Utopia Avenue et l’émancipation radicale du Swingin’ London
S’il est un roman fondamental à lire par les amateurs de musique et de contre-culture, je dirais que le sublime Utopia Avenue de David Mitchell est en tous points celui de l’été 2022. A narrer les brèves aventures musicales d’un groupe entre 67 et 68, quand la jeunesse a signifié de diverses manières son ras le bol d’une monde pré-programmé et consumériste et qu’elle a fait trembler durablement les fondements de l’ordre établi.
David Mitchell l’a conçu comme une fresque synesthésique narrant la formation, l’ascension et la chute d’un groupe anglais qui sert de résonateur à une époque, en y entremêlant situations, personnages, rencontres, nouvelles formes musicales et artistiques en restituant la trame de l’époque avec son cortège de héros, salauds et touristes de l’Histoire. On y croisera aussi bien à Londres, Francis Bacon que Brian Jones, Syd Barrett et John Lennon, à San Francisco David Crosby et Jerry Garcia. Mais aussi à New York, Janis Joplin et Leonard Cohen. Chaque personnage sera l’occasion de développer un point de vue sur la musique ou la société, les mœurs et le vieux monde qui sent très très mauvais… Ahurissant de maîtrise, c’est une vraie claque, une de celles qui rendent leurs lettres de noblesse à la contre-culture, celle-là même qu’on voudrait nous faire oublier dans le présent, géré par des allumés qui ont assez peu à voir avec la démocratie et plus avec une meute de chiens de traineaux…
A.Q. : Tout d’abord, pourquoi Utopia Avenue est-il un roman sur les 60’s ?
David Mitchell : Parce qu’on y trouve beaucoup des fondations de la société contemporaine qui ont été rêvées par cette bande de hippies, ces visionnaires naïfs qui ont, les premiers, parlé des droits des LGBTQI, ont envisagé l’usage des drogues pour aider les gens, sans les criminaliser, envisagé la médecine gratuite et fait progresser le féminisme. Beaucoup de choses qui, si elles vont de soi aujourd’hui, trouvent leur origine là. J’étais très curieux de voir d’où tout cela était parti, et comment s’était passé leur émergence via cette bande de gens subversifs, avec des idées radicales. Si cela se produit une à deux fois par siècle en redistribuant les cartes de la société et en chamboulant les institutions, cela entraîne aussi une vague de répression de la part des celles-ci qui ont tout à y perdre. Parler d’utopie, c’est afficher un peu de lumière dans la noirceur de la société actuelle et, même avec le peu qui en reste au final, ce que le roman projette sur dix-huit mois, c’est le passage d’une vague qui a vu une masse critique des jeunes adultes se dire qu’un autre monde était possible qui soit plus égalitaire et loin des rêves totalitaires de ces dernières années. Ce qu’il en reste aujourd’hui est peu, mais cela n’a pas d’importance, ce qui compte c’est que cela soit arrivé et ait marqué les consciences. Je me suis donc attaché à ces manifestations qui ont créé la culture jeune, le changement sociétal via la musique, la drogue, les idées nouvelles et l’émergence de nouvelles formes d’art ; tout ce qui fait qu’on a pu rêver à une nouvelle cité idéale qui a brillé quelques temps avant de disparaître, effacé par la répression et le retour à l’ordre. Je préfère bien évidemment vivre en 2022 qu’à une autre période, mais pouvoir se demander si on aurait choisi les années 20, 50, 60 ou 70 est une des manifestations de ce processus.
A.Q. : Qu’est-ce qui vous a fait choisir cette idée de roman et pourquoi ?
D.M. : Tout simplement parce que j’adore la musique et qu’elle a toujours tenu un rôle primordial dans ma vie. J’ai de merveilleux souvenirs d’avoir passé des nuits entières à comparer avec mes amis les mérites respectifs des disques qui nous intéressaient à leur sortie. Et, en particulier sur les années 60, la période blues et les autres des Rolling Stones, voire le Pink Floyd avec et sans Syd Barrett. Depuis le jardin d’enfant, la pop music est le second art majeur pour moi, en commençant par fredonner les sons qui nous entourent. Cela se propageant jusqu’à l’adolescence où elle nous donne une tribu et une appartenance, une idée de nous qui nous magnifie dans les moments de doute. Plus tard, on va chercher dans tous les registres pour approfondir la question - et cela devient une capsule temporelle qui nous fait voyager. C’est une sensation incomparable de pouvoir ressentir cela, de choper la chair de poule sans savoir exactement quelle chimie est à l’œuvre à ce moment-là, ce qui fait qu’un groupe, des musiciens ou un chanteur créent ce phénomène ; tout cela me fascine.
A.Q. : Mais de la difficulté de l’exprimer, Zappa disait : Ecrire sur la musique, c’est comme danser sur de l’architecture…
D.M. : Oui bien sûr, mais il reprenait une citation d’un compositeur français des années 20 à ce propos, qui elle, disait l’inverse. La difficulté est qu’il faut être assez intelligent pour créer ses propres clichés et danser sur l’architecture. Non ? ( éclat de rire)
A.Q. : Avec une telle profusion de sources, de sons, d’idées et de croisements entre politique et société, combien de temps l’ouvrage a-t-il mis à trouver sa forme définitive ?
D.M. : Cela s’est fait en deux parties. La première, c’était la construction qui a pris presque deux ans à lire des biographies et des mémoires ; surtout celle concernant Bowie où l’auteur ne s’est pas contenté de reprendre les faits connus, mais est allé dans les arrière-cours, interroger toute personne d’importance pour son histoire : la moindre groupie, le proprio de son appart, pour restituer les atmosphères. Et offrir une ombre plus vraie que nature à Bowie qui n’apparaît pas dans le livre. J’ai essayé d’agir de la même manière, mais je me suis planté, cela ne fonctionnait pas pour mon projet mais m’a pris huit mois… En tout et pour tout, cela a pris quatre ans ; de la conception aux épreuves de correction. Mais, en réfléchissant bien, cela a commencé dès l’enfance ; ce qui fait que le roman n’a pas vraiment d’origine précise, ni de fin d’ailleurs… Je suis romancier mais aussi scénariste, alors je partage mon temps. Mais les activités vont dans le même sens.
A.Q. : Une question piège pour changer. A votre avis lequel de ces trois romans est le plus rock parmi Tarentula de Dylan, High Fidelity de Nick Hornby ou Inherent Vice de Thomas Pynchon?
D.M. : Tout d’abord, je ne peux pas parler du Pynchon car je ne l’ai pas lu… Bob Dylan était à l’époque un chanteur-compositeur qui essayait d’écrire un roman, mais ce n’était pas son style habituel, de loin. Quant à Nick Hornby, c’est une super idée d’avoir montré comment fonctionnait le cerveau d’un adulescent qui passe son temps à cartographier son monde avec des listes, quand on sait que certains continuent à l’âge adulte…
Mais, en fait, je crois qu’aucun de ceux-là n’est un roman rock : Nick Hornby parle d’inadaptation au monde, de rideaux de fumée pour ne pas évoluer dans le monde adulte en se planquant derrière la musique et il le dit même à la fin du roman, va falloir passer à autre chose… Pour Dylan, j’ai aussi une réponse décalée, l’ultime roman rock, ce n‘est pas Tarentula, c’est Chroniques. A l’inverse de la télé, le roman n’a pas d’enceintes et on ne peut donc pas insérer la musique dans le récit et c’est tout le jeu de l’auteur dans ce roman de savoir faire résonner musicalement ses mémoires. J’appelle cela un roman parce que c’est à propos de doute et des échecs et bonheurs de la vie artistique, vues aux différentes étapes de sa vie. Et c’est profondément attachant à ne pas s’arrêter aux triomphes renouvelés, mais plutôt à tout ce qui précède et l’a permis, aux albums d’entre deux périodes et à ce que cela amène comme désorientation dans sa vie. Pour moi, c’est un des meilleurs livres écrits sur la musique qui traite de l’effet qu’elle a sur vous et du prix à payer pour en vivre.
A.Q. : C’est un peu comme ce qui est arrivé à Marc Bolan et David Bowie qui ont passé les années 60 à aller d’échec en échec, avant de finalement rencontrer la gloire l’un et l’autre. Vous citez Bowie dans Utopia Avenue à ce propos sur la valeur des échecs pour se décider à poursuivre sa route.
D.M. : Pour Bolan, cela a duré peu de temps, mais a été une vraie révolution. Bowie est plus intéressant car il a généré de nombreuses révolutions On peut carrément dire que sa meilleure œuvre d’art a été sa vie. Un truc au-delà de l’intelligence, même sub-claquant il a réussi de faire de son cancer un album, le troublant Darkstar. Peu de gens sont capables de se confronter à leur mort prochaine et en faire de l’art, comme il l’a fait en se disant, si je peux regarder la mort dans les yeux, je pourrais en faire une chanson… Les clips de l’album sont absolument géniaux. Bowie affirmant « arrêtez de flipper, devant la mort je suis encore capable de faire cela, c’est du jamais vu… »
A.Q. : Etes-vous arrivé avec Utopia Avenue à manifester totalement l’univers envisagé et selon quel procédé d’écriture ?
D.M. : Si vous le sentez comme cela, c’est que j’y suis arrivé… C’est en faisant référence à mon fils autiste que j’ai compris certaines choses. Il perçoit les choses sans filtre / sans savoir les filtrer et il reçoit beaucoup trop d’informations pour sa capacité à les analyser et doit sans arrêt faire des choix entre les sons, les odeurs, les lumières, l’atmosphère extérieure. A ce titre, c’est la constitution du personnage de Jasper, le guitariste soliste du groupe dans le livre qui aujourd’hui serait reconnu comme un Asperger. J’ai donc conçu l’univers du livre comme étant hyper-sensible et porteur de flux divers, comme je perçois les sixties en un flot incessant de couleurs, de sons, d’apparitions de nouvelles formes et d’art. Par exemple, cela date de Sgt. Pepper’s Lonely Heart Club Band quand pour réaliser l’album les Beatles ont dû mettre ensemble le son, l’idée, la vanne qui va avec, l’atmosphère douce-amère pour donner la mesure de ce qu’ils créaient. Dans Utopia Avenue, on retrouve le principe et j’ai pu y coller deux ou trois choses de cet ordre, en parlant de comment était composée et jouée la musique, comme on la retrouve sur le Mingus Plays Piano de Charles Mingus ou de la manière dont il traitait ses musiciens, à les obliger à jouer au-delà de ce qu’ils croyaient possible. Ces fois où l’œuvre est plus grande que les artistes, ou comme chez Philip K.Dick , absolument génial comme générateur d’idées, mais avec de flagrantes limites du côté de l’évocation et de la narration. Mais quand même, un des plus grands esprits du XXe Siècle pour être allé là où personne n’était allé avant. Des gens sans aucune compromission, limite mystiques. Et enfin, pour la densité d’infos que porte le livre, en reprenant une constante de l’écriture de scénario où chaque ligne ne doit évoquer qu’une seule situation, j’ai réfléchi à comment faire se juxtaposer plusieurs informations en restant lisible et compréhensible. C’est cela qui le rend synesthésique en rendant sons, couleurs et atmosphères.
A.Q. : Je me suis posé la question de savoir quel était le groupe le plus proche de ce qu’est celui du livre. J’ai pensé à l’Incredible String Band, à Pentangle, puis à Fairport Convention…
D.M. : C’était vraiment tentant de donner à chaque personne un point de vue, même à Griff le batteur, mais cela ne permettait pas de développer vraiment harmonieusement la narration. Alors on entend bien parler Levon, le manager et le batteur, mais cela repose plus sur les trois compositeurs du groupe : Elf, Dean et Jasper pour une rythmique à trois temps. Pour ne pas sombrer dans les clichés, je me suis éloigné des groupes existants, mais c’est plus à Fairport Convention que cela peut s’assimiler, avec Sandy Denny voix et clavier, et les deux guitaristes. Sinon Griff doit beaucoup au redoutable Ginger Baker, avec son caractère de chien, tout comme au charmant Charlie Watts et à Ringo Starr pour ses habitudes d’aller rendre visite aux enfants malades dans les hôpitaux. Je me suis aussi inspiré des mémoires de Mike Fleetwood et de son rôle de manager qui affirme que sa chanson à lui, c’est le groupe.
A.Q. : Une dernière anecdote sur le livre ?
D.M. : Oui, c’était pendant la promo aux USA, aux premiers jours du COVID. Je devais normalement faire des conférences et des signatures chez les libraires et cela a été annulé en un jour. Mon éditeur m’a demandé avec qui j’aurais envie faire des conférences Zoom et j’ai demandé, sans y croire, à en faire une avec David Byrne, qui a répondu positivement. Et j’avoue que cela a plus tourné autour de ce que je voulais savoir sur David Byrne que du roman. Mais sa dernière réponse à ma question « à quoi peut servir la musique ? », la réponse super concise a été « faire se rencontrer les gens… » So what else ?
Propos recueillis par Jean-Pierre Simard en juin 2022
David Mitchell - Utopia Avenue - éditions de l’Olivier