Le dernier album de Kikagaku Moyo, est un génial chant du cygne !
Kumoyo Island est un album doublement frappant, c’est à la fois le dernier, ils se séparent, et leur meilleur à ce jour ; là où croyait le précédent Masana Temples indétrônable. Débrief suit …
Pour tous ceux qui seraient débutants sur le créneau du psychédélisme nippon, on ne saurait que conseiller l’indispensable ouvrage de Julian Cope paru chez Le Mot & le reste : Japrocksampler : L'incroyable explosion de la scène rock japonaise. Evidemment, ce dernier opus n’y figurera pas, mais pour restituer les enjeux et développements cette scène, c’est un indispensable.
Depuis qu'ils ont commencé à jouer dans les rues de Tokyo il y a dix ans, Kikagaku Moyo a construit une discographie impeccable, donné des centaines de concerts acclamés dans le monde entier (comme en témoignent plusieurs LP live), et fait connaître une vaste constellation d'autres artistes psychédéliques d'Asie de l'Est via leur label Guruguru Brain ( du nom du mix d’un label et d’un éminent groupe kraut allemand des 70’s). Leur héritage est assuré, mais c'est une déception que de les voir se retirer à un moment où ils semblent prêts à connaître une explosion de popularité plus significative - fuck le covid . S'ils mettent un terme à leur carrière, ils y mettent au moins un point d'orgue. "Nous sommes arrivés à la conclusion que, parce que nous avons vraiment accompli notre mission principale en tant que groupe", a écrit le groupe au début de l'année, "nous aimerions terminer ce projet sur la meilleure note possible". Le nouveau Kumoyo Island est à la hauteur de cette annonce ; il rivalise avec Masana Temples de 2018 en tant que meilleur album du groupe, et il pourrait bien être le plus amusant.
Au milieu des années 2010, Kikagaku s'est fait un nom en peaufinant une version particulièrement refroidie du psychédélisme - "une réinterprétation évocatrice du stoner rock comme quelque chose de plus mondain, ambiant et atmosphérique", comme le dit Pranav Trewn dans son guide essentiel de Guruguru Brain. Même les chansons qui se construisaient sur un crunch de guitare proche du doom avaient une certaine qualité méditative, à échelle réduite. Par petites touches, les albums du groupe sont devenus plus énergiques et moins impressionnistes, tout en conservant ce vieil esprit d'exploration pacifique, avec en point d'orgue le tour de force Masana Temples. À cette époque, Kikagaku Moyo est basé à Amsterdam et tourne régulièrement autour du globe, gagnant de nouveaux convertis à leur légendaire spectacle live. Mais la pandémie met un terme à tous ces voyages et entraîne un retour dans le quartier d'Asakusabashi à Tokyo, où le groupe enregistre son cinquième et dernier album dans le même studio que celui où il a réalisé ses premiers enregistrements.
Si Kumoyo Island est né d'un retour à la maison, il ne s'agit en aucun cas d'un retour aux sources. Le groupe l'a plutôt présenté comme une destination vers laquelle ils ont voyagé pendant toutes ces années, une escapade magique abstraite où l'on peut s'arrêter, observer et réfléchir. Malgré l'accent mis sur le calme et la contemplation, il s'agit de l'album le plus dynamique de Kikagaku Moyo à ce jour. Au plus calme, il déborde d'énergie et d'idées. Et comme le laisse entendre la fougueuse balade en soufflerie qui donne le coup d'envoi du single principal "Cardboard Pile" - peut-être le plus proche que ce groupe ait pu faire de la déferlante de ses prédécesseurs psychologiques japonais Boredoms - il s'emballe souvent bien au-delà de sa base placide.
Le morceau d'ouverture "Monaka" illustre bien la splendeur complexe de l'album : nommé d'après un sandwich à la gaufrette japonais et inspiré par les traditions folkloriques min'yō, il tisse un groove de plus en plus intense à partir de brins de basse funk, d'une ménagerie de percussions, de chants à demi chuchotés, de la sitar frétillante de Ryu Kurosawa et d'une guitare fuzz wah-wah des années 60. D'une durée d'un peu plus de cinq minutes, cette chanson est un monde en soi, mais aussi un portail vers la topographie étonnamment variée de l'île de Kumoyo. Les vibrations funk transpirantes se poursuivent sur "Dancing Blue", où un fond de bourdonnement et un rythme contagieux font place à des grattages acoustiques hypnotiques et, finalement, à une danse guitare/sitare éclairée.
Des rythmes lâches mais fermés comme celui-ci abondent sur cet album. Et il se pourrait bien qu'un producteur de rap comme Kaytranada sample la seconde moitié de "Cardboard Pile", avec son enchevêtrement de guitares et ses cuivres majestueux ; le rocker imposant "Yayoi Iyayoi", avec ses accords puissants et ses tambours qui claquent fort, pourrait aussi être transformé en un breakbeat malade. Pourtant, Kumoyo Island n'est pas si percutant que cela ; une grande partie de l'intérêt de l'album réside dans le fait d'entendre Kikagaku Moyo tirer parti de tant de sons et de sentiments différents. Le fantasque "Gomugomu" est pratiquement un dessin animé. Sur l'interlude "Field Of Tiger Lillies", une méchante figure de guitare récurrente frappe comme un fouet. Kikagaku sert une beauté magnifiquement froide sous de multiples formes, du morceau folk ambiant hypnotique "Nap Song" à la reprise subtilement épique d'Erasmos Carlos "Meu Mar". L'instrumental "Effe" appelle le blog-rock des années 2000 dans ce qu'il a de plus rêveur et de plus magnifique, tandis que le doux "Daydream Soda" évoque la musique dance de l'espace liminal de Gold Panda ou d’une vieille face B de Radiohead.
À la fin, inévitablement, Kikagaku Moyo revient au calme. Le dernier titre "Maison Silk Road", conclut la discographie du groupe avec plus de six minutes de synthétiseurs luisants, de piano plaintif, de guitare imprégnée de réverbération et de sons trouvés fantomatiques. L'ensemble forme un bourdon céleste monolithique, aussi hypnotique et serein que n'importe quel enregistrement new age. Considérez cela comme la lumière au bout du tunnel pour un groupe qui sort en pleine forme, avec un tel répertoire si alléchant qu’on aimerait qu'ils ne s’arrêtent jamais. Mais bon, profitons de l’aubaine et collectionnons le reste … Magnifique.
Jean-Pierre Simard
Kikagaku Moyo - Kumoyo Island - Guruguru Brain