L'AUTRE QUOTIDIEN

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Avec “Freedom to the People”, Joe Gibbs plantait les racines du reggae

Passée la vague rocksteady, il fallait penser à autre chose. Pour pallier ce phénomène, Joe Gibbs monta son studio sur Burns Avenue à Kingston avec une unité de soutien instrumentale, créditée ici à la fois comme The Destroyers et The Joe Gibbs All Stars. Avec Amalgamated parmi ses nombreux labels, l'organisation de Joe Gibbs était prête pour de nouveaux succès. Freedom to the People en est un parfait résumé.

En 1971, les singles reggae n'atteignent pas aussi souvent les sommets des hit-parades britanniques car le boom du reggae boss/kinhead s'est pratiquement éteint, mais il y a toujours un grand marché qui demande des sons frais pour les pistes de danse jamaïcaines. Le toast des DJs avait pris de l'importance et les techniques dub, qui allaient dominer le milieu de la décennie, devenaient de plus en plus expérimentales.

Le premier disque commence par la version charmante et soul de The Gardener de Judy Mowatt, avant que Charlie Ace et Johnny Lower ne s'associent sur un morceau DJ cool, Ride On Johnny. Le fantomatique instrumental à l'orgue de Winston Wright, Rebeloution, et deux versions d'Ah-So par Tommy McCook et The Destroyers, respectivement, utilisent le même rythme, avant d'atteindre le double relâchement skanking de How Your Panty Get Wet par Stranger (Cole) et Jimmy (Martin Riley). Le duo se retrouve également plus tard dans ce set avec Voice Of The People et les mouvements de Double-Barrel de Woman A Heavy Load.

Johnny Lover aka Johnny Jones trinque langoureusement sur New Kent Road, Don't Be Prejudice de Max Romeo étant l'une des sorties réfléchies et socialement conscientes de l'homme. Puis, sur le rythme de ce dernier, on trouve un He's So Real To Me aux accents gospel et un We Love Weed plus terre à terre, tous deux signés The Joe Gibbs All Stars. Les Heptones étaient l'un des meilleurs groupes vocaux de l'époque et leur biggie pour Gibbs, le merveilleux Hypocrite, est le premier de leurs dix titres inclus ici. On trouve également sur ce disque l'irrépressible rythme de danse de God Bless The Children, un I've Got A Feeling de premier ordre et leur contribution à la folie des medley, The Magnificent Heptones.

Le natif de Westmoreland Keith Poppin, qui connaîtra la gloire plus tard dans la décennie, apparaît avec le vif Running Back Home et Denis Alcapone montre ses talents de DJ sur la folle Upsetter Version, coupée sur I Am The Upsetter de Lee Perry. Le claviériste chevronné Aubrey Adams a fait de Cherry Baby d'Eric Donaldson une version de Cherry Island et Winston Wright s'est également prêté au jeu avec Peace And Love. Montrant que Gibbs a tiré le meilleur parti de ses rythmes, Max Romeo revient pour couper Peace Maker sur le même support. Le mystérieux Prince Student discute avec enthousiasme sur une reprise de River Of Babylon des Melodians, rehaussée de bongos, et le tromboniste Vin Gordon démontre ses talents de jazzman sur African Plant.

Le George Headley Medley de Dennis Alcapone a un groove solide et Hot Dog, sur une chanson de Peter Tosh Mangy Dog, par les Gibbs All Stars, dérive joliment. La première partie de Freedom to the People s'achève avec Bunny Flip, alias Winston Scotland mais né sous le nom de Winston Phipps, qui rappe sur le même enregistrement dans son morceau Maingy Dog. C'est un disque rempli de bonnes choses qui montrent que le goût et l'instinct de Gibbs étaient parfaits à ce moment-là.

Sous son apparence de Winston Scotland, Phipps se lance sur le deuxième disque avec une autre prise DJ sur la même source Skanky Dog et le quatuor Mangy Dog est complété par le cuivré Boney Dog de Joe Gibbs & The Love Generation. Le chill décontracté de Our Day Will Come des Heptones brille et le single Hello My Little Queen de Mickey Lee est une chanson d'amour intelligemment interprétée avec de belles envolées de clavier. La version dub d'African Queen d'Augustus Pablo, agrémentée de cet incomparable mélodica, était la face B de ce single, qui vient donc logiquement juste après. Linton "Jackie" Brown, à la voix douce, marque des points avec le tempo patient de Shake Little Girl, ainsi qu'avec l'excellent People Of Today, plus loin sur ce disque, et l'orgue sifflant de Junior Byles & The Versatiles et le rythme serré de Warieka Hill constituent un point culminant parfaitement rythmé.

Deux artistes qui sont plus ou moins des mystères complets suivent peu après, Mr X et Rasta Man avec White Liver Mabel et From Africa With Love respectivement. Le premier, qui est en fait le Reuben au piano de Winston Wright avec des interjections vocales, est crédité comme Sweetie sur certains exemplaires du single. Il s'agit probablement de la voix féminine dans l'intro parlée et pourrait-il s'agir du même Mr X qui a enregistré un dub de It No Easy de Prince Alla ? Peut-être. Rasta Man, pour sa part, nous offre un toast fou de bruits d'animaux sur By The River Brown Sugar de Cat Campbell, un effort de DJ plus conventionnel qui apparaît ensuite.

Just Another Girl d'Errol Dunkley est un bon disque, un son roots fort qui était en avance sur les autres à l'époque, et Ethiopia de Leroy Smart est également un disque qui aurait pu sonner bien à n'importe quel moment des années 1970. Un chanteur qui a enregistré avec parcimonie, Uriel Aldridge a travaillé avec Harry J à peu près à la même époque que son seul Jogib waxing Let True Love Begin, une offre décente épicée par quelques chœurs féminins animés. Bun Finger de The Ethiopians est peut-être l'un de leurs titres les moins connus, mais comme Leonard Dillion et ses collègues étaient apparemment incapables de se tromper, c'est un plaisir à écouter.

Le flux ensoleillé de Freedom to the People par The Heptones lance une série de cinq titres sur le rythme de God Save The Children. Bien que d'autres excellents DJ soient représentés ici, le style restera toujours synonyme d'Ewart Beckford alias U Roy et son Freedom Train est imprégné de son habituelle énergie fulgurante. Winston Scotland lui emboîte le pas avec Screw Face Set Your Place, puis Vin Gordon nous offre son riffing exubérant sur une version dépouillée de Freedom Day. Ce set se termine avec U Roy sur ce qui est en fait une introduction à un dub bégayant de la guitare appelé Make Love Not War.

La conception soignée de la pochette de ce coffret contribue à donner une impression très claire de l'époque et du lieu (bien que si vous êtes totalement pédant, vous aurez peut-être remarqué que Joe Gibbs & The Professionals est le tag utilisé en haut à gauche de la couverture, le nom de cette version de son groupe d'accompagnement n'est pas utilisé ici) et la plupart des morceaux individuels sont présentés dans les notes. Joe Gibbs s'est facilement adapté à l'environnement changeant de la musique jamaïcaine au début des années 1970, en produisant des faces de grande classe à maintes reprises. Cette touche magique contribue à rendre Freedom to the People agréable à écouter pratiquement tout au long de l'album. Et pour tous les malentendants, c’est une excellente évocation du reggae roots avant qu’il ne vire dancehall. CQFD

Jean-Jamaïcan-Pierre Simard le 6/06/2022
VA – Joe Gibbs Presents Freedom to the People - Cherry Red