La redoutable trilogie de la Maison des Jeux de Claire North
À travers les âges, une maison métaphorique située au carrefour des luttes de pouvoir et des compétitions acharnées entre puissants. La « Trilogie des Jeux » nous offre une formidable lecture ludique et politique des soubassements de toutes sortes de complotismes. Ainsi que le rappelle à l’occasion Claire North elle-même au fil des entretiens, il n’est nul besoin de mobiliser d’improbables ou délirants souterrains pédo-satanistes pour constater au quotidien ou presque les alignements d’intérêts du capitalisme tardif, les corruptions, allégeances, collusions et autres échanges de bons procédés qui forment le ciment des alliances objectives des puissants, tout à la fois rivaux et complices selon les circonstances – et les adversaires.
Pas de note de lecture proprement dite pour cette belle trilogie publiée en 2015, dont les trois tomes ont été joliment traduits en français par Michel Pagel dans la collection Une Heure-Lumière du Bélial’, respectivement en mars 2022, en septembre 2022 et en janvier 2023. En effet, un article à son sujet vous attendait dans Le Monde des Livres du jeudi 2 mars 2023, daté du vendredi 3 mars, à lire ici.
Vous trouverez donc ici quelques commentaires supplémentaires, comme des sortes de notes de bas de page par rapport à l’article sus-mentionné lui-même, ainsi que, naturellement, plusieurs citations et extraits des trois volumes successifs.
Il existe une maison.
Vous ne la trouverez pas aujourd’hui — pas même son portail avec le marteau à tête de lion qui rugit en silence dans la nuit, ni ses cours à ciel
ouvert tendues de soie, ni ses cuisines ardentes emplies de vapeur
bouillonnante, non, rien de tout cela, rien à voir — mais il faut dire
qu’elle se dressait dans une de ces petites rues sans nom près de San
Pantaleone, au nord d’un petit pont de pierre gardé par trois frères, car
deux choses seulement sont plus précieuses aux Vénitiens que leur famille :
leurs ponts et leurs puits.
Comment sommes-nous arrivés ici ? (in Le Serpent)
☢︎ La « Trilogie des Jeux » nous offre, il faut le souligner, une formidable lecture ludique et politique des soubassements de toutes sortes de complotismes. Disposant de suffisamment de marqueurs de fantastique et d’exagération pour se démarquer du « trop sérieux » (et exposé ainsi aux malentendus) « Pendule de Foucault » d’Umberto Eco, ce grand jeu-ci, à travers les siècles, s’inscrit plutôt dans la lignée des joyeuses et terrifiantes collusions tous azimuts qui rythmaient les narrations échevelées de la trilogie « Illuminatus ! »(1975) de Robert Anton Wilson et de Robert Shea (on pourrait songer aussi, dans un registre bien distinct, au cycle des « Falsificateurs » d’Antoine Bello) qu’en résonance avec celle, bien différente mais tout aussi réjouissante, de Jacques Amblard et de son « Apocalypse blanche » (2022). Et comme le décortique avec tant de brio Wu Ming 1 dans son « Q comme Qomplot » (2021) (poursuivant ainsi d’une autre manière le travail de fond du Fredric Jameson de « La totalité comme complot » en 1992, voire celui de Luc Boltanski et de son « Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes » de 2012), et ainsi que le rappelle à l’occasion Claire North elle-même au fil des entretiens, il n’est en effet nul besoin de mobiliser d’improbables ou délirants souterrains pédo-satanistes pour constater au quotidien ou presque les alignements d’intérêts du capitalisme tardif, les corruptions, allégeances, collusions et autres échanges de bons procédés qui forment le ciment des alliances objectives des puissants, tout à la fois rivaux et complices selon les circonstances – et les adversaires.
Il existe dans cette maison deux Loges où s’affrontent des joueurs. La Basse, vous en avez tous fait l’expérience : on peut y gagner or et vanité à profusion si l’on recherche de tels biens matériels. La Haute, je vous invite aujourd’hui à la rejoindre. Ici, on ne joue pas pour des enjeux aussi terre à terre. Ailleurs, vous misez des diamants si l’éclat de ces gemmes vous agrée, ou bien des rubis, des corps, de l’or, des esclaves… Tous biens que d’autres sont susceptibles de convoiter. Ici, vous serez invités à miser quelque chose de plus. Nous vous demandons de mettre en jeu une partie de vous-même. Votre talent pour les langues, par exemple. Votre amour de la couleur. Votre connaissance des mathématiques. Votre vue perçante. Votre ouïe aiguisée. Des années de votre vie – et il est possible d’en miser beaucoup, si on le souhaite ; de ceux qui miseront sans mesure, les perdants vieilliront avant l’heure, alors que les gagnants pourront vivre mille ans et devenir par le jeu davantage que ce qu’ils étaient. Avec des enjeux aussi élevés, nous ne pratiquons pas de mesquins jeux de hasard ni d’objets symboliques. Si votre objectif est de capturer un roi, nous le désignerons par son nom, et vous vous rendrez à sa cour pour remporter votre prix. Si vous souhaitez, tels nos jeunes gens, concourir pour la possession d’un drapeau ou autre symbole de pouvoir, soyez sûrs que ce sera le drapeau du plus puissant général du pays, que vos troupes seront légion, et que vous remporterez la victoire par la poudre et le canon. Nos jeux sont destinés à nous distraire, à nous ouvrir l’esprit, mais, pareils en cela à tous les monarques du monde, nous déplaçons des pièces de chair, de sang, d’entrailles et de douleur. (in Le Serpent)
☢︎ Claire North est férue d’histoire (elle l’a étudiée pendant plusieurs années avant de se tourner vers le métier de technicienne lumière pour le spectacle live) : même en sachant cela, son brio pour manier dans le détail sans surcharge des environnements aussi différents que la Venise du XVIIe siècle, la Thaïlande de 1938 ou le monde contemporain tissé de seigneurs de la guerre, de trafiquants, d’oligarques, de paradis fiscaux, de services secrets et de forces spéciales – pouvant céder à l’occasion à l’obsession comme au dévoiement -, notamment, est étourdissant.
Remy Burke était ivre lorsqu’il accepta l’enjeu, mais cela ne l’excuse pas. Bien qu’il ne parût pas plus de quarante ans, il jouait depuis un demi-siècle et aurait donc dû se méfier. Nous le vîmes refuser le premier verre offert, d’abord poliment puis plus fermement, et cette sagesse nous parut très respectable. Toutefois, quand Abhik Lee s’assit en face de lui et avala son whisky cul-sec, la fierté de Remy Burke fut stimulée : cet adversaire qui jouait depuis sept ans seulement, véritable blanc-bec selon les critères de la Maison des Jeux, le mettait de ses yeux gris-vert au défi de passer pour un lâche.
« Vous ne buvez pas ? » s’enquit Lee, et Remy, à ces mots, se mit donc à boire, à engloutir verre sur verre : sachant tenir fort bien l’alcool, il ne doutait pas de vaincre le joueur métis installé devant lui.
Après six whiskys, il gronda : « Que jouons-nous ?
– Rien du tout, répondit l’autre en vidant son propre verre. Parfois, le jeu n’a aucun sens. »
Oh, téméraire Remy.
Insensé Remy, tout gonflé de drogue et d’orgueil !
Tous les jeux ont un sens.
Tous jusqu’au dernier.
Tu aurais dû nous interroger ; nous aurions chuchoté à ton oreille, nous t’aurions parlé du jour de 1933 où Abhik Lee affronta à la bataille navale un marchand d’armes du New Jersey. Ce jour-là, deux croiseurs et une frégate sombrèrent au fond de la mer et, une fois déclaré vainqueur, Lee remporta non seulement la flotte de son adversaire, mais aussi son pied marin et son estomac d’acier, tandis que le perdant garderait jusqu’à la fin de ses jours une diarrhée chronique. Vers le huitième ou le neuvième verre, nous envisagions de nous avancer pour te mettre en garde — mais les arbitres étaient là dans leur robe blanche, leur regard croisa le nôtre, et il devint évident que tu étais déjà en train de jouer, quoique tu n’en aies pas conscience.
Oh, Remy, tu n’aurais pas dû sous-estimer ton adversaire, car il ne t’aurait pas mis au défi de boire s’il ne s’était su capable de l’emporter.
Toutefois, la boisson en elle-même n’était pas le jeu ; du moins pas celui auquel voulait jouer Abhik Lee.
C’était simplement l’amorçage du piège. (in Le Voleur)
☢︎ Comme cela n’est pas si fréquent en littérature contemporaine (de genre ou non), Claire North démontre une surprenante capacité de ruse lorsqu’elle manipule le point de vue de narration et le quatrième mur qui sépare celle-ci de la lectrice ou du lecteur (et elle pratique cette ruse au long cours, avec une cohérence impressionnante en attendant les dévoilements qui surviennent tardivement et logiquement).
Les empires français et anglais se faisaient les gros yeux à travers tout le Sud-Est asiatique, s’emparant ici d’une péninsule, là d’un peuple ancestral, jusqu’à ce que ne demeure enfin qu’un seul pays, la Thaïlande, Thaïlande bénie, prête à être écrasée comme un insecte sous la patte du léopard. Le roi regardait les Anglais et voyait que seuls les Français pouvaient le sauver ; il regardait les Français et voyait que seuls les Anglais pouvaient les tenir en respect ; voilà comment, aussi improbable que ce fût, à coups d’avions de combat et de concessions, la Thaïlande restait libre, ver de territoire neutre entre les mâchoires de requins coloniaux. Toutefois, à quel point un pays peut-il être libre quand, tout autour de lui, de grands empires se préparent à la guerre ? (in Le Voleur)
☢︎ De même, en ce qui concerne le choix et le maniement des registres d’écriture, elle semble aussi à l’aise pour élaborer monologues théorisants, dialogues riches en formules-choc et concoctions de stratégies « en chambre » (l’épisode vénitien, celui du premier volume, est particulièrement riche et réussi en ce domaine) que scènes d’action « individuelle » (la crouse-poursuite thaïlandaise, dans le deuxième volume, fourmille de moments que ne renieraient sans doute pas les meilleurs thrillers d’espionnage combatif) ou « collective » (les modalités de déploiement de « ressources » incroyablement variées, dans le troisième volume, constituent certainement un modèle du genre, tout en précision et en concision).
Le matin du douzième jour, ils marchèrent dans la forêt, posant des pièges, récoltant des racines, jusqu’à ce qu’enfin Fon demande :
« Pourquoi le jeu est-il si important ? »
« – Je vous l’ai dit : si je perds, je perds tout.
– Mais pourquoi jouez-vous ? Pourquoi est-il si important pour vous d’être joueur ?
– C’est… J’aime la victoire. Le… défi. Mes journées ne sont pas banales. Je ne reste pas assis à résoudre des problèmes logistiques ; je n’essaie pas de faire circuler les trains entre Mandalay et Rangoun ; ma tâche n’est pas de déplacer des caisses dans les ports de Hong Kong ni de creuser des fosses à Xi’an. Ce n’est pas… la routine du quotidien que j’affronte, mais des esprits brillants. Je combats ces esprits brillants et, quand je gagne, quand je sais que j’ai été meilleur… Mais même la défaite, parfois, procure de la joie. Contempler la beauté, le génie d’un autre joueur, sentir son cœur battre à tout rompre, son visage brûler d’exaltation, de l’exaltation de ses propres projets, de ceux des autres ; le hasard n’entre pas en ligne de compte : ce n’est pas la chance, ce n’est pas la nature, ce n’est que… moi. Mon esprit, les pièces et le jeu. C’est… extraordinaire. Parfait. Je… J’aurais beaucoup de mal à abandonner ça. (in Le Voleur)
☢︎ Ayant commencé sa carrière littéraire, sous d’autres pseudonymes, en littérature jeunesse et en fantasy, Claire North s’inscrit pleinement dans la filiation des littératures de genre, et tout particulièrement désormais, de la science-fiction. Les autrices et auteurs qu’elle cite volontiers en entretien, influences possibles et admirations manifestes confondues, ont pour nom Ursula K. Le Guin, Adrian Tchaikovsky, N.K. Jemisin, Terry Pratchett, Neil Gaiman ou Roger Zelazny, et elle est particulièrement consciente de l’agitation qui traverse désormais l’ancienne zone frontière entre littérature dite générale et littératures dites de genre (elle cite régulièrement les exemples de David Mitchell ou de Margaret Atwood, parmi bien d’autres). Et nous avons toutes et tous en tête, sur ce point, la furia scozzese du grand précurseur Iain M. Banks / Iain Banks. Ce travail formidable de guerillera dans les interstices et les jonctions littéraires et politiques toujours à étendre (comme le théorisait si joliment il y a quelques années le Francis Berthelot de « Bibliothèque de ‘Entre-Mondes ») nous réjouit ici au plus haut point.
La Maison des Jeux s’installe souvent à New York. Elle aime la proximité du pouvoir.
Venez ; suivez-moi.
Nous traversons des couloirs tendus de soie blanche, sentons le parfum de l’encens, entendons de la musique, descendons une volée de marches jusqu’à la salle qui sert de club aux joueurs les plus novices, ampoules UV et champagne, cocktails avec olives, distributeur de glace, jeux d’échecs, de backgammon et de baduk, cartes et jetons, tous les accessoires habituels de la Basse Loge. Des jeux récents également : Cluedo, Les Colons de Catane, Age of Empires, Mario Kart, et le Mortal Kombat de je ne sais quelle version que se livrent un évêque poussant des cris aigus et un adjoint au maire. Un juge, un préfet de police, un gangster, un député, un chef d’état-major, un général, un médecin généraliste, un chercheur, un professeur, un tueur professionnel, un roi de la pharmacie, un magnat du pétrole, un vendeur de voitures d’occasion et de cocaïne bon marché — tous ces hommes et toutes ces femmes qui se croient quelqu’un et pourraient être davantage —, tous viennent ici comme ils y sont toujours venus au fil des siècles et aux quatre coins du monde. Ils rêvent de franchir les portes qui s’ouvrent à présent pour moi. Combien d’entre eux, me dis-je, seront-ils joués plutôt que joueurs ? La plupart — peut-être tous. C’est là une des vérités de la Maison des Jeux. (in Le Maître)
Ce qu’en dit Yossarian sur son blog Sous les galets la plage est ici. Ce qu’en dit René-Marc Dolhen sur noosfere est ici, ici et ici. Ce qu’en dit Yuyine sur son blog est ici. Jean-Marc Laherrère, dans Actu du Noir, en parle là, L’Épaule d’Orion là et Nicolas Winter (Just A Word) là.
À ma connaissance, seulement trois défis ont été lancés à un Maître ou une Maîtresse des Jeux.
Le premier s’est déroulé bien avant mon époque. Il ne tient que de l’allégorie, du mythe, aussi ne me donnerai-je pas la peine de le raconter.
Le plus récent date de 1774, et aucun de nous ne s’attendait à voir le challenger l’emporter. La Maison des Jeux n’en a pas moins fermé ses portes durant presque quarante ans, tandis que s’affrontaient la Maîtresse et son rival. Ce Grand Jeu a opposé assassins, espions, rois, diplomates, armées et religions jusqu’à ce qu’enfin, en 1817, le challenger soit vaincu, ses princes abattus, ses armées écrasées. Jusqu’à ce qu’il s’évanouisse dans le blanc. Qui il est à présent, nul ne le sait. La Maison des Jeux n’accorde pas facilement la mort, trop simple : au contraire, elle dévore ses victimes tout entières. Je ne doute donc pas que le perdant vive encore, esclave des briques et des pierres de ce lieu infini, quelque part sous les voiles blancs que portent ses serviteurs.
Et l’autre ?
Ma foi, le plus grand des défis a été lancé bien plus tôt, en 1208, et la femme qui a défié la Maîtresse des Jeux était…
… capable de vaincre tous les joueurs que j’ai jamais connus.
Durant vingt ans, la Maîtresse des Jeux et sa rivale se sont affrontées, et, à la fin, nul n’a pu dire avec certitude qui avait perdu et qui avait gagné. On a seulement su que la joueuse avait disparu. Au service de la maison, disaient certains, perdue dans le blanc ; non, non, pas du tout ! disaient les autres : elle avait disparu dans la victoire, conquis la Maison des Jeux — s’il est possible de réellement la conquérir. Selon ceux-là, la joueuse n’en est plus une : elle est devenue Maîtresse des Jeux. Par son succès, elle s’est donc changée en son ennemie, ce qui constitue peut-être une suprême défaite, car elle n’est plus elle-même, seulement une nouvelle Maîtresse des Jeux.
Voyait-elle la situation ainsi ? Voyait-elle quelque chose de plus grand que le jeu ? Me voyait-elle, moi ?
Le denier tourne, le denier tourne.
Que la partie commence. (in Le Maître)
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Hugues Charybde le 3/04/2023
Claire North - La trilogie de la Maison des Jeux - éditions Le Bélial
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