L'AUTRE QUOTIDIEN

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Sourire en berne au pays wallon avec Christophe Levaux

Sous un ciel wallon pesant comme un couvercle familial mais ne pouvant en aucun cas servir d’excuse, une exceptionnelle histoire de la violence intime, cruelle et salutaire.

Dans le plancher entre mon lit et celui de mon frère, il y avait un trou, un vrai trou de trente centimètres de diamètre au moins qu’on avait dû percer autrefois pour y accueillir un tuyau de décharge ou un conduit de cheminée ; personne n’a jamais su : il y avait ce trou entre nous, recouvert d’un double carré de lino, à travers lequel, le soir, on pouvait entendre les tintements de la vaisselle ou les éclats de la télévision. Généralement, c’étaient les coups de feu qui passaient le mieux. Lorsqu’ils traversaient le plancher, on se mettait, mon frère et moi, à imaginer les duels et les courses-poursuites endiablées des films de cowboys que le père nous interdisait. Ce qui passait très bien aussi, à travers le lino, c’était ses cris de dément. On retirait alors la maigre lame qui nous séparait du salon et on tentait de passer l’oreille à travers le trou pour mieux entendre ses imprécations terribles. On les entendait presque toutes, et seulement les siennes, car les mots de la mère semblaient étouffés par un étrange phénomène acoustique ; le trou, on aurait dit qu’il était ensorcelé et ne laissait passer que ce qu’il voulait, parce que lorsqu’on finissait par s’affoler totalement de la violence qui en débordait et nous mettions à hurler comme des dingues Maman, Maman, nos cris pleins de sanglots échouaient systématiquement à crever le plancher. On s’est souvent endormis comme ça, mon frère et moi : harassés et tremblants de frayeur pendant que sous nos pieds, ça valdinguait plus fort que dans le pire des westerns. Dans ces moments, recroquevillé contre Boris au fond de son lit, je sentais mon corps entier rayonner d’amour pour lui. Planque-toi là, il me chuchotait en remontant les draps par-dessus nos têtes, comme pour nous mettre à couvert sous le feu nourri.
Le reste du temps, c’était plus compliqué. Boris était la merveille de la famille. Il était beau et exalté, il flamboyait jusque dans les conneries qu’il enchaînait régulièrement et qu’on lui pardonnait presque toujours. L’hiver où De Bilde décoche son coup de poing dans le visage de Porte, Boris a quatorze ans et moi onze. Il dit que le foot c’est de la merde en crachant une taffe entre deux mèches revêches, et qu’on s’en tape de ce joueur avec sa tête de con de Flamand. À ce stade, mon frère a déjà fait le meur deux fois, il a provoqué un accident de la route avec une mobylette qui ne lui appartient pas et rossé un garçon d’une tête de plus qui lui avait dit ta mère la gouine. Boris dessine parfaitement les voitures de course et excelle en escalade. À côté de lui, je me sens un vilain petit canard. Je tente d’imiter chacun de ses gestes flamboyants, mais avec un succès moindre et sans jamais en jouir : mes rares exploits ne sont que de vulgaires plagiats. Même lorsque je parviendrai à m’émaciper un peu – je me trouverai une passion fugace pour l’harmonica en début d’adolescence -, Boris finirait par revenir marcher sur mes plates-bandes, comme s’il ne pouvait tolérer l’existence de ce double maladroit qui tentait de gratter un peu d’éclat à tout ce qu’il entreprenait d’éblouissant. Dans les faits, je le sais aujourd’hui, nous souffrions du même mal : nous brûlions tous deux qu’on nous remarque enfin. Mais l’animosité de Boris à mon égard était parfois telle que j’en venais à m’imaginer qu’il ne cherchait à rayonner que pour mieux me laisser dans l’ombre. Même sa jalousie était plus éclatante que la mienne : l’harmonica aussi, j’y avais pensé avant toi, il me dirait plus tard, je te l’ai laissé parce que c’est un instrument de ringard.

On n’est pas d’un pays mais on est d’une ville
Où la rue artérielle limite le décor
Les cheminées d’usine hululent à la mort
La lampe du gardien rigole de mon style

Ces quatre vers liminaires de la chanson « Saint-Étienne » (1975) de Bernard Lavilliers auraient aisément pu se glisser en exergue de ce nouveau roman de Christophe Levaux, publié chez Do en janvier 2023, dans lequel une certaine Wallonie industrielle jouerait ce rôle forézien d’industrie de la mémoire collective appliquée à un individu. Et l’on pourrait croire d’abord que « Baisse ton sourire » sera une brûlante démonstration de l’enracinement d’une personnalité humaine dans un terroir puissant et déshérité, pour le pire et peut-être pour le meilleur aussi. Mais les premières confidences, d’emblée, ayant trait à la figure du fameux footballeur belge Gilles De Bilde et à son coup de poing d’une extrême violence assené à un autre joueur, sur le terrain, en 1996, comme celles concernant les éclats de voix (et davantage) incessants vécus dans l’enfance du narrateur, nous alertent vite pour nous signaler que si le ciel bas et lourd pesant comme un couvercle sur les rêves et les possibilités d’échappée aura bien son rôle à jouer ici, il va s’agir en réalité de tout autre chose, et que ce récit d’apprentissage et d’amour se concentre sur un autre objet, fuyant et terrible.

Mon père avait eu l’air courroucé le jour où je lui ai annoncé que je m’en allais. Et je n’avais pas vu dans ses traits la manifestation contrariée de son amour, mais le signe évident de son éternelle autorité. Mon père détestait que les autres prennent des initiatives. Initiative, dans sa bouche, sonnait comme mutinerie ou sédition. Je ne partais pourtant pas très loin. Dans mon monde, à l’instar de celui de mon père, partir signifiait se déplacer de quelques kilomètres tout au plus, dans la ville à côté, qui apparaissait assurément plus grisante que la campagne bungalow où je m’étais morfondu pendant des années. Ça relève quasiment de la coutume par ici : on ne s’en va jamais vraiment. Étrangement, il y en a qui s’en font une espèce de vertu, ou de fierté, voire finissent par développer une forme bizarre de chauvinisme micro-localisé. Cela aurait à voir avec le passé illustre de la ville, certains disent, comme une relique de sa superbe d’antan. Mais je ne crois pas que ce soit ça, personnellement. Je ne suis même pas sûr qu’on ait réellement un passé illustre. Je crois que c’est juste une manière pour les habitants, jusqu’au cou dans la bouillasse, de relever le menton. Ça a quelque chose de touchant, au fond, bien qu’il y en ait toujours pour exagérer, et claironner que la ville forme encore un centre important par ici dans le Nord. Mais le seul centre qu’elle constitue, je l’ai découvert plus tard lorsque j’ai fini par prendre un peu de distance, c’est celui de la came : ses rues sont colonisées par des hordes de toxicomanes fantomatiques que personne ne semble remarquer, comme s’ils ne constituaient qu’un accroc de plus dans le paysage décrépit, ou qu’ils s’y étaient totalement fondus. Un punk à chien français me l’a dit un jour : ici, c’est l’étape finale de la descente aux enfers. Parce que si on attire que dalle en entreprises ou en main d’œuvre étrangère, pour la chnouf par contre, on a une chiée d’expatriés ; ils viennent de partout, des Pays-Bas, de Picardie ou du Finistère, pour finir sur les trottoirs de la cité. Et là encore, il y en a qui parviennent à s’en faire une gloriole. Récemment, des types un peu graffeurs se sont mis à appeler la ville Toxcity, pour faire street, genre le Bronx, Détroit ou Chicago. D’autres se sont mis en tête d’immortaliser les derniers recoins de la ville qui n’ont pas été goudronnés, dans une perspective Instagram-écolo ; or, il y a toujours un pylône ou un hangar pourri qui traîne dans le champ, mais puisqu’ils sont facétieux, ils se la jouent nature versus industrie. À force, elle a quelque chose d’insupportable, cette complaisance dans le surplace permanent, comme s’il était acquis qu’ici, on n’irait jamais de l’avant. Mais à l’époque, je ne voyais rien de cela : à mes yeux, la ville constituait l’Eldorado. Et c’est de cette manière que j’avais présenté les choses à mon père, avant qu’il ne m’adresse un regard sombre et que j’y lise l’expression irritée de son autorité bafouée. Mais c’était pourtant bien de l’amour ; de l’amour subitement brisé par le regret des moments qui n’adviendront jamais : le match de foot au stade tant de fois reporté, les embrassades à l’américaine ou les mots doux qui, au moment du départ, restent toujours coincés.

Fabrice Capizzano avait ancré son « La fille du chasse-neige » (2020) et son combat de l’amour contre la possibilité de la violence intime dans une famille où le pétage de plombs rencontrait la musique rock, et où la résolution d’une bergère exceptionnelle entrouvrait des issues. Christophe Levaux, dont on sait depuis « La disparition de la chasse » (2017) à quel point il sait donner un sens complexe à un paysage, et depuis « Le tas de pierres » (2018), écrit en collaboration avec sa sœur Aurélie, à quel point il sait peser au plus juste l’impact d’une géographie sociale et physique sur des enfances, a construit ici une formidable, essentielle même, histoire de la violence, intime et cruelle, tragique et sans complaisance. Dans la crudité des mots et des situations, dans les moments d’entrechoc et dans les moments d’espoir, dans la quête de plus en plus illusoire d’une sérénité de couple dans les avanies écrites et comme programmées, donc, il nous offre un roman bouleversant et salutaire, dur au mal et vertigineux, songeur et dévastateur.

Alors, puisque je lui en avais tant parlé, j’ai fini par l’emmener dans la forêt, là au bout, où la litière se confondait avec la poussière, jusqu’à l’ancienne carrière inondée qui dessinait dans la pinède une large entaille dont on pouvait embrasser chacun des contours depuis un petit promontoire duquel, gamins, ivres de fougue et de peur, on se jetait en hurlant. Et à notre tour, comme des gamins ivres de fougue et de peur, on s’était élancés du rocher pour se rejoindre sous l’écume, les poumons crevés et le cœur à deux doigts d’éclater. On avait séché nos corps, les pieds dans la caillasse, sous les rayons du soleil, jusqu’à ce qu’il s’éteigne derrière la colline qu’on appelait montagne. J’ai raconté à Sophie qu’il restait au fond du bassin quelques baraquements d’ouvriers qu’on n’avait pas pris la peine de démanteler le grand jour de l’inondation. On les voyait parfois crever la surface de l’eau, les étés de sécheresse, ça et quelques reliques d’épicéas morts-nés qui faisaient office de nids à carpes dans les profondeurs ; et pendant que je lui racontais ces histoires qu’on m’avait moi-même racontées, je l’observais, les yeux demi-clos. Elle était allongée les bras derrière la nuque, inondée dans le crépuscule ; une sensation intense de béatitude s’était emparée de moi, quelque chose d’incroyablement clair et pur, qui a laissé place juste après – c’était toujours pareil quand ça arrivait – au sentiment tenace de mon imposture.
Il faisait presque nuit lorsqu’on a quitté la carrière, et dans les fourrés autour, ça commençait déjà à gigoter. J’ai senti la main de Sophie se raidir dans la mienne. Il n’y a aucun animal féroce ici, j’ai dit, hardi, bien que j’aie méchamment les chocottes des sangliers ; j’ai serré Sophie contre moi et je pense qu’elle n’en a rien présumé. Lorsqu’on est remonté dans ma voiture un peu plus tard, j’ai proposé de faire un crochet pour aller voir le village où vivait ma grand-mère Rose avant d’être placée en maison de repos. Elle y habitait une petite maison orange brique avec derrière un jardin en labyrinthe de buissons au milieu desquels se trouvaient des serres anciennes et leurs vasques remplies de crapauds ; on s’amusait à les capturer le samedi avec mon frangin, pendant qu’elle nous cuisinait des gaufrettes pleines de grumeaux. Avec les années, son village, autrefois moisi à tendance morose, était presque devenu pittoresque. Une petite auberge y avait ouvert et nous y avions loué une chambre lorsque j’avais découvert qu’avait lieu ce soir-là la traditionnelle fête de Noël du milieu de l’été à laquelle, des années plus tôt, j’avais participé. Personne n’avait jamais trop su d’où provenait la tradition, si ce n’est qu’ils trouvaient ça visiblement très rigolo, au village, de célébrer Noël en juillet, et que la fête donnait une bonne occasion à tous de se mettre la race pour marquer le début des congés. La plupart portaient des bonnets rouges dont beaucoup secouaient le pompon pour souligner le cocasse de la situation. Sur la remorque d’un camion, un orchestre jouait des tubes de Johnny que tous autour reprenaient à tue-tête. Sophie était allée chercher deux verres dans le bar sous un petit chapiteau. Je l’attendais au milieu de la foule qui hurlait son bonheur avec une telle absence de retenue que cela ne pouvait réellement être que vrai. Elle me fixait de loin et soutenait mon regard en s’avançant les deux gobelets en main, jusqu’à ce qu’elle soit si près qu’elle chuchote, en se penchant vers mon épaule : mon ange. Mon ange, elle avait dit gratuitement, et ça m’avait fait un crépitement brûlant au bout de l’estomac qui serait remonté en larmes pour crever mes paupières si je n’avais été si fier ou tellement prudent.

Hugues Charybde le 1/05/2023
Christophe Levaux - Baisse ton sourire - Do éditions
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