L'AUTRE QUOTIDIEN

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Anne Savelli rouvre le Musée Marilyn en couleurs

À travers une installation virtuelle de photographies réelles qui ne se montrent pourtant pas, une investigation poétique acérée de ce dont Marilyn Monroe pourrait être l’un des noms. Un tour de force passionnant et envoûtant.

Pas un arbre, pas un abri. Avec ce soleil qui frappe, attendre sur le trottoir serait folie. La façade du bâtiment – un ancien théâtre ou musée, on ne sait plus – réfléchit la lumière sur l’ensemble de la surface. Immense, hissée haut, l’affiche montre une femme en robe grise, cheveux blancs et gants noirs en train de se retourner. Devant elle, l’appareil photo qu’elle brandit masque son visage. Qui vise-t-elle ? Le photographe qui la regarde, bien sûr, mais nous aussi par la même occasion. C’est en tout cas l’impression que donnent l’affiche et le titre de l’exposition : Volte-face, Marilyn Monroe comme vous ne l’avez jamais vue tandis que par la porte entrouverte du musée (du théâtre ?), un guide invisible s’adresse aux visiteurs. On entend quelques bribes.
S’il faut être sur une liste pour entrer ? (…) pas de privilège, pas d’invitation (…) contrairement à ce qu’affirme la rumeur (…) un tirage au sort (…) les règles de l’art (…) vous avez été choisis (…) élus (…) nos ambassadeurs (…) enfin peut-être (…) vous savez ce qu’on dit (…) prêts ? (…) veuillez m’écouter (…) J’attire votre attention sur un point essentiel : passé le seuil, vous ne pourrez plus faire demi-tour. Moi non plus, d’ailleurs. Nous devrons aller jusqu’au bout. Oui, ensemble, bien sûr (…) expérience unique (…) vous le savez (…) Parfait. Dès que vous aurez signé la décharge, la visite pourra commencer.
Par la porte entrouverte, des bruits de pas, des murmures. Le hall et sa pénombre contrastent avec l’étendue éblouissante du trottoir, de la façade et même de l’affiche. À certains moments, la réverbération du soleil peut donner l’illusion d’un flash produit par l’appareil de la femme aux gants noirs. C’est troublant. Ridicule aussi, en un sens. Est-ce voulu ? Est-ce qu’on aurait utilisé de la peinture réfléchissante pour produire cet effet ? Si oui, pour quelle raison ? Nous attirer, nous repousser, les deux ?
Quelqu’un traverse la rue, approche de l’entrée. C’est peut-être cette personne qui se pose ces questions. La même qui se demande, plantée devant la géante aux gants noirs : Tu crois vraiment que je dois entrer ? Que ça peut m’apprendre quelque chose ? Sur toi, sur moi, sur ta vie, sur la mienne ?
Bienvenue, intime le guide.

Depuis l’origine ou presque de son écriture, Anne Savelli excelle à deviner d’abord et traquer ensuite, lorsque nécessaire, la part de mise en scène qui habite littéralement, qu’elle soit le fruit d’une démarche volontaire ou d’un ensemble complexe de coïncidences, certaines situations sociales et politiques que l’art révèle ou, parfois, occulte. Qu’il s’agisse de décor marchand plus complexe qu’il n’y paraît (autour d’un grand magasin emblématique et d’une rue commerçante qui ne le fut pas moins : « Décor Lafayette », 2013) ou de décor cinématographique subtil et ramifié autour d’Agnès Varda (« Décor Daguerre », 2017), mais aussi de la scénographie très particulière qui se dévoile au fil d’un trajet en métro aérien (« Fenêtres », 2007), il s’agit bien de concocter la poésie ad hoc en trouvant les mots pour dire les images ainsi construites par le calcul, le hasard ou la nécessité.

« Musée Marilyn », publié chez Inculte Dernière Marge en août 2022, apparaît ainsi comme une forme d’aboutissement, naturel et provisoire, en même temps qu’un défi presque insensé et parfaitement réussi, consistant à construire – par les mots uniquement, et par leur pouvoir de poésie, de questionnement et de pénétration – un parcours muséographique (avec toutes ses composantes en termes d’accrochages et d’installations, d’effets spéciaux contemporains et d’enchaînements inexorables) autour non pas de Marilyn Monroe elle-même, mais de l’icône fragile, triomphante, simple ou complexe que donnent à voir, à deviner ou à imaginer une cinquantaine de ses photographies (ou séries photographiques) les plus célèbres comme les moins connues, prises tout au long de sa carrière par 37 photographes, et ce, sans inscrire dans l’ouvrage un seul de ces clichés désormais largement immémoriaux (sachant bien entendu qu’à l’heure de l’internet omnipotent, il sera facile à la lectrice ou au lecteur qui le souhaiteraient d’aller les contempler en ligne, presque tous).

Où tu étais ? Qui le dira ? Tu étais dans la fuite peut-être, dans le désir sans fin d’occuper une place et d’y échapper. Depuis peu, il t’arrivait de voyager, Tennessee, Canada, Chicago avec les membres de ta famille – quel mot. Devant une caméra lors d’une réunion amicale, à faire comme les autres semblant de défiler, à ôter un manteau, à tourner sur soi-même, dépassant tout le monde tu étais là, tu les éclipsais tous. Toi seule en robe lavande paraissais en relief. Sur la pellicule, les autres restaient plats.
Où étais-tu, Norma Jeane, à 18 ans à peine ? Tu étais tout entière dans ce sourire trop grand qu’on va te demander de corriger, un sourire qui allonge le nez, paraît-il. Dans le désir de ton mari, dans vos versions contradictoires. Dans l’envie de bien faire et dans celle d’en finir, de claquer la porte, de partir. D’apprendre à cuisiner sans jamais maîtriser la matière – ce que racontera ta légende. De ranger la maison en semant le chaos – on dit qu’un jour tu as fait entrer une vache parce qu’elle était mouillée de pluie. D’en avoir terminé avec cette station debout, sur la chaîne, qu’on t’impose, avec cette impossibilité de marcher, de courir, de sauter, et la drague pénible des ouvriers de l’usine. Où étais-tu ? Dans cette échappée et dans leur reconnaissance, aussi. Tout entière dans leur œil parfois, comme au temps du lycée, et parfois pas du tout. Dans l’idée d’être ailleurs, à Sunset, oui. Dans celle de les surpasser tous. Qu’ils t’adoptent pourtant, pour toujours, sans condition aucune.
Tu étais dans le creux de leurs bras, dans le lit de leur chambre. Invitée, respectée. Pas à l’arrière de leur voiture, bêtement, comme les autres filles. Tu te glissais dans leurs blagues, dans ces ripostes moqueuses que tu commençais à élaborer – comment les retourner ces vannes, ces saloperies, pour en faire des louanges ? Tu étais dans les sifflets des camionneurs où tu voyais des compliments. Tu étais, très exactement, à l’intersection de l’applaudissement et de l’insulte. De quelle arme disposer pour parvenir à l’équilibre ?
Sourire.
Prenez ma carte : vous viendrez. Je vais m’arranger avec vos supérieurs. Vous pourrez poser sans quitter l’usine, du moins pas tout de suite si ça vous rassure. J’ai besoin de photos couleur, une publicité pour un magazine. Vos dents sont parfaites, votre peau aussi, ça ira très bien. J’ai besoin de vous en extérieur, sur la plage, partout. Vous ne pouvez pas rester ici. Vous allez venir sur Sunset Boulevard, Norma Jeane. Nous autres, photographes, nous vous avons cherchée partout. À partir de maintenant, nous saurons tous, et pour toujours, où vous trouver.

Là où Véronique Bergen, dans son « Marilyn naissance année zéro » de 2014, s’emparait du maximum possible de matériau sur l’actrice pour le mixer et le broyer avec une magnifique véhémence dans un rêve américain bien spécifique, là où Anne Gorouben et Olivier Steiner, dans leur « Ravissement de Marilyn Monroe » de 2021, tentaient précisément d’ignorer et de repousser la surabondante iconographie, les dix-huit ans de réflection dans un œil d’or aux centaines d’incarnations, entourant l’ouvrière de la Radioplane Company, Anne Savelli propose des choix presque diamétralement opposés, ouvrant des perspectives encore insoupçonnées, en convoquant par son contre-dispositif même, d’une habileté diabolique, l’essence du voyeurisme qui habite le spectacle industriel, qu’il soit pavé de bonnes intentions ou non. Dans ce musée spectral qui parcourt toute la gamme des sentiments que la photographie puisse inspirer, dans cette mise en scène de mises en scène (comme il y a ailleurs des enquêtes à propos d’enquêtes) qui en déjoue les calculs savants comme les ingénuités apparentes, quelque chose de profond et de tenace chemine.

C’est vrai tu n’es plus en tailleur, en talons, mais en jeune femme concentrée, rivée à son livre. Cette photo-là, précisément, de nombreux écrivains et bibliothécaires la chérissent sans doute. La tête en appui sur le revers d’une main, une jambe de pantalon retroussée au-dessus du genou comme pour plus de confort, maquillée sans sourire tu lis Guerre et paix de Tolstoï, Leaves of grass de Walt Whitman, un mystérieux How to develop your thinking ability. Qui te les a conseillés ? Peu importe. Ou plutôt si : qu’on t’imagine chez les bouquinistes. Quelque chose en nous, alors, s’apaise, comme si la beauté pouvait venir et n’avoir pas de prise, être sans enjeu. Tu entres dans la boutique, tu rayonnes sans doute comme toujours, attires l’attention mais ici ce qui compte, c’est le livre, le conseil à te donner. Trouver ce qui te correspond est plus important que te reconnaître, t’admirer, te le dire. Supposons un libraire subtil qui ne pense pas en mensurations. Juste avant la gloire, il y aurait eu ce refuge. C’est faux, sans doute, mais je sens à quel point nous en avons besoin même s’il s’agit encore d’une image, gavés que nous sommes de bikinis, de jupettes et patins à glace, de mini-shorts et de contre-plongées pour allonger les jambes. Nous n’en pouvons plus de ce jeu imposé, plage décolleté bouche ouverte bras levés seins tendus fesses rondes serviette sable palmier déshabillé nuisette. Toi aussi tu satures, n’est-ce pas ?

Pour parvenir à un résultat si achevé, et nous immerger totalement dans les 415 pages de réflexion de ce musée fantôme, Anne Savelli a su porter sa langue, déjà si affûtée précédemment pour rendre tous les jeux possibles de la lumière (naturelle ou artificielle) sur la peau et sur l’esprit, à un degré très rare de précision ironique, compatissante et complice sans être complaisante, pour exprimer toute la poésie politique inattendue que l’investigation minutieuse des reflets argentiques d’une icône brinquebalée, voire tirée à hue et à dia par tant d’intérêts divergents, puisse produire. Passionnant, bouleversant et intelligent, immersif bien au-delà du papier glacé virtuel (brillant ou mat) qu’il convoque, « Musée Marilyn » est un ouvrage destiné à nous marquer en profondeur.

La victoire, qu’est-ce que c’est ? Ce que disent Halsman et Monroe au crayon rouge comme dans les poses, c’est la complète indifférence de la femme en demande devant l’homme de pouvoir. Cause toujours. Non seulement je ne t’écoute pas mais je le dévoile au monde, en fais un sujet de reportage. Je détaille l’histoire de mon corps qui avance, qui fend l’air, j’en décrypte les expressions. Les hanches ? Aiguës. Les jambes ? Une posture d’escrime. Si je m’approche, ce n’est pas pour t’offrir quelque chose, crois-moi, même à te laisser supposer. Quant à toi, protégé par ton éphéméride, ton porte-plume, c’est-à-dire : rien, de ton bureau tu es obligé de sourire puisque la scène est dans le journal. Puisque c’est de l’humour, une blague, argument que vous utilisez tous pour nous fermer la bouche en public, en soirée, quand vous lancez une pique sexiste. C’est dans Life. Imparable. Alors, qu’est-ce que ça fait de jouer mon rôle ? Fatigant pour les maxillaires, non ?
Hélas, c’est à nouveau de la fiction.
Au fond tu restes aveugle quand je révèle le mode d’emploi.

Hugues Charybde le 26/09/2022
Anne Savelli - Musée Marilyn - éditions Inculte
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Anne Savelli