Comment déserter avec Mathias Enard
Un soldat vainqueur mais fatigué, en quête d’échappée terminale. Un mathématicien est-allemand fidèle à son amour et à ses idéaux de jeunesse. Des témoins éventuellement aveugles. Un extraordinaire télescopage narratif et stylistique pour entrecroiser les fils de l’Histoire au plus près de la chair et de l’esprit intimes.
Il y a plus de vingt ans, le 11 septembre 2001, près de Postdam sur la Havel, à bord de ce bateau de croisière, un petit paquebot fluvial baptisé du beau nom pompeux de Beethoven, l’été paraissait vaciller.
Les saules étaient toujours verts, les journées encore chaudes mais une brume glaciale montait de la rivière avant l’aube et d’immenses nuages glissaient sur nous, depuis la lointaine mer Baltique.
Notre hôtel flottant avait quitté Köpenick à l’est de Berlin très tôt le matin, le lundi 10. Maja était toujours alerte, fringante. Elle montait sur le pont supérieur pour marcher, une promenade entre les averses, les transats et les jeux de pont. Les dômes verts et la flèche dorée de la cathédrale de Berlin la captivèrent, de loin, à notre passage. Elle imaginait, disait-elle, tous ces petits anges dorés quitter leur prison de pierre pour s’envoler dans un nuage de feuilles d’acanthe soufflées par le soleil.
L’eau de la Spree fut tantôt d’un bleu sombre et mat, tantôt d’un vert rougeoyant. Les semaines précédentes, toute l’Allemagne avait été secouée d’orages dont les hoquets grossirent jusqu’à la Havel et la Spree d’habitude pourtant plutôt basses en cette fin d’été.
Nous naviguâmes au milieu des remous.
Je me rappelle la confluence de la Spree, les îlots boisés, la lumière de sel qui saupoudrait les hauts peupliers noirs et le flot boueux du canal que le sillage du navire mélangeait aux eaux cirées de la rivière.
Nous étions avec Maja chacune dans un fauteuil de toile, au soleil sur le pont, à l’arrière, à la poupe comme on doit dire, et nous regardions tout s’enfuir : le paysage s’élargissait comme si l’étrave du navire ouvrait grand la matière verte des feuillages.
Nous fêtions avec quelques mois de retard les dix ans de la refondation de l’Institut par Paul tout en rendant hommage au fondateur lui-même. Ou, plus précisément, nous célébrions les dix ans de « l’unification » de l’Institut, au printemps 1991, et les quarante ans de sa création en 1961. Mais il s’agissait avant tout d’une célébration des travaux de Paul. Je crois qu’il ne manquait personne – parmi les historiques, ceux de l’Est, tous étaient là ; les nouveaux membres, les collègues de Berlin et d’ailleurs avaient presque tous répondu présent. Quelques-uns, dont Linden Pawley, Robert Kant et quelques chercheurs français, venaient même de l’étranger. Ce congrès flottant s’intitulait Journées Paul Heudeber ; deux séances par jour étaient prévues, théorie des nombres, topologie algébrique, et une session d’histoire des mathématiques à laquelle je devais prendre part.
Le seul absent, c’était Paul lui-même.
Maja venait de fêter son quatre-vingt-troisième anniversaire.
Maja buvait des litres de thé.
Maja était gaie et triste et silencieuse et bavarde.
Nous savions tous qu’elle n’avait rien à faire là, à bord du Beethoven pour un colloque de mathématiques ; nous savions tous qu’elle y était indispensable.
Un soldat. Un vainqueur, même, à l’aube du succès final de son camp, dans le creux d’une guerre méditerranéenne plus ou moins contemporaine, et visiblement sans merci. Un jeune homme pourtant, derrière le masque du guerrier, revenu hanter le territoire de vie et de jeu de son enfance, où sa famille porte une triste réputation qui ne se laisse pas immédiatement élucider. Il est revenu là pour fuir, abandonner, quitter la horde. En bref, déserter. Croisant les pas incertains d’une jeune fille et d’un âne, dans la montagne aux airs de maquis, il voit les cartes discrètement rebattues sous ses yeux, assistant, incrédule et pas toujours pleinement conscient, au choc des fausses évidences, des actes en forme de croix et des désirs écrasés.
Un savant mathématicien. Un génie, presque ou totalement. Un esprit original qui sut jadis extraire de la résistance et du camp de concentration allemand quelques conjectures puissantes mêlant chiffres et poésie. Un homme de conviction, communiste qui choisit en toute conscience de rester à Berlin-Est lorsque le mur s’y érige, alors même que sa compagne, avec leur fille, passe à l’Ouest.
L’un nous livre en direct son taiseux flux de conscience, dur à la peine et diffus. L’autre, disparu, ne se laisse approcher que par ses écrits, bribes de correspondance amoureuse étalées sur des dizaines d’années, et par les souvenirs élaborés par sa fille, devenue historienne des sciences, lors d’un colloque organisé en sa mémoire, dans Berlin réunifiée, un 11 septembre 2001 qui jusqu’à l’ultime seconde ne signifiait rien de spécial.
Il a posé son arme et se débarrasse avec peine de ses galoches dont l’odeur (excréments, sueur moisie) ajoute encore à la fatigue. Les doigts sur les lacets effilochés sont des brandillons secs, légèrement brûlés par endroits ; les ongles ont la couleur des bottes, il faudra les gratter à la pointe du couteau pour en retirer la crasse, boue, sang séché, mais plus tard, il n’en a pas la force ; deux orteils, chair et terre, sortent de la chaussette, ce sont de gros vers maculés qui rampent hors d’un tronc sombre, noueux à la cheville.
Il se demande tout à coup, comme chaque matin, comme chaque soir, pourquoi ces godasses puent la merde, c’est inexplicable,
tu as beau les rincer dans les flaques d’eau que tu croises, les frotter aux touffes herbeuses qui crissent, rien n’y fait,
il n’y a pourtant pas tant de chiens ou de bêtes sauvages, pas tant, dans ces hauteurs de cailloux saupoudrées de chênes verts, de pins et d’épineux où la pluie laisse une fine boue claire et un parfum de silex, pas de merde, et il lui serait facile de croire que c’est tout le pays qui remugle, depuis la mer, les collines d’orangers puis d’oliviers jusqu’au fin fond des montagnes, de ces montagnes, voire lui-même, sa propre odeur, pas celle des chaussures, mais il ne peut s’y résoudre et balance les godillots contre le bord de la ravine qui le dissimule du sentier, un peu plus haut dans la pente.
Il s’allonge sur le dos à même les graviers, soupire, le ciel est violacé, les lueurs du couchant éclairent par en dessous des nuages rapides, une toile, un écran pour un feu d’artifice. Le printemps est presque là et avec lui s’annoncent les pluies souvent torrentielles qui transforment les montagnes en bidons percés par des balles, dégorgeant du moindre creux une source puissante, quand l’air sent le thym et les fleurs des fruitiers, flocons blancs répandus entre les murets par la violence de l’averse. Ce serait bien le diable qu’il se mette à pleuvoir maintenant. En même temps ça laverait les bottines. Les galoches, le treillis, les chaussettes, dont les deux paires qu’il possède sont tout aussi rigides, cartonnées, délabrées. La trahison commence par le corps.
tu ne t’es pas lavé depuis quand ?
Quatre jours que tu marches près des crêtes pour éviter les villages,
la dernière eau dont tu t’es aspergé sentait l’essence et laissait la peau grasse,
tu es bien loin de la pureté, seul sous le ciel à lorgner les comètes.
La faim le force à se redresser et avaler sans plaisir trois biscuits militaires, les derniers, des plaques brunes et dures, sans doute un mélange de sciure et de colle de vieille jument ; il maudit un instant la guerre et les soldats,
tu es encore l’un des leurs, tu portes toujours des armes, des munitions et des souvenirs de guerre,
tu pourrais cacher le fusil et les cartouches dans un coin et devenir un mendiant, laisser le couteau aussi, les mendiants n’ont pas de poignard,
les godillots à l’odeur de merde et aller pieds nus,
la veste couleur de misère et aller torse nu,
le repas achevé il boit le fond de sa gourde et joue à pisser le plus loin possible vers la vallée.
Il s’allonge à nouveau, cette fois tout contre la paroi, le bas du sac sous la tête ; il est invisible dans l’ombre, tant pis pour les bestioles (araignées rouges, scorpions minuscules, scolopendres aux dents aiguës comme des remords) qui gambaderont sur son torse, glisseront sur son crâne presque rasé, se promèneront sur sa barbe aussi rêche qu’un roncier. Le fusil contre lui, la crosse sous l’épaule, le canon vers les pieds. Enroulé dans le morceau de toile bitumée qui lui sert de couverture et de toit.
La montagne bruisse ; un peu de vent double les sommets, descend dans la combe et vibre entre les arbustes ; les cris des étoiles sont glaçants. Il n’y a plus de nuages, il ne pleuvra pas cette nuit.
Trois ans après l’énorme, rusé et rabelaisien en diable « Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeurs », avec son anticipation sauvage de la folie des méga-bassines dans le Marais poitevin, huit ans après le fabuleux télescopage spatio-temporel organisé entre des Orients et des Occidents par « Boussole », Mathias Énard nous offre chez Actes Sud en ce mois d’août 2023 un nouveau chef d’œuvre. Beaucoup plus condensé, jouant davantage, à bien des égards, de la concision de « La perfection du tir » que de la profusion de « Zone », ce roman poétique et néanmoins machiavélique brasse avec une étonnante élégance certaines horreurs de la deuxième guerre mondiale et, sous couvert, la résolution utopiste d’Ernst Bloch, la construction du Mur et les choix alors impliqués (venant résonner en force, par le hasard du temps des lectures, avec le beau « Terre Ciel Enfer » de Laurent Maindon) et les subtilités de la coexistence forcée des deux Allemagnes, les infiltrations de la surveillance (la « Vie des autres » de Florian Henckel von Donnersmarck ne sera parfois pas si loin) et les ressorts contemporains d’une montée des périls terroristes, ou encore, selon l’une des plus belles formules d’un texte qui n’en manque pas, le « croisement du désespoir historique et de l’espérance mathématique ».
Avec ce texte ramassé, presque stylisé, mais n’abjurant pour notre bonheur aucune de ses variations de registre de langue ni de la redoutable scansion rythmique portée par les fragments d’un discours amoureux à distance, Mathias Énard nous prouve une fois encore, et avec quel éclat, en renouvelant toutes les significations enfouies du mot « Déserter », qu’il a décidément bien peu de pareils pour nous offrir le meilleur de la trame de l’Histoire et de l’entrecroisement fin, presque indicible, de l’intime et du politique, sous le signe des plus grandes espérances, même au cœur des tempêtes.
Je suis née en 1951, dans une clinique du secteur américain près du Jardin Botanique. Mes parents avaient alors trente-trois ans. Paul terminait la rédaction de sa thèse d’habilitation tout en enseignant l’algèbre à l’université Humboldt. Maja était toujours très engagée politiquement et travaillait auprès de Franz Dahlem, après que son parti, le Parti social-démocrate, avait fusionné avec le Parti communiste allemand pour former, dans la Zone d’occupation soviétique, le Parti socialiste unifié. La République démocratique d’Allemagne avait tout juste deux ans ; deux ans plus tard tout l’espoir de Maja, déjà ébréché par le blocus de Berlin, se fracassait contre les émeutes de juin 1953 ; elle se réinstalla sans mon père à l’ouest (ils n’ont jamais été mariés) et poursuivit sa carrière politique auprès de Willy Brandt.
Paul soutint son habilitation et obtint son premier poste à l’Académie des sciences de Berlin au moment même où les intellectuels commençaient à fuir la RDA. L’ouvrage Les Conjectures de l’Ettersberg, élégies mathématiques, fut un des premiers livres publiés par la maison d’édition de l’Académie fin 1947. Il s’agit des travaux de Paul Heudeber rédigés autour de sa détention au camp de Buchenwald entre 1940 et 1946. Aujourd’hui vénérées par les mondes scientifiques et littéraires comme un trésor, Les Conjectures ne furent rééditées qu’une seule fois en Allemagne de l’Est, en 1973 (dans une version purement mathématique, sans les poèmes, les corollaires, les commentaires à propos de la vie du camp), et ce n’est qu’en 1991 que l’Akademie Verlag réédita la version originale, augmentée par Paul des fragments qu’il avait lui-même écartés (principalement les poèmes d’amour à Maja écrits entre 1937 et 1947) lors de la première publication. C’est cette version, sous le titre Les Conjectures de Buchenwald, traduites en anglais par Robert Kant à Cambridge, qui fit le tour de la planète, seul ouvrage de mathématiques à avoir connu un relatif succès, à tel point que les éditeurs, qui imaginaient que ce succès puisse être encore plus grand, suggérèrent à Paul d’en autoriser une version exclusivement « littéraire », sans les développements mathématiques, ce qu’il refusa bien entendu jusqu’à sa disparition.
La contribution de Robert Kant au colloque de 2001 (contribution qu’il révisait en notre compagnie pendant le trajet fluvial à travers Berlin) portait précisément sur la première conjecture, sur les circonstances de la naissance, au cœur de l’extrême violence concentrationnaire, de ce projet hors du commun et sur la façon dont Paul Heudeber entama ce dialogue imaginaire, depuis son baraquement, avec les mathématiciens des générations précédentes : la première conjecture (et donc le premier chapitre) a trait aux problèmes de David Hilbert ; la seconde est consacrée à la célèbre démonstration de Paul de la conjecture des premiers jumeaux, et ainsi de suite.
Robert Kant soutenait que l’originalité du texte de Paul, outre son côté indiscutablement littéraire, ses considérations sur la Révolution, ses passages obscurs, sa poésie si sombre, provient de sa radicalité scientifique : de ce croisement, au fond du XXe siècle, du désespoir historique avec l’espérance mathématique.
Hugues Charybde, le 13/11/2023
Mathias Enard - Déserter - Editions Actes Sud
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