Randonnée à Skye (but no husband!) avec “Seuil du seul”
Une randonnée sur l’île de Skye, une quête poétique, une clé d’autres énigmes romanesques, ailleurs : une plaquette à l’air modeste et à la puissance précieuse.
C’est pour être seul, et recouvrer une plus ample solitude, que je suis allé au nord-ouest, cette année-là. C’est pour faire en ma compagnie un bout de chemin loin de moi-même, pour retrouver un état de « vacance », que j’ai pris, un matin de printemps, la route la plus longue à travers les Hautes-Terres d’Écosse en direction des Hébrides intérieures, jusqu’à l’île de Skye.
L’endroit m’était inconnu. Ma destination, la Black Cuillin, une chaîne volcanique, connue pour sa roche noire plutonique, le gabbro, était uniquement accessible à pied. Sitôt arrivé, je tournai le dos aux habitations, quittai les sentiers, et marchai en direction des montagnes. Le contenu de mon sac à dos m’assurait une autonomie d’une dizaine de jours.
J’avançais sans m’attarder tout en prenant mon temps. Je ne quittais pas les parois rocheuses des yeux. Un soir, j’installai ma tente en face du Blà Bheinn, la montagne bleue, une levée rocheuse profondément entaillée. Vers dix-neuf heures, en mai, lorsqu’un arriéré de soleil effleure les reliefs, on peut y voir les traits clairement dessinés, le visage au repos, d’un vénérable mage chinois. Ses yeux sont fendus, ses cernes creusés, le nez long et mince est prolongé d’une fine barbe filamenteuse qui se perd parmi les sillons de la roche.
Une joue s’incline dans la paume de sa main. Il médite. Il veille. Je me suis demandé quelle était la nature d’un recueillement si profondément immémorial. Elle m’a paru essentielle car distante du monde humain, infiniment éloignée des pensées effrénées des hommes et de leur cœur intranquille.
L’inertie apparente du minéral est un feu froid ; qui en contemple la flamme immobile découvre en soi la force sombre qu’elle attise. Ce n’est pas un foyer auprès duquel on trouvera humainement à se réchauffer, mais pour qui pratique la solitude en solitaire, cela ravive en soi une lucidité primordiale.
« Bien qu’aucun homme ne puisse voir à travers elles, écrit Hugh MacDiarmid, […] ces pierres nues me ramènent à la réalité. J’en prends une et je tiens dans la main, le commencement et la fin du monde. »
Sur Skye, j’ai approché une pensée première, une force ignée de la pierre, à l’image de son paysage taillé par les éléments avec vigueur, lenteur, jusqu’à son noyau quintessencié.
Les quarante-neuf fragments qui suivent, jalonnent ce chemin, celui d’un passage, comme le ferait des pierres dressées sur un site – que l’on voit -, alignées dans l’étendue selon un champ de forces – que l’on ne voit pas.
Depuis maintenant plus de quinze ans, Pierre Cendors bâtit pas à pas une œuvre apparente et une œuvre secrète (dont le filigrane élégant et doucement obsessionnel se dégage toutefois de plus en plus, à présent), œuvre double tissée de pas de côté poétiques (citons « Chant runique du vide » en 2010 ou « Les Hauts Bois » en 2013), d’arpentages de chemins déserts ou presque, islandais ou écossais (nous pensons bien sûr à « L’invisible dehors » de 2015), et d’échappées imaginaires rusées, jouant de leur façon de puzzle (« Les fragments Solander », 2011), jouant à inventer une mythologie alternative de la photographie (« Engeland », 2010) ou du cinéma (« Archives du vent », 2015), ou dévoilant désormais des pans entiers de ce qui demeurait tu jusque là dans l’enchaînement comme inexorable des ouvrages, en deux somptueuses bouffées de science-fiction gracquienne (« L’énigmaire », 2021) et de fantasy flaubertienne (« L’homme-nuit », 2023).
Publié en 2021 à L’Atelier Contemporain, magnifiquement illustré par les photographies de Jacques Mataly, « Seuil du seul », malgré sa minceur apparente, pourrait bien constituer un jalon essentiel dans ce cheminement passionnant.
11. Il ne s’agit pas davantage d’une énième poétique ni d’un renouveau lyrique de l’Utopie – un « utopium » des masses -, mais d’une pensée agile, furtive, buissonnière, secrète, résolument solitaire, propice au bond, au saut de gué, à l’ascension comme à la plongée. Une intelligence sauvage, une pratique de l’ombre. Une pensée qui cosmise celui qui pense en elle.
(…)
13. La poésie est cette clairière première des forces où le corps rechaotise la pensée. L’esprit y procède par bonds, enjambe ses toits, s’avalanche, puis, retombant félinement sur ses pieds, redresse son geste nocturne, silencieusement suspendu, comme un vent immobile dans une rue.
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20. De plus en plus assidu dans notre silence, de moins en moins attentif aux paroles qui ne nous parlent pas, le plus silencieux affermit de jour en jour sa voix en nous.
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26. Dans un silence qui dit mieux ce qu’aucune parole ne peut nous faire entendre. Là, aussi, où n’ayant plus pied, on continue de cheminer.
Nouvelle confrontation réelle et imaginaire de l’auteur avec la solitude radicale, dans le paysage magnifique, ambivalent et quelque peu lunaire de la petite chaîne montagneuse des Black Cuillin, sur l’île écossaise de Skye, « Seuil du seul », au titre proprement sublime, mêle au millimètre le récit factuel d’une expérience physique et géographique absolument personnelle, voire intime, et la réflexion qu’elle engendre, pas à pas, en 49 propositions, sur la nature sauvage, pas tout à fait animale mais pas nécessairement humaine non plus, que véhicule intrinsèquement la poésie. Pas seulement une part d’ombre ou d’indicible, mais aussi un cheminement ouvert aux mystères, un appétit de rencontres pas nécessairement humaines pour résoudre certains des nombreux paradoxes de la solitude. La quête poétique parmi la roche et le paysage résonne avec les énigmes romanesques que les grands protagonistes de Pierre Cendors cherchent ailleurs à ausculter : ce mince opuscule, au-delà de sa beauté propre, fait ainsi figure de précieuse clé vers quelques ailleurs différents.
Sur le chemin des Black Cuillin, je m’enfonçais parfois au versant d’une colline, dans une sapinière aux dimensions d’un royaume de gnomes. De loin, ces forêts impénétrables qu’une tempête avait pour la plupart saccagées, ne livraient rien de leur monde archaïque. Nul ne venait là sans le vouloir. Se frayer un passage à travers leur enchevêtrement forçait souvent à l’immobilité. Le silence immatériel que l’on y surprenait ralentissait également l’allure des pensées.
Une pénombre caverneuse, abritant des ruisselets qui s’écoulaient sans bruit sur un lit de mousse, leur prêtait une obscurité primitive, tout en me procurant un aperçu dans les entrailles dormantes de l’inanimé. J’étais admis dans ce lieu car un élan sombre, difficilement résistible, une force répulsive en moi, y répondait.
C’était une intensité sinistre. Une repoussante sensation d’attraction similaire à celle que l’on éprouve, adolescent, en goûtant en certains lieux à un sentiment d’éloignement, d’obsèques solitaires, de sourde luxure.
Tout en me faufilant sous les branches, il me semblait à la fois régresser et m’éveiller à une totalité tapie sous la conscience, riche d’une sournoise puissance vitale. Certaines parties non effondrées de la sapinière ouvraient des couloirs elfiques, d’autres révélaient un chaos de troncs renversés, de fibres éclatées, de racines et de béances terreuses où croupissaient de petites flaques d’une eau noire ambrée, acides comme le lait d’une nourrice morte.
Plus je me perdais en me maudissant dans ces impasses, plus je m’abandonnais à de nouvelles explorations, insoucieux du temps qui s’écoulait. Une tiédeur odorante montait de la lande au soleil. Un matin, j’y rencontrai deux vipères péliades (Vipara berus) sur une courte distance. J’observai l’une d’elles un instant, suivant des yeux le goutte-à-goutte de son mouvement sur la berge d’un ruisseau, la tête dressée, à l’affût d’un bourdon qui butinait à proximité.
C’était là le territoire des Black Cuillin, de solitudes géologiques intactes, d’une nuit de la création dont les montagnes étaient les constellations de pierre, et la rive des lacs, des margelles sidérales. L’un d’eux, le Loch Coruisk, s’acculait à un haut rempart montagneux. J’en fis le tour et m’établis pour la nuit face à une grève de galets, à l’extrémité Est.
Le loch sous les yeux, j’ouvris mon carnet et attendis.
Hugues Charybde, le 16/10/2023
Pierre Cendors et Jacques Mataly - Seuil du Seul - éditions l’Atelier contemporain
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