L'AUTRE QUOTIDIEN

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La couleur des choses, l’album qui arrive à point nommé

Véritable outsider de cette compétition d’Angoulême 2023, le livre du dessinateur suisse Martin Panchaud a créé la surprise en remportant le Fauve d’or après le Prix suisse du livre pour l’enfance et la jeunesse et le Grand Prix de la Critique ACBD. Dans son univers fait de points et de notes de bas de page, ce polar décalé nous emporte assez loin.

Un album très remarqué au moment de sa parution en allemand chez Édition Moderne Die Farbe der Dinge paru en 2020 est déjà remarqué par la critique et distingue du prix suisse du livre pour l’enfance et la jeunesse. Il sort en français chez ça et là en 2022 et les prix s’enchaînent, ce premier livre d’un auteur francophone au catalogue de cet éditeur est une bonne pioche puisqu’il se hisse déjà parmi les plus grosses ventes de la maison et remporte le prix du meilleur album à Angoulême en janvier dernier.

Polar décalé & rythmé, la couleur des choses nous embarque dans l’univers d’un jeune Britannique de 14 ans, Simon, devenu possesseur d’un ticket valant 16 millions de livres qu’il ne peut encaisser sans l’aide d’une personne majeure. Censé aider ses parents, ce ticket de la discorde a indirectement provoqué une série de catastrophes, de sa mère dans le coma à son père en fuite le laissant seul dans un foyer pour jeunes tandis qu’il se fait maltraiter par une bande de son âge. Heureusement, l’espoir –et les ennuis– que représente ce ticket gagnant le pousse à avancer, sans compter Lorna, seule personne à avoir un peu de compassion pour ce pauvre Simon. 

© Martin Panchaud / ça et là

Les dessous vus de dessus 

Si vous n’avez pas encore jeté un œil en librairie ou aux extraits ci-dessous, prenez un instant pour découvrir l’univers de Martin Panchaud. Toutes les planches sont dessinées vues de dessus, à la manière d’un jeu vidéo « top down game » (Zelda, GTA pour les anciens) mêlant des approches du dessin plutôt utilisées en infographies ou en architecture. Les personnages sont des cercles de couleurs, les lieux sont dessinés en vue de dessus sans perspective et l’ensemble est constellé de notes, flèches, références et pictogrammes.

Un roman graphique très immersif qui alterne entre les séquences où le dessinateur nous guide et celles où nous devons faire notre propre chemin. Un choix qui transparaît assez dans les premières pages, aux allures de tutoriel, qui comme dans les jeux vidéos évoqués plus haut, permettent aux lecteur.trice.s de s’habituer à cette forme d’écriture et à embarquer dans ce livre plein d’idées.

Une fois le rythme installé, l’auteur s’amuse à des parenthèses ludiques, des chapitres (presques) déconnectés, des inventions, des clins d’œils… Le procédé surprend, mais s’apprivoise vite, la lecture devient fluide au bout de quelques pages et comme dans un roman où vous avez eu en quelques lignes ou quelques pages la description d’un personnage, vous vous faites votre propre image. Et pour nous tenir en haleine, l’album alterne les moments de comédie et les scènes plus tragiques, et l’auteur s’amuse du paratexte, de scènes additionnelles, de digressions visuelles pour nous embarquer dans cette histoire délirante. L’humour est une composante essentielle de cette écriture, bien plus dense qu’elle n’y paraît au premier abord. 

© Martin Panchaud / ça et là

De Star Wars à Chris Ware 

Si Martin Panchaud cite Chris Ware comme influence (en savoir plus ici), il s’en rapproche par sa recherche formelle, mais aussi dans cette envie de parler de détails du quotidien, de garder un lien tenu entre les émotions des lecteur.trice.s et des personnages. La couleur des choses à un côté plus cartoon, plus délirant dans son approche, mais on sent bien la parenté entre les styles des auteurs.

L’auteur évoque dans plusieurs interviews s’être aussi pas mal inspiré d’albums jeunesse également, un secteur assez riche de ce type d’expérimentations. Des albums de Warja Lavater à Sonia Chaine & Adrien Pichelin qui reprennent les contes les plus connus avec des pictogrammes ou même les livres jeux d’Hervé Tullet. Une envie ludique de tester, de casser les codes et d’échapper un peu aux habitudes ou contraintes habituelles.

Mais l’élément déclencheur a été l’exposition d’une image géante de la course hippique qui permet -dans le livre- à Simon de gagner, une image présentée en 2014 au Centre d’art contemporain de Genève. Puis avec la même technique, Martin Panchaud se lance dans une première bande dessinée géante reprenant le script de La Guerre des étoiles : une image de 123 mètres de long dans un scroll infini (sur le même principe que le webtoon) qui a connu un succès international auprès des curieux de la licence Star Wars. À lire ici

© Martin Panchaud / ça et là

Vecteur au poing 

Côté technique, Martin Panchaud travaille ses planches et dessin sous forme de vecteurs, une technique qui permet aux artistes de modifier leurs dessins à l’infini, sans perte, la vectorisation, proposant des illustrations constituées de formes et de tracés au lieu de pixels. Le rendu n’est pas forcément géométrique, pensez à Arthur de Pins qui dessine aussi avec ce type d’outils informatique par exemple. Ce procédé permet au dessinateur de disposer ses éléments sur les planches sous forme de montage plutôt qu’une suite de compositions.

Côte découpage, La couleur des choses à un rythme très maîtrisé qui nous emporte assez rapidement jusqu’à cette fin tarantinesque, avec sa mise en scène bien distillée et son gore réjouissant. N’en disons pas plus pour ne pas froisser nos amis cétologues. Juste pour finir sur les références, j’y rajouterai un petit côté South Park dans le rendu de certains éléments, jouant à la fois sur le réalisme cru et le décalage humoristique.

En évitant l’écueil du gadget ou de l’exercice de style, cette narration maîtrisée apporte un nouveau souffle dans ce média encore jeune qu’est la bande dessinée. Un album récompensé à juste titre à Angoulême tant pour son audace graphique que pour ses qualités d’écriture, à travers une histoire de famille complexe qui n’oublie pas de nous faire rire dans sa tragédie. 

Thomas Mourier, le 13/03/2023
Martin Panchaud- La couleur des choses - éditions ça et là
-) Les liens renvoient sur Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages ici évoqués.

© Martin Panchaud / ça et là