“White Noise” de Noah Baumbach : le fascisme à bas-bruit
L'un des derniers films de l'année 2022, White Noise de Noah Baumbach, sorti le 30 décembre dernier sur Netflix, avait sans doute l'ambition de ramasser toute son époque : filmer la propagande médiatique, la crise sanitaire, la dépression généralisée d'un système capitaliste déliquescent et son porte-drapeau, les États-Unis, un contexte annonçant le fascisme qui gronde. Sauf qu'à le marteler, White Noise finit lui-même par (se) fasciser.
« Le fascisme avait en réalité fait [des Italiens] des guignols, des serviteurs, peut-être convaincus, mais il ne les avait pas vraiment atteints dans le fond de l’âme, dans leur façon d’être. En revanche, le nouveau fascisme, la société de consommation, a profondément transformé les jeunes ; elle les a touchés dans ce qu’ils ont d’intime, elle a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus, comme à l’époque mussolinienne, d’un enrégimentement superficiel, scénographique, mais d’un enrégimentement réel, qui a volé et changé leur âme. Ce qui signifie, en définitive, que cette « civilisation de consommation » est une civilisation dictatoriale. En sommes, si le mot de « fascisme » signifie violence du pouvoir, la « société de consommation » a bien réalisé le fascisme. », Pier Paolo Pasolini, Écrits Corsaires
e projet de Noah Baumbach, d'un roman faire le film de l'Amérique (donc du monde), à partir d'un livre somme de Don DeLillo, White Noise. Livre majeur, sorti en 1985, qui a fait la renommée de son auteur, caustique au possible contre la société de consommation qui gonfle le ventre de l'Amérique. Noah Baumbach, dans White Noise, s'est efforcé de reprendre l'antienne en écho, rendre audible cinématographiquement ce bruit de fond. Romero avait pourtant déjà décapité ce Zombie. Pasolini le ghomorrisait aussi. Il l'écumait autant dans ses Écrits corsaires. Il voyait dans ce trop doux nom donné par les sociologues (« la société de consommation ») une euphémisation de sa véritable violence. Pour Pier Paolo, la société de consommation, c'est le nouveau fascisme. Un fascisme doux, d'autant plus terrible que consenti par chacun. Un fascisme d'un nouveau genre, qui n'aurait plus besoin de la hache de son Duce. Un fascisme dont les individus tiendraient eux-mêmes le manche.
Le travail de sape avait-il été bien fait ? Noah Baumbach n'en était peut-être pas persuadé. Il a souhaité recolorer l'Utopia américaine en reprenant l'ambition dystopique du roman autant que sa galerie de personnages loufoques dans un décor 80's d'une ville de banlieue US. Il y dresse le portrait d'une famille bourgeoise avec quatre enfants qui se voudrait ordinairement bien installée, un projet qui manque d'emblée son objectif. Jack, le père, incarné par Adam Driver, est le fondateur des Hitler's Studies à l'université. La charge critico-symbolique est suffisamment appuyée pour qu'on y voit venir gros le mauvais présage annoncé par la dépression de sa femme Babette. Bientôt, phénomène dépressif climatique oblige, un nuage chimique noir, autant dire les chemises brunes, le malaise de toute une société, morcellera le pays.
Le calme plat de leur existence se fissure alors (faussement) lorsque la fille, Denise, découvre que sa mère avale un curieux médicament. Quelle pilule voudrait nous faire avaler ce faisant Noah Baumbach ? Que tout part à vau-l'eau ? Que l'on ne peut pas être heureux dans un monde instable ? Noah Baumbach a des ambitions plus grandes. La découverte de cette pilule toxicise le récit de White Noise. Elle fait l'effet d'une bombe. Mécaniquement, sous peu, un camion citerne gros de produits chimiques mortifères percute un train. Un nuage noir toxique envahit la ville comme le train-train de nos américains, qui les contraint à l'exode voir plus loin si le rêve américain mérite la colorimétrie du film.
Sur le plan formel, cette explosion se traduit par des discussions permanentes qui parasitent de divers bruits périphériques l'intrigue, la sature par autant de dialogues invasifs, des théories fumeuses, des références nombreuses, une charte graphique pétulante, le tout surplombant le récit d'une ironie permanente. Aurait-on affaire à un film cérébral ? Sommes-nous dans la tête d'un personnage schizophrène ? Film artificier, White Noise ne dissimule pas davantage ses artifices. Le film s'ouvre sur une caméra, un accident de voiture et de train, les centres commerciaux où se retrouvent famille et amis sont filmés comme chez Wes Anderson, décors en cartons qui font la pâte du film, quand les personnages semblent de purs accessoires de cinéma, fausses barbes et postiches affichés. White Noise entend provoquer non pas simplement le doute sur son objet, mais introduire à son grand sujet, la paranoïa. Pakula renaîtrait-il de ses cendres sous la caméra de Noah Baumbach ? La différence, essentielle, est que dans le cinéma de Pakula la paranoïa n'est pas qu'un sujet. Il fait de l'ambiguïté la matière même de ses films. Dans White Noise, au contraire, le nuage noir n'est qu'un écran de fumée. Tout y est balisé pour rassurer. Inquiéter, tel n'est pas son rôle. La chose paranoïa surgit et meurt dans les images qui voudraient la nommer. Les envies de Noah Baumbach de tout remettre en cause, de s’acculer au pire, ne débouchent ni dans l’incompréhensible ni le menaçant. Le réalisateur filme le contraire de ce qu'il voudrait dire. Par ses effets de répétition et d'insistance sur des mêmes motifs, il fixe des habitudes pour le spectateur. Il repèrise son thème pour le prendre au piège : il finit par donner de la consistance à ce qui n'en a pas (la paranoïa) et faire que les événements, dans le film, se répètent selon un cycle quasi-immuable. De la sorte, il imprime un déterminisme à ce qui devrait irrémédiablement échapper, le délire paranoïaque.
Avec son petit Gustave Le Bon en main, White Noise surexplique, en effet, son propos. Il a conservé du « célèbre docteur » Le Bon qu'une foule n'est pas qu'un simple agrégat d'individus. Elle possède, en tant que telle, une identité problématique, proto-fascisante, La Foule de King Vidor dans ses germes. Pour nous en assurer, dans White Noise, Jack travaille sur les logiques de foule hitlérienne quand son ami et collègue Murray (Don Cheadle), qui rêve de diriger les Elvis Studies, analyse les mêmes effets de masse. Masse partout, masse toujours, ces mêmes professeurs discourant face à un parterre de mort-vivants, corps informe d'étudiants sans aucune identité personnelle, sauf à n'être qu'applaudissements. Le problème est que White Noise, sans jamais que Noah Baumbach s'en aperçoive, se joint à ce clappement de main, à cette marche d'enfoulés vivants : il ne filme pas, il martèle son propos. Son nuage noir médiatise autant la crise sanitaire que les réflexes auto-immunes d'un corps social prêt tout entier à se sacrifier pour sa santé en un film sur le Covid pour les nuls. Il symbolise également la désinformation généralisée comme l'état dépressif des personnages et de leur Amérique. Tout un réseau de signification qui abrutit à force d'explication : Nuage noir=Masse=Désinformation=Dépression=Fascisation.
Après Gustave le Bon, certain de sa prophétie, Noah passe à la vitesse supérieure, joue du rapport Noah/Noam, espérant gagner les cieux, le petit dieu Chomsky de La fabrication du consentement. De la propagande médiatique en démocratie. White Noise n'opère plus alors simplement en moraliste comme Don DeLillo dans son livre. Il moralise avec des bottes de sept lieues. Délivre son catéchisme. Cinévangélise : Ne soyez pas dupe, alerte-t-il ! White Noise n'est pas La Tour Infernale. Steve McDriver/Adam McQueen ne risque rien. Ce que vous voyez n'est pas ce que vous croyez. White Noise n'est pas un film catastrophe. L'Amérique n'est pas en train d'imploser. Cette famille prisonnière de son véhicule n'est pas menacée par l'approche de ce nuage noir. Entendez plutôt les nombreuses dissonances installées au cœur du récit, les discussions loufoques, voyez les couleurs criardes qui font un arc-en-ciel au cataclysme. Vous ne risquez rien. Vous êtes protégé. Vous êtes au cinéma. Sauf à vous y faire enrégimenter.
White Noise est donc un film méta, du dessus, sans plus rien en dessous. Un film de la grande distribution qui, croyant surplomber les genres, les place sous vide, un cinéma cellophane où plus âme survit. White Noise voulait pourtant rendre intelligent. Être une sorte d'edutainment, mi-éducatif, mi-divertissant. White Noise abêtit finalement. À force de dénonciation facile, il ne dit plus rien. Il martèle. Et, jusqu'au-boutiste, choisit de diffuser sa bonne parole sur une plate-forme, Netflix, qui a fait le pari de la massification de son spectateur, qui l'algorithmise. Un film virtuose, néanmoins ? Un film qui marche au pas, plutôt. Un film plein de bruit de bottes et de führer.
David Fonseca
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Cet article est d’abord paru dans l’excellente revue de cinéma belge “Le Rayon vert”, que nous vous recommandons sans la moindre hésitation.