Pour une utopie radicale, parce qu'il n'y a pas que les délires régressifs d'Elon Musk… 

Alice Carabédian donne une des plus belles et urgentes réponses possibles à la question : « Pourquoi lire de la science-fiction aujourd’hui ? »

Tout ce qui est possible a d’abord été impossible : que la Terre soit ronde et tourne autour du Soleil ; que l’homme ne soit pas le centre du monde ni que le moi soit maître en sa demeure ; que les rois ne soient pas de droit divin ; que l’humain descende du singe ; qu’à partir d’une bactérie se soit développée la vie dont on doit peut-être l’apparition à une pluie de météorites s’étant posées sur notre rond rocher avec grand fracas il y a environ quatre milliards d’années, trimballant gaiement dans leurs valises extraterrestres acides aminés, bases nucléiques et sucres.

Qu’en allant manifester des mains soient arrachées, des yeux crevés, des personnes racisées tuées lors de contrôles policiers ; qu’il soit interdit de filmer les forces de l’ordre alors qu’elles sont lâchées dans les villes comme des hordes de loups enragés ; que des citoyens et citoyennes soient noté.e.s sur leurs façons d’emprunter les passages piétons ; qu’en regardant un écran publicitaire dans le métro, son regard soit capté par une caméra qui permette la reconnaissance faciale ; qu’une femme meure tous les deux jours sous les coups de son conjoint en France en 2020 ; qu’on enchaîne les « black Friday » et les « dry January » ; que l’ex-président de la première puissance mondiale twitte que son « bouton nucléaire […] est plus gros et plus puissant » que celui du président nord-coréen ; qu’en mangeant du quinoa ou des avocats on participe à la déforestation ou à l’appauvrissement des pays producteurs ; qu’un gouvernement confie la défense de la biodiversité aux lobbys des chasseurs et que l’impôt sur la fortune ait disparu, que les frontières se ferment, que les camps se multiplient aussi vite que les milices privées ; que les états d’urgence durent ; qu’en réponse aux désastres climatiques présents et à venir on nous propose des trottinettes électriques, du tout numérique, des villes intelligentes, des voitures envoyées dans l’espace et flottant dorénavant parmi des débris de satellites, tels d’immondes sacs en plastique au milieu des océans ; que, même éteint, un téléphone soit assez « intelligent » pour écouter et enregistrer les mots-clé de nos conversations, les transmettre et que, comme par une sournoise magie, des publicités ciblées apparaissent sur nos différentes applications et sites internet ; qu’une capsule temporelle, renfermant tel un précieux trésor les traces de la vie de ces temps-ci et une lettre affirmant que « lorsque la capsule sera retrouvée, cela voudra probablement dire qu’il n’y a plus de glace dans cette partie de l’Arctique », à destination des générations future et déposée, donc, dans la glace refasse surface seulement deux ans après avoir été déposée au lieu des cinquante ans estimés.

Autant de choses insensées, étranges, aberrantes, paradoxales et illogiques, en un mot impossibles, qui sont désormais possibles et, pire, qui sont advenues. Il nous suffira de prendre un thème, l’argent, le travail, la technologie, l’éducation, les arts, l’environnement, la mode, la santé, l’amour, le tourisme ou la peinture sur soie, on peut être sûr.e que notre bonne vieille réalité aura rattrapé la fiction et qu’on trouvera des mesures, des décisions, des pratiques, des nouvelles à ces propos qui nous feront nous écrier : « Mais c’est de la science-fiction ! »

Dans ce bref essai particulièrement riche et enlevé publié au Seuil en mars 2022, Alice Carabédian, chercheuse associée au Laboratoire du Changement Social et Politique de l’université Paris 7, autrice d’une impressionnante thèse de philosophie politique en 2016 (« Le devenir autre de l’utopie : représentations d’un imaginaire politique conflictuel dans le cycle de la Culture de Iain M. Banks »), nous propose une remarquable lecture de l’état politique présent et – souhaitons-le – à venir de l’articulation entre science-fiction et orientations de nos sociétés.

En nous rappelant rapidement comme Fredric Jameson (et comme Thomas Bouchet à sa manière, également) les ferments les plus dynamiques du concept multi-centenaire, souvent galvaudé et combattu par les pouvoirs dominants du « c’est très bien comme ça – pour nous », d’utopie, elle constate un assourdissant déficit contemporain dans ce domaine, déficit comblé tant bien que mal, du côté des imaginaires, par deux productions principales :

– une profusion dystopique qui a eu son heure de nécessité mais qui a désormais dépassé depuis un certain temps sa cote d’alerte (ou plutôt de lanceur d’alerte) – les grands avertissements romanesques des années 1970-1980, chez John Brunner, J.G. Ballard ou Norman Spinrad, pour n’en citer que trois parmi tant d’autres, n’ayant guère contribué à infléchir alors la course à l’abîme du capitalisme productiviste, quitte à apparaître aujourd’hui comme des prophéties particulièrement inspirées – et qui sert aujourd’hui bien plutôt de carburant privilégié à un divertissement spectaculaire marchand toujours plus avide de sensations fortes et d’effets spéciaux, politiquement inoffensifs ;

– une production plus diffuse, infiniment moins soupçonnable d’avant-pensées mercantiles, et pour tout dire bien vitale aujourd’hui, que l’autrice a nommé « imaginaire des cabanes et des ruines », que Yves Citton et Jacopo Rasmi recensent et analysent remarquablement dans leur « Génération collapsonautes » de 2020 (ouvrage dont on vous parlera aussi prochainement sur ce blog), qui construisent des niches de résistance au désastre, mais manquent au fond cruellement (c’est le principal reproche, très affectueux néanmoins, qui leur est ici adressé) de souffle et d’ambition in fine.

Banalité de la dystopie qui est devenue terreur réelle. Aujourd’hui ce n’est plus la terreur qui est inconcevable, cette terreur qu’Isabelle Stengers, dans un écho très marqué à ce texte de 1965 de Sontag, nomme « la barbarie qui vient ». Les choses impossibles, improbables, adviennent. Surtout les pires. Ce qui nous semble inconcevable est au contraire la sérénité, la joie, l’amour, l’égalité, l’attention à l’autre, la liberté, la pluralité, bref la vie bonne, non pas « l’imagination du désastre » donc, mais bien l’imagination du bonheur. Ce qui nous semble inconcevable, c’est l’utopie.

D’une manière justement parfaitement volontariste et radicale, en capitalisant et en aiguillonnant, par exemple, le travail de recensement et d’ouverture effectué notamment par Yannick Rumpala ou, davantage encore, Ariel Kyrou, Alice Garabédian nous incite avec force et ferveur à aller chercher plus loin, en mobilisant par exemple, comme elle l’ébauche pour nous dans l’ouvrage, les imaginaires à longue portée d’une Ursula K. Le Guin, d’un Iain M. Banks ou d’une Becky Chambers.

S’il convient d’inventer de nouveaux récits pour raccourcir au maximum cette période de désastres, revenir à la boue, ou « revenir » tout simplement, me semble court. Il y a un gouffre entre « rêver » et « réaliser ». Gouffre qu’il ne convient pas forcément de franchir ou de combler. Gouffre sur lequel il s’agit de vagabonder. Ou du moins, gouffre qu’il s’agit toujours de rouvrir. Même si, par bonheur ou par magie, l’utopie radicale, cette chose incongrue et impossible, venait à se réaliser, le geste « radical » de cette utopie serait justement de recréer un gouffre, une faille, un biais, de ne pas s’arrêter dans son élan et de rejouer, encore et sans cesse, cette action d’ouverture, de remise en cause, de remise en mouvement et en perspective. Bref, l’utopie radicale réalisée devrait continuer à créer des utopies radicales, à raconter des histoires et veiller à ne jamais s’ossifier, à ne jamais se transformer en point final, à ne jamais « être » mais à toujours « devenir ». Voilà comment l’utopie radicale n’est pas « la poursuite de demain » (pour reprendre le titre français de cette fausse utopie techniciste et ingénieriste à la sauce Walt Disney qu’est le film Tomorrowland). Parce que l’utopie radicale, il faut non seulement la désirer, c’est-à-dire la formuler (et déjà la voilà qui change la face du monde) et travailler à la mettre à exécution, agir utopiquement et en vue de cette utopie, parce que, malgré tout, pour elle, on doit partir en quête de sa réalisation, mais précisément pas sur le mode du mythe du progrès, sur son mode à elle, sur le mode de l’utopie radicale, juste, égalitaire, non-lieu et bon-lieu, qui travaille à rester non-lieu et bon-lieu, qui s’obsède à se maintenir dans l’utopique, dans l’extravagance et l’excentrisme. L’utopie radicale, même réalisée, consiste à créer des gouffres, à formuler rêves et désirs. Encore et encore et encore. Infiniment.

Lorsque l’essayiste et militant britannique Aaron Bastani conçoit son « Communisme de luxe », il mobilise, consciemment ou inconsciemment, peu importe, l’appel à saut conceptuel se situant de manière pas si implicite (Iain M. Banks s’en était expliqué dans son commentaire d’ensemble, « A Few Notes on the Culture » en 1994) à la racine de son grand cycle romanesque « post-scarcity ». Lorsque les personnages d’Alain Damasio, de Sandrine Roudaut, de Sabrina Calvo s’agitent dans leurs apparents interstices résiduels, ils mobilisent de facto un vaste imaginaire leur permettant de voir plus loin, et de ne pas s’arrêter aux niches construites dans les ruines déjà en route. Lorsque les personnages de Stéphane Beauverger ou d’Ada Palmer persistent à questionner le réel en lui insufflant toujours un peu plus d’idéal, glissant de l’inconfort salutaire dans un confort pourtant enfin obtenu, ils manifestent cette radicalité qui sait ne jamais devoir s’arrêter.

Et c’est bien ainsi, comme le chante avec cette belle insistance Alice Carabédian, que la science-fiction à souffle long (y compris lorsqu’elle se dissimule avec brio dans un apparent « écrire petit ») est aujourd’hui plus nécessaire et salutaire que jamais, loin de l’abrutissement marchand et de la résignation, pour toutes les lectrices et lecteurs qui sont aussi actrices et acteurs de ces lendemains qui pourraient chanter un peu plus que ce qui nous semble promis.

La science-fiction peut être un territoire fertile où faire germer et pousser de telles formes inédites de lien. Justement parce qu’elle n’a pas de limites, seulement les limites de nos imaginaires et nous sommes bien loin d’en toucher les murs, tant nous sommes empêtrés et pétris de Semblable et de Même. En somme, nous avons la place et l’espace pour montrer notre pépinière à liens humains, ou posthumains ou compostistes, si l’on se sent d’une veine plus harawayienne que lévinassienne. Aller chercher au fin fond de la galaxie des entités avec lesquelles tisser ces nouvelles communautés est une façon d’agrandir notre imaginaire et donc le monde, et non pas de le détruire. S’étrangéiser toujours plus ne se fait pas contre le réel, mais c’est amener le réel à s’ouvrir et à concevoir comment ces débordements fictionnels peuvent l’enrichir.

Hugues Charybde
Alice Carabedian - Utopie radicale - Par-delà l'imaginaire des cabanes et des ruines - éditions du Seuil

L’acheter ici