Le balisage queer des Chelsea Girls d'Eileen Myles

Iconoclaste, Eileen Myles compte parmi les écrivains vivants les plus célébrés aux États-Unis. Avec la même puissance poétique que Patti Smith, Myles a, comme elle, fui l’Amérique catholique et ouvrière pour croquer à pleines dents la vie new-yorkaise : la galère, la poésie, la défonce, l’art et les filles. Choc !

Voici la présentation qu’en faisait Interview en 2015 à la sortie de I Must Be Living Twice: New and Selected Poems 1975-2014 : “ Eileen Myles n'a pas envie d'être votre putain de légende, ni d'entendre son nom sur les tons sacrés habituellement réservés aux hommes blancs vieillissants de la littérature. Et pourtant, dans la poésie, qui n'a presque jamais de célébrités, il existe un sentiment - aussi fugace soit-il - que si vous survivez suffisamment longtemps, si vous continuez à vous battre contre le statu quo, un jour, quelqu'un, juste peut-être, vous déclarera trésor national. Myles ne s'intéresse pas particulièrement à cela, car son écriture a sa propre version de la gloire à déclarer. C'est celle-là même que signale la sortie récente de ses deux nouveaux titres - Must Be Living Twice : New and Selected Poems 1975-2014 et Chelsea Girls : A Novel, une réédition de son texte emblématique de 1994 qui a redéfini le roman queer. Myles, qui a grandi à Arlington, dans le Massachusetts, avant de s'installer à New York en 1974, n'a cessé de recréer ses termes depuis lors ; être une gouine, une femme et issue de la classe ouvrière sont tout sauf des synonymes usés pour un écrivain sérieux dans notre culture. Malgré tout, compte tenu de l'attention que ses nouveaux livres ont suscitée, ainsi que de ses récentes lectures à guichet fermé dans tout le pays, Myles semble survivre avec bonheur au vertige. C'est comme si l'establishment littéraire était enfin prêt à admettre qu'elle est l'un de nos grands poètes et écrivains vivants.”

Eileen Myles

Mais même avant d'être poète, qui n'a pas inventé un soi ? Comment peut-on avoir un soi ? C'est comme la grande question. Pas qui suis-je ? Mais qu'est-ce que je suis ?
Eileen Myles

Et quand vous refermerez le volume, vous aurez été traversé par un souffle épique, furieux, vivant et inconnu. Vous y aurez vécu la vie queer, autre point de vue de la vie rock new-yorkaise avant sa banalisation des années 80, y retrouvant le style des Basketball Diaries de Jim Caroll et celui du Kids de Patti Smith; avec comme fond sonore Lydia Lunch ou un titre de Sonic Youth chanté par Kim Gordon. Haut voltage et haute voltige d’une langue qui sait aussi bien faire exploser les foufounes , s’offrir des comas que percer à jour des écarts, jusque là, entrevus mais jamais disséqués aussi bien et facilement. Une langue queer - son roman en est un parangon - qui se refuse toute banalité, toute facilité, pour affirmer une vraie singularité. Le queer envisagé non comme un modèle de comportement, mais un simple vivant qui pose ses marques, ses fascinations et ses conduites dans un monde qui avant, faisait comme si cela n’était pas vraiment là, pas vraiment remarquable, pas vraiment utile, ni suscitant le moindre intérêt. Et, pour changer cet état de fait/défait, la rage en dedans pour se prouver que le rapport au monde se doit d’être écrit au quotidien. Et le roman vous fera voyager de Boston à New-York, des fixettes sur la fringue adolescente aux gang bang de viol, en passant par les discussions sur le cinéma (inacessible à une fauchée comme elle à l’époque) qui plus tard écrira pour la télé et le cinéma… 

Encore un extrait de l’entretien d’Interview de 2015 : “ C'est vrai. Je suis un poète né à l'époque d'Andy Warhol et d'une génération qui voulait être célèbre. Et même si ce n'était pas nécessairement ce que le monde de la poésie faisait, c'était ce que le monde faisait, c'était ce que l'East Village faisait, c'était ce que les gens dans les groupes faisaient, c'était ce que les artistes visuels faisaient. Les gens dans les boîtes de nuit disaient : "Je suis John Sex." Il y avait toutes ces identités construites, ces "moi" inventés. Et même si mon faux personnage était mon personnage littéral, je le construisais. Je suis arrivé à New York dans les années 70, et je me souviens avoir regardé Patti Smith et Bruce Springsteen - des enfants de la classe ouvrière du New Jersey - et je me suis dit : "Je serai un enfant de la classe ouvrière de Boston." Eh bien, j'étais un enfant de la classe ouvrière de Boston. Mais je n'ai jamais perdu mon accent parce que je sentais que c'était ce que je faisais. Je n'avais pas à interpréter Woody Guthrie comme Bob Dylan dans les années 60, je devais juste me faire passer pour Eileen Myles et laisser ça être mon bouclier. C'est donc quelque part entre la construction et la croyance, et j'ai vécu cette construction aussi longtemps que je me souvienne. Mais même avant d'être poète, qui n'a pas inventé un soi ? Comment peut-on avoir un soi ? C'est comme la grande question. Pas qui suis-je ? Mais qu'est-ce que je suis ?

Et au milieu coule une rivière, celle du corps de sa poésie dont Chelsea Girls est la version en prose, le gode qui tape à l’œil pour vous ouvrir les chakras, chant d’éveil et d’appel à une vraie voix/voie poétique, celle d’Eileen Myles. C’est fort, très fort et ça passe crème… 

For Jordana

Je me sens vraiment comme si j'étais dans un film français, en train de blâmer une tasse de thé générale. Les lumières sont ainsi et je me tortille puis retourne à mon travail tranquillement pressé à travers la journée qui est capté d'une certaine manière séparément non pas les carrés du cinéma mais les enveloppes d'affection

SPEA SPEP l'espoir de

séparation

Je pense que l'écriture est un désir et non une forme. C'est une sensation dans l'espace, nichée dans un langage glissé dans le temps, ouverte, ressentie. Tout cela comme une question

Bien sûr bien sûr

tout en étant ici en quelque sorte, ouvert

-) Rencontre avec Eileen Myles le 15/09/2022 à 19h au MK2 Bibliothèque modérée par Elisabeth Philippe de L’Obs.

Jean-Pierre Simard le 12/09/2022
Eileen Myles - Chelsea Girls - traduction Héloïse Esquié, éditions du Sous-Sol