“Le dormeur” : le réveil du polar qui se moque des genres
Pour ce huis clos futuriste, où le premier suspect devient l’enquêteur désigné, Rodolfo Santullo & Carlos Aón ont choisi de façonner un avenir post-apocalyptique entre dystopie un peu trop réaliste et traits d’humour sur les poncifs du genre. Revigorant !
Nouvelle trouvaille des éditions Ilatina qui ont à cœur de proposer en Français des classiques de la bande dessinée sud-américaine, mais aussi des œuvres contemporaines ; ce polar nous propose l’enquête qu’on n’avait pas vue venir dans un immeuble-forteresse en pleine fin du monde.
Quand il se réveille dans une vieille cave pourrie, au sortir de son caisson de cryogénisation, ce « dormeur » ne comprend pas pourquoi il n’est pas sur Io en orbite de Jupiter, comme promis, mais encore sur Terre. Pire, son premier contact avec le futur, après avoir passé 20 ans endormi, est un cadavre. Le « dormeur » se retrouve acculé devant les habitants de cet immeuble forteresse qui vit en autarcie depuis bien longtemps, où tout le monde est désormais suspecté de meurtre. En échange de sa protection, un ancien flic lui propose de résoudre l’enquête, puisqu’il est le seul à ne pas avoir pu commettre le crime depuis sa bulle de cryogénisation. Commence alors une étrange enquête pour le « dormeur » qui ne connaît rien à ce futur glauque, lui qui rêvait de voyage spatial …
Un futur peut en cacher un autre
Avec Le dormeur, Rodolfo Santullo & Carlos Aón proposent un polar très ludique dans cet univers de SF post-apocalypse. Avec ce huis clos et ce personnage d’enquêteur qui ne sait rien de son environnement, nous découvrons avec délice les touches d’humour qui parsèment ce futur qui a mal tourné. Entre les petits détails graphiques glissés ici et là (les cure-dents ne vous paraîtront plus jamais anodins après cette lecture) ou les références à la pop culture devenues organiques au récit (les hordes de Madmax qui terrifient tant les habitants de l’immeuble), le mélange entre les genres est réussi et évite les écueils habituels pour nous surprendre à plusieurs reprises.
Habile, l’écriture de Rodolfo Santullo met en scène, sous ce costume SF, un polar social qui présente une situation évoquant certaines dictatures récentes. On y retrouve des habitants vivant pauvrement dans leur quartier cerné par des milices qu’on ne préfère pas croiser : on se méfie de tout le monde, on fait du marché noir, on se débrouille et on survit au quotidien dans cet immeuble en ruine devenu seul horizon. Au-delà, on ne sait pas, rumeurs, messages cryptés, visions de violence et disparitions inexpliquées dissuadent les habitants de creuser plus loin. Une double, voir triple lecture pour illustrer l’univers de ces « dormeurs » qui ont choisi de laisser leurs semblables dans la misère pour espérer une vie meilleure ailleurs.
De son côté Carlos Aón renforce ces partis pris avec une esthétique qui rappelle les quartiers pauvres et les zones de guerre plus que des paysages de SF. Même les combinaisons, et les gadgets technologiques ont un air suranné pour parfaire cette ambiance. Visages anguleux, abîmés, les personnages sont aussi marqués par cette situation et dénotent justement avec la proposition. Avec discrétion, le dessinateur joue aussi sur notre perception, en utilisant un jeu de couleurs restreint entre les verts, les gris et les roses, rehaussés de crayons ou mines de plomb pour densifier l’image. Mais également sur le découpage avec le gaufrier qui se déforme à des moments clefs, accompagnant les troubles du héros, ou en utilisant des jeux d’images en miroir pour donner plus de force aux retournements de situations.
Si cette enquête est improvisée pour le « dormeur », elle est superbement mise en scène par Carlos Aón & Rodolfo Santullo qui bousculent les habituels récits de genres avec une proposition astucieuse. Si les auteurs n’en sont pas à leur coup d’essai dans leurs pays respectifs —et certaines de leurs œuvres précédentes sont déjà disponibles chez nous— on a hâte de découvrir leurs prochains projets en duo.
Thomas Mourier le 10/04/2023
Rodolfo Santullo & Carlos Aón - Le dormeur - éditions Ilatina, traduit de l’espagnol par Thomas Dassance
-) Les liens renvoient sur Bubble où vous pouvez commander les ouvrages évoqués.