Le sujet, ses convulsions : Chevillard monstre en main

Ça a déraillé comme ça : un narrateur se retrouve avec dans les bras un butin que lui a refilé in extremis un certain Oleg, lequel, poursuivi par des policiers, a préféré refourgué un sac à main à ce passant, lequel l'a alors dissimulé aussitôt sous un pan de sa gabardine – or on sait depuis Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet (1959) que lorsqu'un personnage porte un paquet sous sa capote, il y a de fortes chances pour que le récit explose.

On sait aussi, depuis le film d'Aldrich,  Kiss me deadly (1955), qu'il vaut mieux ne pas ouvrir ce paquet, objet/sujet de toutes les convoitises. La chambre à brouillard, vingt-quatrième récit d'Eric Chevillard à paraître aux éditions de Minuit, est à son inquiétante façon la vingt-quatrième heure de son œuvre, son extrême midi/minuit. Le sujet? Le sujet est le sujet est le sujet. Vous voilà prévenus.

"Il va vouloir que mes nerfs l'électrisent." (p.71)

Or donc le narrateur se retrouve avec un "sujet", objectivé dans le livre sous forme d'une forme vaguement animale, du moins animée, une étrange entité indescriptible, lointaine cousine de "la suerie", cette chose rampante qui hantait la nouvelle éponyme de Pierre Gripari (1969). Que faire d'un sujet? C'est toute la question du livre, et c'est depuis ses débuts une problématique qu'évite/évide Chevillard. Le sujet, l'auteur de Choir l'a torpillé depuis longtemps, conscient qu'il joue contre l'écriture, contraignant l'écrivain à moins écrire que dire. Car le sujet souvent prend les rênes et fouette le cocher jusqu'à ce qu'il prenne la place de ses bêtes. Le sujet est à caution, et qui la paie en écope. Ici, donc, le sujet est livré nu et seul au bon vouloir de l'écrivain-narrateur qui va tenter de lui faire rendre gorge. Ce n'est donc pas un livre sur rien, comme en rêvait Flaubert, mais ça s'en rapproche de façon troublante.

"Il se cache sous son ombre." (p. 133)

On lit le texte de Chevillard en hésitant entre rire – on baigne dans le grotesque et l'absurde – et effroi – oui, il y a quelque chose d'effrayant dans La chambre à brouillard, face à ce déploiement de moyens délirants pour acculer le sujet à se révéler. Car derrière – sous – la pyrotechnie verbale à laquelle l'auteur nous a habitués depuis Mourir m'enrhume (1987) se déroule une tentative d'épuisement du sujet de plus en plus acharnée. Certes, Chevillard aime à presser son faux sujet comme un humain citron, qu'il s'agisse d'un singe ou d'un critique littéraire, mais cette fois-ci le sujet n'a d'autre nom que celui qui le définit de façon générique.

"Il court comme un air de flûte dans mes os longs et courts." (p. 154)

Tenir 200 pages sur un sujet réduit à sa portion aussi congrue qu'in congrue n'est pas une mince affaire. Chevillard y parvient au prix d'une violence qui rappelle parfois les pages les plus cruelles d'un Régis Jauffret. Comme si la charge menée contre le dire (ennemi de l'écrire) nécessitait un écorchage de première classe. En cela, le "roman" de Chevillard se veut à la fois auto-destructeur et auto-régénérant. Cerner son sujet, ici, revient à le séquestrer, l'observer, jusqu'à ce qu'il renverse les rapports de pouvoir et fasse de l'observateur un sujet à son tour menacé. Car le sujet – ici évidé jusqu'à l'écorce – opère sur le récit tel un écorcheur, et chaque phrase se met alors à participer d'un jeu de massacre. On rit donc beaucoup, mais intérieurement, tandis que tous les organes se délitent et que la pensée s'effrite en lambeaux.

"Voyez, les effets de ma désertion se manifestent déjà: le monde est en train de pourrir." (p. 156).

A la fin, nous sommes contraints de reconnaître que la fable est une hache, et nous, une mer gelée.

Claro, le 17/04/2023
Eric Chevillard, La chambre à brouillard, Les éditions de Minuit, 18€