Témoignage inédit sur la création d’une bande dessinée : Djemnah — ép.1 par Thomas Mourier
Comment un scénario aboutit en album ? Comment rencontre-t-on un dessinateur ? Quelles sont les étapes pour séduire un éditeur ? Des auteurs dévoilent TOUTES les étapes de la création de leur album.
Philippe Donadille & Patrice Réglat-Vizzavona ont documenté (à l’écrit, en dessin et en vidéo) chaque instant de la fabrication de leur livre Djemnah, les ombres corses à paraitre chez Delcourt ; de l’idée à l’imprimerie, en passant par la négociation avec l’éditeur, la fabrication de la couverture, le choix du papier ou la documentation. La BD comme vous ne l’avez jamais lue !
S’il n’est pas rare de voir les auteurs de bande dessinée montrer les coulisses, des dessins préparatoires de leurs albums ou en expliquer l’origine dans des interviews, voici pour la première fois un carnet de bord complet de la création d’un album.
Dans cette série d’articles, publiés en amont de la sortie du livre qui arrive le 25 mai 2022, vous allez plonger dans le journal de bord et voyager avec eux dans cette aventure éditoriale qui vous permettra de mieux comprendre comment naît un album de bande dessinée.
Vous ne trouverez pas ce journal de bord ailleurs, ni sur le web ni dans l’album, les auteurs et l’éditeur nous ont fait l’amitié de nous les confier ici pour vous en faire profiter. N’hésitez pas à partager cet article et à nous faire part de vos impressions en commentaire.
✍️ Pour naviguer dans les carnets de bord de l’épisode 1 :
Histoire vraie de la création d’une bande dessinée
Avant l’écriture de Djemnah
Des influences à l’écriture de Djemnah
Le premier dossier
Des éditeurs aux dessinateurs
Le dessinateur
HISTOIRE VRAIE DE LA CREATION D’UNE BANDE DESSINEE
Par Philippe Donadille, scénariste
« Après un long parcours initiatique, je m’apprête à concrétiser mon premier album BD en tant que scénariste. Il faut une bonne dose de résilience et de persévérance pour tenter de pénétrer ce milieu à quarante ans passés. Je vis cette aventure avec passion, et comme j’aime raconter des histoires, j’ai pensé que des lecteurs de bandes dessinées pourraient être intéressés de suivre de A à Z la confection de cet album. A l’heure où je commence à écrire ces lignes, je démarre à peine la recherche d’un éditeur avec mon complice dessinateur Patrice Réglat-Vizzavona. Nous sommes en janvier 2020… Pourtant cela fait déjà plusieurs années que je travaille sur Djemnah, un roman graphique en 94 planches… Mais revenons au début. Au tout début…
Chapitre 1 : Avant l’écriture de Djemnah
Je suis « entré en Bande Dessinée », comme lecteur assidu durant mon adolescence, au début des années 90. Un copain de classe préparatoire m’y avait initié, et m’avait surtout fait rencontrer un libraire spécialisé qui, lui, m’a aiguillé sur mes premières lectures de BD « modernes » : Juillard, Loisel, Sorel, Stalner… Bien sûr j’avais déjà lu comme tout le monde, les Tintin, Asterix et autres Lucky Luke, étant gamin. Je me souviens même du premier album que j’ai possédé, et je n’avais pourtant guère plus de 5 ans. C’était Le fil qui chante, un Lucky Luke de Goscinny et Morris. Je me souviens aussi de ma période « Michel Vaillant » : Les chevaliers de Königsfeld, Massacre pour un moteur…
J’ai donc découvert dans l’antre de feu l’Oreille Cassée, puis de La Bulle des librairies spécialisées de Nîmes, une autre façon de faire de la Bande Dessinée, qui m’a de suite passionné. Il existait donc autre chose que la BD franco-belge classique (que j’ai continué à lire et apprécier), avec des scénarios plus adultes, des dessins riches, étonnants, stylés, parfois très éloignés de la ligne claire. Les libraires en question recevaient régulièrement des dessinateurs en dédicaces. J’ai ainsi croisé en ces années 90 de nombreuses pointures du 9ème art.
Mon genre de prédilection, au départ, fut la BD historique. J’étais un féru de littérature de cape et d’épée. J’avais, assez jeune, dévoré Dumas, Féval, Zévaco avec des ouvrages tels que Les Trois Mousquetaires, Le Bossu, ou encore le cycle des Pardaillan. C’est aussi avec la littérature que mon goût pour le dessin s’était développé. J’appréciais les couvertures signées Gino Starace pour les éditions originales de Zévaco (illustrateur fameux des couvertures de Fantomas par Souvestre et Allain, publiées chez le même éditeur que Zévaco : Arthème Fayard). Je me régalais des éditions populaires du XIXème, illustrées de gravures pour Dumas, Féval, Ponson du Terrail, Amédée Achard. A cette époque Jean Claude Lattes avait publié un fac similé de l’édition Levasseur des Trois mousquetaires (1894), magnifiquement illustrée par les gravures de Maurice Leloir. J’avais donc développé, avec ces lectures littéraires, un gout marqué pour le dessin.
En découvrant la BD moderne, ma sensibilité me porta donc vers les aventures historiques et c’est donc tout naturellement que je me suis passionné pour Les 7 vies de l’épervier de Cothias et Juillard, Les Chemins de Malefosse de Bardet et Dermaut, Les Compagnons du crépuscule et Les Passagers du vent de Bourgeon, Les voyages de Takuan de Le Tendre, Siméoni et Taduc, De capes et de crocs d’Ayroles et Masbou. J’étais un fidèle de la revue (devenue collection) VECU chez Glénat qui produisit de nombreuses séries historiques, et pas uniquement des récits de cape et d’épée (Louis la Guigne se déroule durant la première moitié du XXème siècle…). De là j’ai dérivé peu à peu vers l’héroïc fantasy, avec tout d’abord La Quête de l’Oiseau du temps de Le Tendre et Loisel, et Les Chroniques de la lune noire de Ledroit et Froideval. Puis, peu à peu, je me suis intéressé à tous les genres, et tous les styles de dessin. Comme l’a si justement écrit Hemingway : « dans tous les arts, le plaisir croit, avec la connaissance que l’on a d’eux » (Mort dans l’après-midi – 1932). Par la suite, je me suis intéressé à des auteurs moins connus, des dessins moins réalistes. Je trouvais de l’intérêt dans tous les genres et tous les styles pourvu que la qualité narrative soit au rendez-vous.
Je suis resté néanmoins plus séduit par les dessinateurs réalistes ayant un souci de qualité stylistique et esthétique, à l’image des premiers auteurs que j’ai découverts avec plaisir dès le début des années 90. Je les ai suivis d’albums en albums jusqu’à aujourd’hui. Près de 30 ans après, Juillard continue à m’émouvoir par la finesse de son trait, Sorel me prend dans ses ambiances mystérieuses. Je suis emballé par les couleurs directes de certains artistes comme Marini, Gibrat, et je suis impressionné par le volume de production de certains dessinateurs réalistes comme Eric Stalner. Ce sont les dessinateurs qui ont marqué mes premiers pas de lecteur BD. J’avoue honteusement que je m’intéressais alors peu aux scénaristes. A deux exceptions près. J’avais rapidement identifié Jean Van Hamme comme un auteur qui m’épatait avec ses récits à suspense qui multipliaient les rebondissements. XIII, Thorgal et Largo Winch étaient les têtes de gondole de sa production, mais à l’époque j’avais vibré aussi en suivant Les Maitres de l’orge, dessinés par Vallès. La seconde exception concernait Benoit Peeters, dont le travail en duo avec François Schuiten (cycle Les cités obscures), était envoûtant.
Durant près de trente ans je me suis contenté de lire des albums. J’écrivais déjà mais pour un autre support… Je suis passionné de cinéma, depuis mon enfance. J’ai presque envisagé d’en faire mon métier, mais le pragmatisme familial m’en a dissuadé… Pour assouvir mes envies de création, J’ai fondé dans les années 90 une association, et j’ai auto-produit avec des copains, plusieurs court-métrages. J’avais envie de raconter des histoires, et de créer une émotion chez les spectateurs. Au départ cela dépassait à peine le cercle familial… Puis est venu la révolution du numérique, puis celle des DSLR au capteur plein format (Appareils photos reflex permettant de filmer avec une profondeur de champ similaire à des caméras de cinéma).
Il est aujourd’hui possible de produire de la qualité professionnelle pour un cout très abordable. Même en associatif, avec des bénévoles, pour peu que l’on se donne du mal, on peut produire des films aboutis « cinématographiquement » parlant. Je me suis épanoui dans le cadre de mon collectif, et nous avons mené à bien de nombreux projets (dont un moyen et un long métrage), que j’ai écrits ou co-écrits. Je me suis formé à la rédaction de scénario sur le tas, parfois aidé de quelques bouquins, ou de certains bonus de DVD dédiés au sujet (pour les séries américaines notamment).
Nous continuons à fonctionner avec ce collectif de bénévoles et produisons régulièrement des fictions et des documentaires. Mais nous avons l’ambition de nos moyens… Et en associatif les moyens sont faibles. J’avais en tête des histoires dont je savais pertinemment que mon association ne pourrait jamais venir à bout. Le bénévolat, les bouts de ficelles, ont leur limite, même s’ils permettent déjà beaucoup de choses…
Le langage BD et le langage cinéma ne sont pas si différents. Dans les deux cas on commence par écrire, puis on story-boarde une histoire, on parle de cadre, de mise en scène… Début 2016, j’ai décidé de coucher sur le papier des histoires en sachant que je ne les filmerais pas, mais que cela pourrait devenir « autre chose ». Des romans, peut-être, ou plus probablement des bandes dessinées…
Chapitre 2 : Des influences à l’écriture de Djemnah
Des fragments de récits, non réalisables avec mon association de cinéma, me trottaient donc dans la tête depuis plusieurs années. Un de ces fragments avait donné lieu à la création d’un scénario pour un court-métrage qui n’avait finalement pas vu le jour, en 2010. J’ai mis 6 mois (premier semestre 2016) à faire de ces bribes d’histoires, un tout cohérent, avec un premier scénario. Il s’agissait d’un texte en prose, à ce stade, avec des bribes de dialogue. Le titre de travail était Dans l’ombre de la Licorne, qui évolua rapidement vers Dans le sillage de la Licorne. Il s’agissait d’un clin d’œil à Hergé dont l’album Le Secret de la Licorne était évoqué dans le scénario.
Cette histoire puisait dans mes racines personnelles et répondait avant tout à l’envie de mettre en scène un territoire, dont je suis originaire : le village d’Ogliastro, situé sur la côte occidentale du cap corse. J’y ai passé toutes mes vacances estivales étant enfant, et je continue régulièrement à y séjourner. Comme c’est souvent le cas sur le littoral du cap, la montagne se jette dans la mer, et le village est séparé en deux parties, le bourg situé à flanc de montagne et sa marine qui fait office de petit port de bord de mer. Mon envie était donc, en premier lieu, de mettre en scène ce site de carte postale et les paysages qui l’entourent, en faisant de ce cadre un décor qui participe à l’aventure.
L’église du village abrite plusieurs ex-votos sous la forme de maquettes ou de peintures représentant des navires ayant fait naufrage au XIXème siècle. C’est en voulant en savoir plus sur l’un de ces navires, que peu à peu était né en moi ce scénario mêlant histoire et fiction, présent et passé.
Pour mettre en œuvre ce récit ma volonté a été de suivre « l’école Alexandre Dumas », un de mes auteurs fétiches. Je voulais jouer avec l’histoire, sans la trahir, mais en l’accommodant de péripéties fictives. Sans dévoyer la philosophie et l’esprit de personnages ayant réellement existé, il s’agit de les insérer dans un récit inventé de toute pièce, en servant la dramaturgie. Le scénario se déroule à notre époque, mais est émaillé de plusieurs flashbacks, plus ou moins lointains dans le temps.
C’est ainsi que je convie à la table de ce scénario deux personnages historiques : Napoléon Bonaparte et Pascal Paoli. Inutile de présenter le premier, dont l’action a largement dépassé les limites de la Corse. Quant à Paoli, s’il n’a point atteint la renommée de l’empereur, il demeure le second corse le plus connu de l’histoire. Adepte de l’esprit des lumières il fit de l’île la première démocratie occidentale. On lui prête même parfois d’avoir influencé la constitution américaine. Le récit met en scène la rencontre de ces deux hommes et dévoile leur état d’esprit au tournant de la Révolution française.
D’autres aspects historiques relatifs à la Corse, et plutôt méconnus du grand public sont également évoqués tels que les « maisons d’Américains » du cap corse, vestiges d’une époque où les cap-corsins partirent en nombre faire fortune en Amérique latine. Ce fut le cas de certains de mes ascendants, qui se sont sédentarisés en Amérique du Sud.
Enfin, c’est également l’histoire d’un homme qui, au tournant de sa vie – il approche la quarantaine – renoue avec ses racines, et découvre tout un pan ignoré de sa propre histoire. Un bouleversement qui l’amènera à s’interroger sur lui-même et à reprendre contact avec son père, qu’il ne côtoie plus depuis 12 ans. On suit donc une quête à suspense qui s’inscrit dans un retour à la terre, et dans une histoire familiale. Des thèmes que j’avais déjà abordés dans mes films.
Tout ceci s’insère dans un récit vieux comme le monde : une chasse au trésor, à laquelle se mélange un zeste d’histoire d’amour, le tout saupoudré de rebondissements et d’inattendu. Le récit évoque de nombreux aspects de l’histoire de la Corse, qui pèsent encore aujourd’hui dans le débat autour de la situation de l’île. Mais je ne voulais pas d’un récit à message. Je voulais avant tout produire une aventure, un récit à suspense.
J’ai donc mis six mois à faire de l’ensemble de ces éléments, un récit construit, avec un début, un milieu, une fin, qui servirait de base à un roman graphique à forte pagination. J’avais rapidement abandonné l’idée d’en faire un roman. Je me voyais clairement plus en « metteur en scène » d’images qu’en écrivain. Par ailleurs ma passion pour la BD titillait depuis plusieurs années déjà mon envie d’écrire pour ce support.
Mais à ce stade, nous sommes en juillet 2016, le récit était basique, chronologique. C’est en travaillant le découpage en 94 planches que cette histoire simple, s’est organisée en une construction élaborée, avec des flash-backs, dans le but de dévoiler au compte-goutte et à des moments choisis chacune des avancées du récit. J’avais un seul leitmotiv en tête : produire un album que j’aurais aimé découvrir en tant que lecteur. A aucun moment je n’ai cherché à être à la mode, à coller aux tendances du moment. Le récit que j’avais couché sur le papier n’était le résultat que de mes propres envies, et le résultat des influences qui avaient construit ma passion pour le domaine de la Bande Dessinée.
Chapitre 3 : Le premier dossier
L’histoire écrite, il me fallait l’adapter en scénario de BD, et créer un dossier présentant mes intentions. Cette seconde étape s’est étalée sur 1 an (six mois pour le découpage, et un semestre de plus pour la création du dossier de présentation). Pour y parvenir, j’ai suivi mes propres règles, ma propre méthode. Je n’ai pas lu de livres théorisant la BD (à l’exception d’Etude du Cahier bleu d’André Juillard par Eric Lavanchy. Mais bien qu’il s’agisse là de l’un de mes albums favoris, j’avoue avoir eu du mal à rentrer dans cette « approche narratologique » très technique), j’ai simplement fait confiance à ce que mes années de lectures m’avait appris. Cela étant, pour créer ces règles, cette méthode, j’ai tâtonné et cela explique que j’y ai passé une année entière.
En amoureux du dessin, j’ai pris soin de ne pas être trop verbeux pour laisser toute sa place au dessin et pour ce faire je m’étais fixé deux choses :
Une taille maximale de bulle de 45 mots qui ne devait jamais être atteinte (j’avais pris un exemple dans l’album Mezek de Juillard et Yann).
Un nombre de bulles maximal par page de 12 (Cette fois l’exemple était pris dans Victor Hugo aux frontières de l’exil de Paturaud et Gil).
Par ailleurs mon découpage respectait également d’autres règles auto-fixées (parfois évidentes…) :
Alterner les planches les plus chargées avec des planches légères.
Penser les planches côte à côte ensemble.
En cas de rebondissement, faire apparaître ce rebondissement en début de planche paire (on crée l’attente en bas de page à droite et il faut tourner la page pour découvrir la réponse…).
Penser les planches pour qu’elles soient la plupart du temps réalisables en 3 strips, et jamais plus de 4.
Ne jamais avoir plus de 8-9 vignettes par planches (j’imaginais le découpage des vignettes tout en me disant que je laisserais le champ libre au dessinateur. Donc mon scénario n’évoque pas le découpage en vignettes, mais s’arrête au découpage en planches.)
Pour ce qui est de la méthode, j’ai créé une façon de travailler, en trois phases :
Avec les logiciels word et power-point, j’ai représenté sous forme de boites les principaux sujets à traiter et les péripéties du récit, ainsi je pouvais lier les boîtes avec des flèches, et bouger les boites, les unes par rapport aux autres, un peu comme quand on travaille le montage des séquences d’un film.
Avec le logiciel excel, j’ai découpé les boites power-point en lignes de cellules excel, une ligne de cellules équivalant à une planche. Telle boîte méritait 6 planches, je créais donc 6 lignes de cellules, et décrivait sommairement dans la ligne : le contenu de la planche, les notes de mise en scène…etc
Après des allers-retours entre les phases 1) et 2), j’ai obtenu un fichier excel de 94 lignes, et je suis alors passé à la phase suivante : développer et détailler le contenu de chaque ligne, donc de chaque planche.
Avec le logiciel Word j’ai écrit le scénario proprement dit : une page correspondant à une planche. La page contenant la description des péripéties et la totalité des dialogues.
Une fois ce scénario abouti, fin 2016, j’ai souhaité compléter ce document par un certain nombre d’indications destinées à bien faire comprendre mes intentions. Cette troisième étape, qui comme les deux premières s’est étalée sur 6 mois, m’a permis de constituer ce que j’ai appelé un cahier iconographique et descriptif. Le scénario et ce cahier était, dans mon esprit, à ce moment-là, destinés aux éditeurs.
Le cahier contenait les éléments suivants :
Une note d’intention décrivant ce que je voulais que soit cet album.
Un synopsis de l’histoire en une courte page.
La description détaillée des personnages, avec un casting potentiel (parfois des acteurs, parfois des personnages de BD)
Les souhaits graphiques : style réaliste, avec des références existantes en termes de graphisme, de couleurs, de façon de représenter les paysages…etc
Une banque d’images représentants les décors de chaque scène, que j’avais moi-même constituée durant les derniers mois en me rendant sur chaque lieu (Corse, Paris, Marseille)
Des propositions pour le découpage en vignettes des 10 premières planches. Je voulais montrer que je pouvais aller jusque-là, même si mon intention était plutôt de laisser le champ libre au dessinateur, ou tout du moins à la discussion avec le dessinateur.
Je voulais un dossier très complet pour crédibiliser ma démarche, en tant que débutant dans le domaine. Je savais cependant que le risque, avec une telle somme d’information, était double :
Assommer les destinataires du dossier par tant d’indications.
Laisser entendre que tout était calculé au millimètre, et qu’il n’y avait donc pas de place à la discussion…
Je suis tout de même resté sur l’idée d’en mettre « trop » plutôt que « pas assez ».
Mi-2017 j’avais donc un scénario découpé en 94 planches et un cahier accompagnant de 42 pages. J’avais mis un an et demi pour parvenir à ce résultat. Parallèlement j’avais mis en chantier deux autres projets de scénarios BD.
Il était maintenant temps que cette histoire se confronte aux éditeurs.
Chapitre 4 : des éditeurs aux dessinateurs
Probablement trop scrupuleux au départ, j’ai choisi de contacter les éditeurs les uns après les autres. J’attendais que l’un m’ait répondu pour passer au suivant. C’était sans compter sur le fait que la plupart n’allaient pas me répondre. Comme je me suis tenu à cette stratégie durant un an, j’ai perdu beaucoup de temps… Entre septembre 2017 et août 2018 j’ai écrit à 5 éditeurs, et je n’ai eu qu’une seule réponse (courrier standard, qui ne me disait rien de mon travail).
Je m’étais montré très patient, car probablement trop confiant en mon dossier. Le premier éditeur que j’ai contacté n’était pas un des plus gros « producteurs » de BD. Je l’avais choisi car j’aime vraiment les albums qu’il édite et qui montrent un vrai souhait de valoriser du dessin de qualité (Les Editions Daniel Maghen). J’ai écrit en septembre 2017. Je n’ai pas eu de réponse au cours du premier mois. J’ai relancé par email en octobre, novembre, décembre. Je n’ai jamais eu la moindre réponse. C’était décevant mais à bien y réfléchir pas très étonnant. Mon frère, écrivain, avait connu ce parcours du combattant quelques années avant moi, j’aurais dû m’en souvenir… Il a persévéré et au final son dernier roman a été édité par une des plus prestigieuses maisons d’édition de littérature (Vie et Œuvre de Constantin Eröd – Julien DONADILLE – 2016 – Grasset). J’avais donc sous la main un bel exemple à suivre…
J’ai donc changé de stratégie en septembre 2018. J’ai envoyé les éléments à une trentaine d’éditeurs d’un coup. Ça n’a pas changé grand-chose, la plupart n’ont jamais répondu. Je ne m’en formalisais plus, je sais qu’un éditeur reçoit des centaines de projets par an, parfois des milliers, pour n’en éditer parfois qu’une dizaine. C’est la loi du marché. Mais ce n’est pas pour autant que je m’en contentais. Avec tout le travail fourni en amont, la déception commençait à poindre, et le doute naissait. Heureusement dans le lot des trente éditeurs je reçus, rapidement, un courrier très motivant d’un éditeur renommé du domaine, à la tête d’une petite maison d’édition BD, mais reconnue et bien distribuée (Michel Jans – Mosquito):
« J’ai lu avec un très vif intérêt votre scénario, il est original et bien construit. Pour le réaliser, il faudrait avoir un dessinateur réaliste du calibre de Juillard ou de Gibrat… Hélas, Mosquito n’a pas les épaules assez larges pour envisager pareille collaboration.
Nous ne sommes qu’une maison d’édition associative, ce qui veut dire que nos moyens sont restreints. Je peux demander à un de nos collaborateurs, s’il serait intéressé et disponible, mais bien entendu, je ne peux pas m’engager plus avant actuellement.
En attendant, je vous adresse tous mes compliments pour le sérieux de votre travail. »
De quoi me rebooster si besoin était ! Evidemment je lui ai donné le feu vert pour qu’il en parle à son collaborateur, mais ce dernier n’était pas libre avant deux ou trois ans.
J’étais par ailleurs en contact avec un auteur (dessinateur et scénariste) renommé et installé dont j’apprécie les albums, tant au niveau du dessin que des scénarios (Jim). Je posais franchement la question : est-il jouable de capter un éditeur sans avoir de dessinateur ? Il me fit comprendre que ce serait compliqué. Toutefois il fit passer mon dossier à son propre éditeur. J’étais très enthousiaste car il était l’un des auteurs à succès de cet éditeur (Grand Angle). Ce dernier aurait donc à cœur d’étudier mon cas. Je ne sais s’il le fit « en profondeur » ou pas mais je ne reçus qu’une réponse négative standard. Au moins m’avait-il répondu, contrairement à la plupart de ses confrères contactés…
Aucun autre éditeur n’ayant donné signe de vie (positif) dans ma dernière salve d’envois, je changeais donc une seconde fois de stratégie et partait cette fois en quête d’un dessinateur. Nous étions fin 2018. Trois ans étaient passés depuis le début.
Le taux de réponse fut nettement plus élevé.
Mais tout le monde semblait indisponible. Je compris vite qu’il était difficile de viser des dessinateurs renommés, qui ont pour la plupart un carnet de projets plein pour plusieurs années, parfois 4 ou 5 ans. Étant par ailleurs un scénariste inconnu, je n’avais aucune « prime à l’expérience ou à la renommée ».
Certains, tout en n’étant pas disponibles, eurent toutefois la sympathie de commenter, conseiller, critiquer, encourager, et j’eu plusieurs fois des remarques positives sur le contenu du dossier qui était très complet.
J’ai particulièrement apprécié les retours d’un jeune dessinateur mais néanmoins déjà auteur à succès, qui était très encourageant (Damien Cuvillier), et d’un auteur historique parmi les plus renommés (André Juillard) qui était franc et relevait certains défauts tout en louant aussi la somme de détails présents dans le dossier (oui j’avais eu l’audace de contacter l’un de mes dessinateurs préférés, mais c’était pour le fun, car je n’avais aucun espoir quant à sa disponibilité…).
Devant cette indisponibilité des dessinateurs BD qui m’attiraient, j’ai tenté de démarcher des illustrateurs. Des gens qui savaient dessiner mais qui n’avaient quasiment pas touché à la BD. Il y a de nombreux blogs sur le net, notamment de nombreux dessinateurs naturalistes, parfois très doués.
J’avais conscience que c’était risqué. Savoir dessiner est une chose. Créer une planche en est une autre. Il n’est pas simple de réussir à mettre en œuvre une fluidité de lecture entre cases, de multiplier les attitudes des personnages… Mais je me disais aussi que tout auteur de BD a un jour fait un premier album, alors pourquoi pas…
Les illustrateurs étaient beaucoup plus disponibles. Ils m’ont tous répondu sans exception. J’ai dialogué avec plusieurs d’entre-eux. Certains se sont même essayés à quelques croquis avant de décliner. Une illustratrice semblait motivée mais souhaitait que je paie les essais, moyennant un remboursement en cas d’édition. Je pouvais comprendre cette demande, mais l’investissement me semblait risqué, j’y ai renoncé.
Début 2019 je n’avais toujours pas de dessinateur ni d’éditeur… Tout avait commencé trois ans plus tôt.
Chapitre 5 : Le dessinateur
Au printemps 2019 sort un album intitulé Le Passager, aux éditions Warum, signé au dessin et au scénario par Patrice Reglat-Vizzavona.
Je repère l’album sur le net. 160 planches en noir et blanc, une bonne critique, je décide de l’acheter. Je le lis rapidement, et j’aime beaucoup. Un point m’a d’emblée interpellé, c’est le nom de l’auteur qui sonne « corse ». En effet Vizzavona est le nom d’une bourgade de l’île. C’est un jeune auteur qui n’a pas encore la trentaine, et c’est son premier véritable album. Sitôt son roman graphique refermé, je vais surfer sur le net à la recherche de ce qu’il a produit d’autre. Avant Le passager Patrice a déjà eu plusieurs expériences liées à la BD mais aussi et surtout à l’illustration et à la gravure. Je suis enthousiaste face à ses travaux (vous pouvez retrouver cela sur ses pages facebook et Instagram ainsi que son site web)
J’ai donc trois bonnes raisons de le contacter :
J’aime ce qu’il fait.
il ne doit pas être indisponible pour plusieurs années puisqu’il est en tout début de carrière,
il a peut-être des origines corses, donc il pourrait être sensible au sujet de mon scénario.
Je lui adresse donc mon dossier en mai 2019.
Une discussion s’engage rapidement. Patrice est séduit par le dossier, mais c’est un dessinateur qui se pose beaucoup de questions, ce qui me semble légitime vu l’investissement que va nécessiter l’album. Par ailleurs il travaille déjà sur un autre projet personnel, l’adaptation (monumentale) d’un roman de Steinbeck. Tout en me posant moult questions, il prend bien le temps de lire et relire le dossier.
Nos échanges de mails ou par tchat se multiplient. Je sens qu’il mort à l’hameçon. Il me livre par ailleurs une information incroyable. Ses ancêtres ont été couchés sur le testament de Napoléon. Car Patrice est bien d’origine corse, et il me suffit de quelques rapides recherches sur le web pour en savoir plus. Il est le descendant d’un certain Jean Vizzavona qui avait sauvé la vie de Bonaparte lors d’un guet-apens en Corse (sensiblement à l’époque où mon scénario met en scène le futur empereur). Guy de Maupassant a raconté tout cela dans un article du journal Le Gaulois du 27 octobre 1880 que je trouve sur le site Gallica (Bibliothèque nationale).
Bonaparte, un des personnages clé du scénario. J’ai beau ne pas être superstitieux je ne peux m’empêcher d’y voir un signe.
Je le dis à Patrice, en soulignant que, de ce fait, le projet peut devenir très personnel pour lui (ce n’est pas une manœuvre pour le convaincre, je le crois vraiment…). Mais Patrice ne veut pas accepter le projet pour de « mauvaises raisons ». Le scénario, et les intentions que j’y mets derrière doivent le convaincre. Il cherche à comprendre en détail ce que je veux raconter.
Je continue à répondre à ses questions. Il a disséqué l’histoire et relevé tout ce qui le chiffonne. Je réponds point par point, et parfois j’amende mes écrits car les remarques de Patrice sont pertinentes. Par ailleurs je tiens à lui montrer que quand je prétends « être à l’écoute », ce ne sont pas juste des mots…
Ces échanges sont aussi l’occasion de se rendre compte si le courant passe entre nous. Réaliser un roman graphique de 94 planches, ça veut dire passer beaucoup de temps à échanger entre le scénariste et le dessinateur. Il faudra de l’implication, de la réactivité, de l’écoute, de la clarté, de la franchise…et c’est aussi tout cela que lui, comme moi, jaugeons dans ces premiers échanges. Après, il y a une part d’intangible. Le feeling c’est parfois difficile de définir sur quoi il repose. En tout cas de mon côté tous les voyants sont au vert. Patrice me semble pouvoir être l’homme de la situation.
Un point est l’objet d’une discussion intéressante : le titre de l’album. J’en avais envisagé plusieurs, mais depuis le début je présente comme titre prévisionnel : Dans le sillage de la Licorne. L’album met en quelque sorte en abîme ma passion de la BD. Pour ce faire j’ai placé dans le scénario plusieurs allusions à Hergé, à Goscinny, à Tibet. Ange et Casilda, les deux héros, sont des lecteurs de BD et c’est au travers de leurs échanges qu’apparaissent ces allusions. Le récit concernant un trésor, Casilda évoque Le Secret de la Licorne au détour d’une page. De là était né le titre prévisionnel. Patrice n’est pas convaincu, c’est le moins que l’on puisse dire. Deux raisons à cela : il pense que ça dévoile trop de l’histoire, que ça peut aiguiller le lecteur vers ce qui va se passer. Par ailleurs il en a un peu marre que l’on ramène souvent la BD à Hergé. Je ne partage pas son avis sur le premier point. Je suis plus réceptif sur le second. Comme je n’ai pas une passion particulière pour mon titre prévisionnel, j’accepte de lui soumettre les autres titres que j’avais envisagés. Nous choisissons au final Djemnah. Je n’en expliciterai pas la raison ici car cela dévoilerait trop de l’histoire. Mais disons que nous faisons ce choix car le titre est ainsi énigmatique, et par ailleurs, lié au projet de couverture prévisionnelle, il devient très efficace vis-à-vis de la dramaturgie du récit. Désolé de ne pouvoir en dire plus, au risque de trop déflorer le sujet.
Finalement le 17 juillet 2019, après plus d’un mois et demi d’échanges nourris, et une ultime conférence téléphonique organisée une dizaine de jours plus tôt, sa réponse tombe : Il est prêt à tenter l’aventure. Il y met quelques conditions, qui ne me posent aucun problème. Il souhaite notamment viser des éditeurs importants, car le projet est d’envergure et il souhaite qu’il se réalise dans de bonnes conditions, pas avec des bouts de ficelles. Je ne peux que souscrire à cette vision des choses. A ce moment-là, je porte ce projet depuis trois ans et demi, et j’ai donc envie, moi aussi, qu’il soit supporté par un grand éditeur, qui pourra nous soutenir et bien accompagner l’album lors de sa mise en place.
Nous nous donnons rendez-vous fin août pour débuter la création du nouveau dossier de présentation de l’album qui comprendra cette fois les dessins de Patrice.
D’ici là nous avons les congés estivaux pour faire retomber la frénésie de ces premiers échanges, prendre du recul, et voir si à froid, nous sommes toujours sur la même longueur d’onde.
Lorsque nous nous recontactons fin août 2019 la motivation est toujours aussi forte. »
… à suivre dans l’épisode 2 la semaine prochaine.
Thomas Mourier le 6/06/2022
Témoignage inédit sur la création d’une bande dessinée : Djemnah — ép.1
Les liens mènent sur Bubble où vous pouvez acheter les ouvrages dont on parle