La mort de Spirou, et le business éditorial des résurrections
Le tome 56 des aventures de Spirou et Fantasio vient de sortir, et son titre : “La Mort de Spirou”, n’a pas pu vous échapper. Est-il vraiment mort ? Et si le faire mourir était la meilleure manière de ne pas le trahir ? Petite visite au cimetière des héros.
Attaquons par la partie SANS spoilers, avant d’aborder plus loin le marketing des héros décédés puis de vous proposer quelques idées qui dévoilent un peu de l’intrigue de ce nouvel album. On y parlera de mort, de futurs possibles, de bulles de confort, de Spirou-verse…
Mais commençons par le commencement. Une nouvelle équipe reprend officiellement les aventures de Spirou et Fantasio après le tandem Fabien Vehlmann & Yoann : Olivier Schwartz, qui avait déjà dessiné des albums de Spirou vu par…, un duo de scénaristes Benjamin Abitan & Sophie Guerrive et un jeune coloriste Alex Doucet.
Avec une prépublication entamée dans Le Journal de Spirou du 23 mars 2022, N° 4280-81, La Mort de Spirou démarre par les festivités chez Dupuis pour célébrer les 100 ans de la maison. De leur côté, Spirou et Fantasio font du camping et passent faire un coucou au comte à Champignac avant de partir sur les traces de Zorglub qui semble manigancer quelque chose à Korallion. « Korallion-la-Ville-Bulle », une ville immergée inventée par André Franquin dans Spirou et les Hommes-Bulles qui permet aux auteurs de relier leur album à une certaine tradition. Nos héros vont repartir pour la cité sous-marine devenue un centre de vacances sous l’impulsion de l’héritière de son concepteur, et bien sûr la ville abrite quelques secrets inavouables. Nos héros ne vont pas tarder à en découvrir les failles avant de se retrouver au cœur d’une machination complexe.
Cette reprise de Spirou et Fantasio s’accompagne de références nombreuses à Franquin, avec certaines cases hommages, avec des clins d’œil à Fantasio l’inventeur, à un Champignac qui n’a pas froid aux yeux, à Seccotine qui soigne ses entrées, à Zorglub qui dirige malgré lui…
Sans oublier l’univers de Gaston qui s’y mélange : de Mlle Jeanne à Lebrac ou M.Boulier, dans une ouverture qui aurait coïncidé avec la reprise de Gaston par Delaf prévue au même moment (mais la prépublication et la parution de cette reprise sont suspendues par la justice). Une manière de lier ces univers qui se fera progressivement.
On trouve aussi des choses plus modernes avec une idée de coller à l’époque, un propos très marqué sur l’écologie, des références méta aux séries Dupuis et ses auteurs. Dans la forme, les auteurs se permettent des découpages audacieux (avec une double narration pour Spip face à Spirou et Fantasio sur un passage déconseillé aux claustrophobes), un langage plus contemporain ou encore l’utilisation des technologies, les références à notre monde contemporain (de Joe Biden à L’Arabe du futur)…
Une aventure qui coche pas mal de cases d’un cahier des charges, mais qui surprend par celle qu’on n’avait pas vu venir : la mort de son personnage principal dans un diptyque qui a fait son petit effet, l’album est dans le TOP 5 des meilleures ventes depuis sa sortie.
⚠️ spoilers ! ⚠️
À partir d’ici, je vous déconseille de lire si vous n’avez pas lu l’album et/ou si vous n’avez pas envie de connaître les secrets des morts de Rahan, Superman, Picsou ou Jean Grey.
Le business éditorial des résurrections
Tuer un personnage pour mieux le faire revenir est un schéma qui est devenu classique en bande dessinée. Une tradition dont les exemples les plus célèbres sont devenus les sagas les plus vendues de tous les temps.
En France, la Une du Pif Gadget de septembre 1977, N°443, annonce « La mort de Rahan » avec un fond noir pour seule illustration. Énorme succès pour le journal qui vend plus d’1 million d’exemplaires en quelques jours et marquera les lecteurs durablement. Le personnage de Roger Lécureux & André Chéret se fait transpercer par deux flèches après avoir été drogué par un sorcier coriace. Pourtant, une page avec la figure du héros souriant portant l’inscription « Pour venger Rahan » / « la semaine prochaine » conclut le journal. Rahan n’est pas vraiment parti au Royaume des ombres, les lectrices & lecteurs découvriront la supercherie de cette drogue qui a simulé sa mort. Mais certains l’ont cru disparu longtemps.
Au début des années 1980, aux USA, Chris Claremont qui se voit obligé de tuer la télépathe Jean Grey dans Uncanny X-Men, mais la ressuscite immédiatement en Phénix Noir proposant, avec John Byrne, l’une des histoires les plus passionnantes de la franchise mutante. Cette mort accompagnée de la couverture « Phoenix must die » dessinée par John Byrne va rester dans les mémoires. Puis en 1986, Jean Grey ressuscite 2 fois ! Dans Fantastic Four N° 286 et dans X-Factor N° 1 qui rassemble l’équipe originelle. On découvrira alors la vraie Jean, la Force Phénix et la pauvre Madelyne Pryor… mais le personnage n’aura de cesse de connaître la mort avant de revenir.
En Allemagne Don Rosa l’auteur de La Jeunesse de Picsou propose en 1991 un dessin pour un fanzine, Der Donaldist – Sonderheft N° 77, qui posait la question d’imaginer la mort de Picsou. Il inscrit les dates 1867-1967 sur la pierre tombale (1967 correspondant à l’année ou Carl Barks, son mentor, prend sa retraite). Don Rosa inscrit dans cette temporalité toutes les histoires traitant de Picsou avant cette date. Cette fois la mort n’est pas canonique à l’univers Disney, mais venant de son plus célèbre biographe, le détail à une importance.
De retour aux USA, en 1992, les lecteurs découvrent La Mort de Superman. Pendant une année, l’Homme d’Acier sera considéré mort après un combat épique contre Doomsday. Derrière la tombe du justicier se pressent les remplaçants, cyborgs, clones ou faussaires : le monde de Superman sans Superman est rempli de Superman(s). Conçue par les auteurs Dan Jurgens, Louise Simonson, Roger Stern, Jerry Ordway & Karl Kesel, cette mise en scène spectaculaire et inédite pour le héros le plus puissant a été un phénomène éditorial qui a ouvert la porte à pas mal de reprises, dont La Mort de Spirou qui s’en inspire directement.
💭 Une affaire de bulles
Une couverture de Spirou sans son héros avec un costume dérivant sous la mer, dans une image qui rappelle celle de La Mort de Superman et sa cape déchirée claquant au vent. Une annonce qui inaugure la fin du héros tel qu’on le connaît.
Dans cette aventure (on rappelle qu’il va y avoir des spoilers) Spirou et Fantasio sont aux prises avec les concepteurs de la nouvelle Korallion qui se révèle être un paradis artificiel. La cité est bien sous-marine, mais les incroyables paysages sont faux, la ville est en réalité une usine d’électricité qui fonctionne grâce à l’énergie musculaire des humains piégés ici-bas. Chaque visiteur coincé dans sa bulle artificielle fait un rêve éveillé « une stase hypnotique légère » qui le plonge dans un fantasme, un détail d’importance pour la suite.
Spirou et Fantasio découvrent la machination, se battent avec les sbires de Zorglub, et s’échappent grâce à une formule au champignon qui leur permet de respirer sous l’eau. Mais voilà, Spirou n’en a pas mis assez et se retrouve privé d’air. Dans une séquence sur deux pages où le découpage accompagne le trouble des héros, Spirou s’enfonce dans les fonds marins sous le regard désemparé de Fantasio et Spip coincés dans leur bulle.
Ce T56 se termine sur l’annonce d’un « À suivre » et deux pages plus loin d’une pleine page pour annoncer “les aventures de Seccotine & Fantasio et Spip”. Est-ce « une stase hypnotique légère » qui nous donne à voir la bulle de Fantasio ? Est-ce que toute cette histoire est un fantasme dans la bulle depuis les premières pages ? Les deux pages qui ouvrent l’album, avant la page titre, donnent un indice en ce sens.
📚 La Mort de Spirou, peine capitale ?
Pourtant, on peut se poser la question et si faire mourir Spirou était la meilleure manière de ne pas le trahir ? Après des décennies où les équipes créatives se renouvellent sur le personnage, on sent une certaine lassitude, pire le héros n’est plus en phase avec son époque et les auteurs se retrouvent confrontés à la modernité : intégrer les enjeux de notre époque est vue comme une trahison à l’esprit par les plus ancien.e.s lecteur.trice.s, mélanger smartphones et costume de groom est ressenti comme ringard par les plus jeunes, bref la solution idéale n’est pas dans le compromis.
D’autant plus que dans la tradition de la fiction le héros ou l’héroïne est par définition celui/celle qui n’accepte pas les compromis. Son sacrifice, tragique, permet aux autres d’y échapper et sa mort entretient une continuité entre le passé et le présent. Si son esprit demeure, son absence immédiate ouvre une nouvelle ère.
Sur les réseaux sociaux, les camps sont divisés depuis la sortie et l’album fait parler de lui. Pari réussi pour l’éditeur donc, qui souhaitait relancer la franchise après quelques années de flottement où plusieurs séries cohabitent et où les spin-off étaient plus attendus que la série régulière.
Tuer le personnage a bien réussi, comme les exemples cités plus haut, à redynamiser le titre et va permettre de réorganiser l’ensemble. D’ailleurs, la distribution des titres est réorganisée en « Spirou-verse » et remodèle les sous-séries : on apprend que les séries d’Émile Bravo ne sont plus dans la collection « Spirou vu par… » ni Spirou chez les Soviets qui apparaissent hors collection.
Cette mort hypothétique (attendons les albums suivants) semble agir comme un marqueur temporel qui permet d’encadrer ses aventures. Comme pour Picsou selon Don Rosa évoqué plus haut, le fait d’encadrer son existence va ouvrir des portes pour remplir les blancs à toutes les époques, mais aussi créer des sous-séries ou albums hors canon. Une piste intéressante pour explorer le lore de l’univers, les différentes occurrences du héros tout en préservant le personnage.
D’ailleurs fin novembre arrive Spirou chez les fous de Jul & Libon, une série de gags qui installent Spirou à Angoulême où tous les habitants se prennent pour des héros de BD. Une nouvelle tentative d’utiliser le héros sans interférer avec sa trajectoire. À la manière Marvel avec ses séries régulières, ses cross-overs et ses What If ? , on voit se profiler une lecture réorganisée de ce « Spirou-verse ».
En parlant de cross-overs, on évoquait plus haut la tentative d’intégrer Gaston à ce « Spirou-verse », qui serait plutôt un « Franquin-verse » en fait avec ces ajouts du Marsupilami et Gaston. Sans revenir en détail sur les polémiques de la reprise de Gaston sans l’accord formel de Franquin et surtout l’opposition de sa fille Isabelle Franquin (détails ici), il est amusant que le personnage du directeur de Dupuis dans La Mort de Spirou apparaisse comme tyrannique et peut sympathique avec Mlle Jeanne et Lebrac. Un petit côté mise en abyme involontaire ou non, qui détonne dans cette affaire.
La Mort de Spirou est un album surprenant, mais qui tient la route. Les auteurs offrent une aventure un peu moins calibrée que les dix derniers albums ; et comme pour Machine qui rêve qui avait bousculé les lecteur.trice.s en sont temps, il fallait frapper fort pour relancer la saga. Et de ce côté là on n’est pas déçu, même si ce sera véritablement la seconde partie qui en fera une réussite ou une catastrophe — selon les choix des auteurs consécutifs à la mort du héros. Prions pour que ce ne soit pas une hallucination de Fantasio dans sa bulle et que les enjeux du T57 (prévu pour 2023) soient à la hauteur de la promesse.
Et puis, souvenons-nous de Sherlock Holmes ! Quand Arthur Conan Doyle tue son héros en 1891 dans Le Dernier Problème, il est véritablement mort. Mais devant la pression des fans, l’auteur le fera revenir trois ans plus tard sans que la magie soit brisée.
Thomas Mourier le 12/09/2022
Les aventures de Spirou et Fantasio T56 La Mort de Spirou, par Benjamin Abitan, Sophie Guerrive, Olivier Schwartz et Alex Doucet, Dupuis
-) Comme d’habitude, les liens boutent sur Bubble où vous pourrez trouver les ouvrages concernés.