elle le serait bientôt. Un coup de fusil retentit au loin.
Une partie d’elle avait du mal à croire que des gens vivent ici. Pouvait-on imaginer des conditions moins favorables ? Elle buvait de l’eau d’une bouteille fabriquée à l’aide de produits pétrochimiques. À trois heures du matin, la chaleur empêchait toujours un être humain de dormir, sans avoir recours à un climatiseur alimenté par un groupe électrogène consommant lui-même du pétrole. Groupes électrogènes et climatiseurs rejetaient pareillement plus de chaleur dans l’air. Au cours du dîner, Rufus leur avait sobrement raconté, d’un ton impassible, presque scolaire, l’invasion des fourmis de feu et la panne des relais. Au dessert, Beau avait parlé d’alligators gorgés de méthamphétamine dans un style beaucoup plus exubérant.
Ces histoires donnaient du Texas une image aussi hospitalière que celle de la surface de Vénus. Mais Saskia avait conscience du fait qu’elle et les siens vivaient depuis si longtemps dans un pays au statut précaire qu’ils ne connaissaient rien d’autre. Si les pompes qui retenaient la mer du Nord cessaient de fonctionner, les Pays-Bas seraient submergés en trois jours. Ils n’avaient nulle part où battre en retraite. De fait, le Texas était plutôt mieux loti. La plus grande partie des terres se situait au-dessus du niveau de la mer, l’État produisait son propre pétrole et, quand les Texans auraient épuisé cette ressource, ils auraient à disposition toute l’énergie éolienne et solaire nécessaire.
Seule la montée de l’océan leur posait problème. Les Néerlandais pouvaient leur donner quelques conseils dans ce domaine.
Enfin, comme le note fort justement Gromovar dans sa chronique (à lire ici), il est particulièrement intéressant de rapprocher et comparer les manières dont Neal Stephenson et Kim Stanley Robinson procèdent lorsqu’il s’agit d’envisager en science-fiction et en spéculation politique la question du réchauffement climatique, et des rôles respectifs de la science et du politique, de l’individu et du collectif, face au phénomène et à ses conséquences actuelles et futures. Et en effet, si le climat et ses évolutions meurtrières hantent l’auteur de la « Trilogie martienne » depuis fort longtemps, il faut bien constater que ses angles, évolutifs mais au centre de gravité constant, que ce soit dans « SOS Antarctica », dans la « Trilogie climatique » (où la géo-ingénierie devient justement rapidement centrale, et ce dès 2006, dans le rapport entre science et politique) ou, plus récemment, dans « New York 2140 » et dans « The Ministry for the Future » (normalement à paraître en français à l’automne prochain), ont toujours à voir d’abord avec le collectif, voire avec le collectif composé de strates multiples et auto-organisées, quelles que soient leurs origines officielles ou techniques, et donc très loin de l’approche retenue, fût-elle subtilement sarcastique – et en tout état de cause diablement haute en couleurs, par l’auteur de l’immense « Anatèm ». Un beau travail de littérature comparée en perspective pour les années qui viennent !
– Vous êtes une machine à débiter des chiffres, T.R. Soyez plus précis.
– Quand nous survolions Houston en drone. « De combien d’argent on parle ? » Ça vous revient maintenant ? Qui s’en souvient ? Mille sept cent cinquante milliards de dollars. C’est la valeur de tout l’immobilier dans l’agglomération de Houston. Supposons que mes copains et moi – le genre de personnes qui habitent de grandes maisons sur pilotis le long du Buffalo Bayou – en possédons un pour cent. Ça représente environ vingt milliards. Si la valeur de ce parc baisse de dix pour cent, c’est deux milliards qui partent en fumée. Si elle monte d’autant… » Il se tourna et fit un geste du bras dans la direction générale du fusil. « … la plus-value couvre à elle seule le coût de toute cette opération.
– Vous modifiez le climat dans le monde entier, traduisit Bob, pour réaliser une plus-value sur un portefeuille immobilier limité à Houston.
– Les chiffres sont là, confirma T.R. J’invite ceux qui parmi vous ne vivent pas à Houston à faire leurs propres calculs. Le « niveau de la mer » est le même partout. » Il consulta sa montre. L’après-midi avançait. « J’y pense : comme je vous ai tous traînés ici par cette chaleur, ne repartez pas sans votre petit cadeau. » Il indiqua d’un geste de la main un wagon de marchandises à l’arrêt sur une voie toute proche. Sous un auvent dressé juste à côté, une jeune femme très présentable les attendait derrière une table. Son chapeau blanc composait un drôle d’ensemble avec la combinaison thermorégulée qui la couvrait entièrement du menton jusqu’à ses bottes de cow-boy. Saskia, sans combinaison, sentit qu’elle ne pourrait plus rester dehors bien longtemps, mais elle décida d’aller tout de même jeter un coup d’œil.
Le wagon semblait avoir été choisi pour tenir le rôle de symbole désuet d’une technologie remontant à la révolution industrielle. Il donnait l’impression d’avoir parcouru plus d’un million de kilomètres au cours de sa carrière et survécu à quelques déraillements avant d’arriver enfin à son terminus. De la rouille s’épanouissait sur d’anciens graffitis. Rien n’était plat ni droit. Il était rempli à ras bord de charbon, dont des morceaux jonchaient le sol autour de lui.
Alors que Saskia s’approchait de l’ombre bienveillante de l’auvent, elle aperçut sur la table une rangée de cloches de verre similaires à celles utilisées par T.R. au dîner de la veille pour sa démonstration. Chacune d’elles,posée sur un socle en bois, contenait un cube doré, que Saskia aurait pu confondre avec du beurre si elle n’avait pas appris à identifier le soufre depuis ces deux derniers jours.
« Bienvenue, Votre Majesté, lui dit la jeune femme. Puis-je vous remettre votre cadeau d’adieu ? Ou le faire emballer pour le voyage et livrer dans votre suite ?
– Vous êtes trop aimable », répondit Saskia. Elle se trouvait à présent assez près pour lire les mots gravés sur la plaque en cuivre fixée au socle :
OR TEXAN
CETTE QUANTITÉ DE SOUFRE
neutralise le réchauffement de la planète causé par
UN WAGON DE CHARBON
chaque cartouche tirée de Pina2bo
contient 20 000 fois cette quantité de soufre.
« Quelle propagande ! » s’exclama une voix à proximité, entre dédain et admiration. Saskia se tourna et vit que Cornelia l’avait rejointe. Elle avait sacrifié son style et son élégance habituels pour une combinaison thermorégulée. Grâce à cela, son visage semblait bien plus frais que celui de Saskia. Enfin, c’est ce que la reine supposa ; elle portait son masque n°0, c’est-à-dire le maquillage qu’elle réservait essentiellement à la natation et au jardinage.
« Il a un don pour les slogans accrocheurs, reconnut la reine. On l’imagine aisément haranguer ses clients avec ça sur YouTube : « Or texan ».
– Ça peut vite devenir « Orange prison », s’il n’est pas prudent.
– Je ne sais rien de la légalité de cette opération. Et vous ?
– Pas davantage.
– On peut supposer qu’aucune loi n’interdit de tirer en l’air un projectile et de le laisser retomber sur sa propriété.
– Au Texas ? Certainement pas, dit Cornelia d’un ton railleur. Les fédéraux tenteront de le coincer pour violation de l’espace aérien, ce genre de chose.
– Sauf s’il obtient une autorisation. Comme aujourd’hui.
– Ils arrêteront d’en délivrer !
– Alors, il les court-circuitera. Il en appellera au Congrès. Au président lui-même. Il prendra YouTube à témoin.
– Et il se tournera… vers vous, Votre Majesté, dit Cordelia. Quelle est déjà cette vilaine expression qu’a employée le lord-maire ? Le « mastodonte de notre petit groupe ».
– Le mastodonte a chaud, répliqua Saskia. Je rentre. »
Hugues Charybde le 15/05/2023
Neal Stephenson - Choc Terminal - Albin Michel/ Imaginaire
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