Spirou dans la tourmente de la Shoah : l’expo à inscrire sans faute à votre agenda en 2023

À l’heure des bonnes résolutions pour la nouvelle année, en voici une à ajouter à votre liste : aller voir et conseiller cette exposition pour petits & grands au Mémorial de la Shoah, jusqu’au 30 août 2023.

En bouclant fin 2022, le 4e volume de sa série Spirou – L’Espoir Malgré Tout, Émile Bravo à mis le point final à l’une des séries les plus fortes et les plus réussies de la littérature jeunesse pour parler de la guerre et de la Shoah. À travers le destin de Spirou, Fantasio, Spip et leurs amis, l’auteur questionne la mince frontière entre le bien et le mal, où chacun peut être victime ou bourreau, où un instant peut faire basculer une vie. Découvrir le coup de cœur sur la série, pour en savoir plus, ici

Très documentée, mettant en scène de vraies personnalités au milieu des héros de fiction, cette série offrait un corpus riche pour organiser une exposition de grande envergure.

Le Mémorial de la Shoah propose une expo du 9 décembre 2022 au 30 août 2023 qui met le travail d’Émile Bravo à l’honneur avec des originaux et documents de travail, mais également des oeuvres des peintres Felix Nussbaum & Felka Platek, des documents historiques inédits et un corpus de presse. 

C’est un Spirou pour les enfants et ce sont les adultes qui en ont peur qui sont immatures.” 

À l’heure de publier cet article, je lis justement sur les réseaux sociaux que certains lecteurs se plaignent, en découvrant l’annonce de l’expo, que la Shoah n’est pas un sujet pour enfant. C’est l’auteur de cette série, Émile Bravo qui a entendu cette rengaine plusieurs fois depuis son Journal d’un ingénu, qui a pensé à leur répondre lors du vernissage de l’exposition :

« Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens qui disent “la Shoah ce n’est pas pour les enfants”, eh bien si c’est pour les enfants ! Moi je l’ai appris quand j’avais 8-10 ans, c’est très choquant, mais il faut en prendre conscience très tôt. C’est un Spirou pour les enfants, moi je l’ai fait avec mon âme d’enfant, et ce sont les adultes qui en ont peur qui sont immatures.»

Pour le commissaire scientifique de l’exposition Didier Pasamonik, cette série « est l’oeuvre la plus importante sur la Shoah depuis Maus d’Art Spiegelman ! Il faut bien une punchline pour caractériser cette oeuvre, car elle aborde le sujet avec une empathie unique. C’est aussi une oeuvre extrêmement bien écrite, très bien dessinée, très documentée : il y a même des intuitions qui ont été confirmées par les recherches que l’on a pu faire après. En préparant l’exposition, on a découvert plein de choses que l’on ignorait, notamment sur Jean Doisy. »

Une exposition voulue par Caroline François, commissaire générale de l’exposition et chargée des expositions du Mémorial de la Shoah, comme une exposition familiale. « Une première pour le Mémorial » souligne-t-elle. 

L’exposition se double d’un parcours jeune public constitué de cartels adaptés dans l’exposition en regard des textes pour les visiteur.teuse.s adultes, avec les personnages qui posent des questions ou commentent ce que l’on voit. Cette démarche est complétée d’un livret jeune public qui permet aux parents d’accompagner les enfants dans l’exposition à travers une série de questions qui reprennent en synthèse les grands thèmes abordés. 

L’expo met en lumière 3 personnalités historiques méconnues : Felix Nussbaum, Felka Platek et Jean Doisy 

Dans son oeuvre, Émile Bravo intègre plusieurs faits et humains bien réels, certaines distillées dans la fiction comme Jean Doisy ou Suzanne Moons (voir plus bas) et d’autres présentées comme tels, à l’image des artistes juifs Felix et Fleka pour qui Spirou se prend d’amitié. 

Émile Bravo nous explique : « Je traite Felix Nussbaum comme un personnage de bande dessinée au départ. Et à la fin, juste à la fin, je dévoile la chose en montrant ce tableau qui m’avait vraiment impacté, pour faire comprendre que ce personnage est réel. Et c’est là où ça doit créer un petit choc. »

Pour comprendre les raisons qui ont poussé l’auteur à intégrer Felix et Fleka, les commissaires d’expositions ont intégré des originaux de Felix Nussbaum et Felka Platek, tableaux et esquisses préparatoires pour illustrer le choix d’Émile Bravo : « C’est en tombant sur un tableau, dans un bouquin pour la jeunesse qui s’appelle l’Art à travers l’Histoire qui explique le lien entre l’histoire et tous les mouvements artistiques, et il y a la Shoah où je tombe sur ce tableau qui s’appelle le Triomphe de la mort peint par Felix Nussbaum. Et là, c’est clair : c’est un tableau prenant, assez choquant la première fois où on le voit.  C’est un tableau qui nous parle d’Auschwitz, de ce qu’est le nazisme, le totalitarisme… Et quand je vois cette image, je me dis voilà, c’est au travers de ce peintre que je vais parler d’Auschwitz. »

Dans les bandes dessinées, ces oeuvres apparaissent à plusieurs reprises, en plus d’être à l’origine de l’histoire. Dans l’exposition, une salle leur est dédiée, pour Didier Pasamonik : « Cette idée de faire rencontrer Spirou et des personnages réels —sauf que jusqu’au bout on ne sait pas que ce sont des personnages vrais —c’est absolument exceptionnel. »

L’autre figure centrale de l’exposition, c’est Jean Doisy. Le rédacteur en chef, scénariste de Valhardi a récemment été remis en lumière par Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault qui ont dévoilé tout un pan de son activité méconnue autour de la résistance et de Spirou.

Créateur du personnage de Fantasio, il sera à l’origine du « Club des amis de Spirou » (AdS) dès 1938, avec un engagement proche des scouts qui inquiète sérieusement les nazis en 1943 car il compte plus de 50 000 membres. Jean Doisy va rédiger un Code d’honneur, dessiné par Jijé, qui va éduquer les enfants à résister à la propagande nazie et pousser certains à entrer dans la résistance. 

Tandis que les Dupuis refusent l’administrateur allemand et doivent cesser la parution du Journal ainsi que leurs activités, Doisy fournit 1 tonne de papier à la résistance récupéré chez Dupuis et propose une idée aux frères Dupuis : faire vivre les personnages à travers un théâtre de marionnettes itinérant. 

« Le Théâtre du Farfadet », mettant en scène Spirou, animé par André Moons sera un énorme succès et servira le réseau résistant de Jean Doisy qui fera passer des messages, au sens propre comme au figuré, grâce à ce théâtre. La mère du marionnettiste, Suzanne Moons sous le nom de Madame Brigitte, organisera le sauvetage de plusieurs centaines d’enfants juifs tandis que Jean-Jacques Oblin organisera des actions de sabotages dans le sillage du théâtre du Farfadet.

On découvre dans l’exposition la marionnette originale sculptée par Jijé ainsi que des affiches promotionnelles. Mais l’exposition révèle également un autre document, « le rapport Victor Martin » qui décrit en 1942 les camps de la mort, le ghetto environnant et les conditions du STO. Victor Martin, ce sociologue qui parle parfaitement allemand, sera missionné par Jean Doisy avant qu’il puisse transmettre ce rapport à la résistance belge puis aux services secrets anglais, jouant un rôle clef dans cette période.

Pour en savoir plus, ce podcast avec Christelle Pissavy-Yvernault en invitée est dispo avec en prime une fiction  « Jean Doisy et la guerre de Spirou » de Vincent Hazard qui reprend les grandes lignes de la vie de Doisy. 

La presse collabo ou résistante 

Si la bande dessinée belge a connu un tel âge d’or à cette époque, elle le doit en partie à cette guerre. Si les Dupuis refusent et que Spirou s’arrête, le journal Bravo ! de Jean Meewissen lui a collaboré avec les Allemands, et imprime de la propagande allemande sur ses imprimeries. 

Les BD américaines n’arrivent plus à partir de 1942, et l’entrée en guerre en 1941 des USA, et Edgar Pierre Jacobs est sollicité pour finir une histoire de Flash Gordon en cours de publication dans Bravo ! avant d’attaquer une histoire dans la même veine, le Rayon U qui préfigure sa série culte Blake et Mortimer.

De son côté Hergé continue les aventures de Tintin dans Le Soir jeunesse, qui prend la suite du Petit Vingtième en 1940, met Tintin en vedette avec ses 400 000 lecteurs qui va assoir la notoriété d’Hergé (et porter cette accusation de collaboration puisque le Soir est devenu un journal de propagande nazie).

Didier Pasamonik nous décrit les pièces présentées en vitrine dans cette partie de l’expo : « On découvre sur ces journaux qu’il y avait un habitus antisémite en Belgique qui était culturel et qu’on retrouve aussi chez Dupuis. On voit un exemplaire du Moustique avec un dessin antisémite en couverture. On retrouve cet humour antisémite courant dans Spirou, Jijé raconte une histoire mettant en scène Spirou qui signe un contrat avec des producteurs de cinéma américains juifs… ce sera le seul dérapage antisémite de Jijé pendant ou après la guerre. »

On a aussi le journal le Soir sous séquestre allemand, avec un strip de Tintin, L’Étoile mystérieuse dont certaines cases ne sont pas dans l’album final. Avec en vis-à-vis le journal La Patrie, qui est un journal résistant qui sort au moment de la libération, avec une parodie de Tintin & Milou au pays des nazis.

On a aussi un fascicule La Galerie des traîtres qui est en réalité un trombinoscope destiné aux résistants pour identifier « les collabos » à abattre dans la rue. Et on y retrouve Hergé, accusé d’avoir collaboré à travers Le Soir.

Des pièces exceptionnelles

En plus des originaux d’Émile Bravo, l’exposition permet de découvrir pas mal de documents d’archives, de photos et de pièces qui permettent de contextualiser et de prolonger les thématiques abordées par la BD. Dont certaines comme le rapport Victor Martin, présenté dans l’expo en intégralité, qui viennent compléter les pistes proposées dans la bande dessinée. 

Parmi les pièces rares à découvrir, il y a la marionnette originale sculptée par Jijé ainsi qu’un dessin original pour en faire la promotion.

Ainsi que les tableaux & dessins de Felix Nussbaum, et qu’un tableau de Felka Platek prêté par la Felix Nussbaum-Haus.  

Quoi lire en attendant ? 

🐿 La saga Spirou – L’Espoir Malgré Tout (4 volumes + le prologue Le Journal d’un ingénu
Découvrir le coup de cœur sur la série

🖼 Le catalogue de l’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah

⚽️  Les amis de Spirou T1 – Un ami de Spirou est franc et droit…  de David Evrard, Jean-David Morvan & Ben BK

🇺🇳 Spirou, Défenseur des Droits de l’Homme, collectif (Émile Bravo, Libon, Nob, Brice Cossu et Olivier Bocquet, Delaf et Dubuc, Batem, Laurent Verron, Yoann et Fabien Vehlmann, Cyprien et Paka, Pascal Jousselin, mais aussi Yves Sente et André Juillard, Derib, Achdé, Philippe Geluck…)


💡 Toutes les infos sur l’expo ici 💡
Jusqu’au 30 août 2023. Entrée gratuite.

Illustration principale : Couverture du catalogue de l’exposition Spirou dans la tourmente de la Shoah © Dupuis

Thomas Mourier le 30/01/2023
Spirou dans la tourmente de la Shoah -→ 30/08/2023