Excellente poétisation de la Muzak qui fait beuark

Ausculter la musique des sphères marchandes produite en permanence par le capitalisme de consommation – et ce qu’elle nous fait à l’intérieur : la poésie de Patrick Bouvet à son sommet.

l’homme d’affaires menait une double vie – la nuit il laissait son doppelgänger prendre les commandes – il pénétrait dans un roman gothique avec des filles au regard perçant (aiguisé d’un lyrisme obscène) – il fallait maintenir les mauvaises vibrations au bord du gouffre – garder un soupçon de chute –

***

il trouvait ces créatures dans un club disco où il aimait se rendre pour boire et prendre des drogues en écoutant les boucles synthétiques dans la moiteur des corps mêlés – les époques également se télescopaient – les années 1970 – le 18e et le 19e siècles – « ce lieu avait quelque chose de divin et d’infernal » –

Depuis 1999 et son redoutable « In situ », Patrick Bouvet déploie régulièrement sa poésie exploratoire dans les territoires directs et indirects du divertissement spectaculaire marchand, de la façon dont il nous corrompt, dans ses ramifications parfois inattendues ou mieux dissimulées, mais aussi dans certains moyens à imaginer (ou à exhumer au fond de nous-mêmes) pour le subvertir, le rendre inoffensif voire le retourner contre sa vocation principale. À côté et pourtant au cœur de ce parcours unique comprenant par exemple « Pulsion lumière » (2012), « Carte son » (2014) ou « Trip machine » (2018), parcours dont « Pistes vol. 1 » (2020) esquissait de précieuses séquences généalogiques et dont « Petite histoire du spectacle industriel » (2017) proposait une synthèse provisoire, on notait la place particulière du « Livre du dedans » (2019), avec son incursion dans l’enfance d’une aventure poétique contemporaine alliant avec maestria beauté intrinsèque et critique sans pitié.

la nuit l’homme d’affaires mort à l’intérieur laissait son doppelgänger vivre à l’extérieur – il pénétrait dans un temps gothique avec une fille aux commandes – les yeux comme des anneaux synthétiques – le regard rotatif emportait les corps au bord du gouffre –

***

dévasté par le silence de mort du monde extérieur – il aimait se rendre dans ce club disco pour prendre l’ange cruel par les boucles – et respirer cette peau en état de décomposition dans la moiteur de l’abîme chimique –

Publié en mars 2022 aux éditions de l’Olivier, « Media Machine Muzak », comme d’une autre manière le très bref « Prince Richard » de 2021, étend le recensement et l’exploration à des territoires nettement plus hybrides, traquant toujours poétiquement des formes plus insidieuses encore de l’aliénation complexe proposée par le spectaculaire marchand. De la star déchue condamnée à l’attente anonyme dans un hôtel qui ne n’est pas moins (avec de magnifiques résonances du côté de certaines des voix fantômes de Sandra Moussempès) au businessman saturé de beats et de drogues pour s’oublier le temps d’une nuit, du pilote de course crashé en bord de piste alors que la mort arrive désormais sous les caméras (avec quelques flashs sauvages vers le « Dernier tour lancé » d’Antonin Varenne) à l’artiste contemporain maniant les corps de mannequins pour en extraire la substantifique viande (avec des extensions potentielles du côté de Régis Clinquart ou de Christophe Siébert – ou même du Claro de « Crash-test »), du chirurgien d’élite (ou plutôt des élites ?) tout entier dédié au business de l’amélioration esthétique (l’Espedite de « Cosmétique du chaos » n’est pas si loin) à une pornographie privée et prototypique devenant virale (et prenant place ainsi entre le « Work Bitch » de Ludovic Bernhardt et le « L’homme qui brûle » d’Alban Lefranc) ou à la crainte crépusculaire engendrée par les chiffres 00 des horloges électroniques et informatiques, Patrick Bouvet ausculte les marges délétères de ce qui nous est fait par cette permanente musique de fond accessoirisée que produit sans relâche le capitalisme de consommation – y compris sous couvert d’art chaque fois que nécessaire (et là, le récent « Les artistes » d’Aden Ellias n’est pas si loin non plus).

Toda est le praticien nocturne de la métamorphose générale à venir – il a collé des offres sur une grille – une norme – la beauté est dans la ville – elle court sur tous les écrans privé/bureau – c’est important d’avancer avec un masque ajusté au millimètre dans cette société contrôlée par les nombres et les lignes – 

***

le programme est utilisé pour créer  un uniforme – un masque militaire – on dit que Toda aligne les gens – déjà une armée de 10 000 patients – un véritable corpus politique – biologique – stratégique –

« Silent Stone Street », « Dark Disco Doppelgänger », « Tiger Tears Temple », « Purple Pyramid Pilot », « Mirror Mask Machination », « Erotic Ecstasy Experience » et « Shiny Silicon Space » : sept moments, sept scènes, sept injections de contre-toxines potentiellement libératrices, rythmées à chaque page par un « en savoir plus » (devenant le moment venu un « lire la suite »), marqueur de notre dissolution surinformée et si surfeuse, clin d’œil naturel au Paul Verhoeven de « Starship Troopers » et à son lancinant « Do you want to know more? ». Patrick Bouvet porte ici sa poésie à l’un de ses sommets, nous prouvant une fois de plus que l’exploration combative qu’il nous propose n’est jamais achevée.

Chris alternatif
transporté d’un seul appel de phares
de la TransPorsche
jusqu’à la combustion du regard

Hugues Charybde le 6/06/2022
Patrick Bouvet - Media Machine Muzak - éditions de l’Olivier

l’acheter chez Charybde ici