Contes de la lune qui (di)vaguent du côté de la science de Frédérique Aït-Touati
En analysant de près le recours à la littérature par les scientifiques du XVIIe siècle, une passionnante exploration du lien puissant, trop négligé, entre productions de fiction et avancées de la science.
En 1610, l’astronome Kepler offre à son protecteur et ami Wackenfels, en guise d’étrenne, la description d’un flocon de neige : L’Étrenne ou la neige sexangulaire. Parti à la recherche d’un présent à travers les bourrasques de la Prague hivernale, Kepler ne trouve rien. Mais ce rien est tout : un flocon de neige lui révèle la structure de l’univers. Sa structure hexagonale est l’une des figures élémentaires de la matière – une « figure cosmopoétique » dit Kepler, c’est-à-dire, littéralement, « fabricatrice du monde ». En cherchant à reconnaître de telles figures géométriques dans la nature, on accède au mystère du monde et de sa construction. Ces figures, Kepler les découvre partout : dans la forme hexagonale du flocon de neige, dans les cinq figures fondamentales qui président à la cosmologie képlérienne et expliquent les distances entre les planètes, dans les alvéoles d’une ruche d’abeilles.
Objet infime mais crucial par sa fonction architectonique, éphémère mais permanent par sa structure géométrique, le flocon est présenté à Wackenfels sous la forme d’un éloge paradoxal, genre littéraire à la mode maniériste du temps. Sans doute, il s’agit d’un divertissement, d’un jeu. Mais ce jeu, et ce rien, dissimulent la question essentielle de la construction de l’univers. L’Étrenne est donc à la fois, et indissolublement, un don, l’évocation d’une forme géométrique parfaite, une réflexion sur la structure du monde et une forme littéraire. Jeu démiurgique, réflexion géométrique et poétique sur la création et la Création, association paradoxale du rien et du tout, passage de l’infiniment grand à l’infiniment petit : c’est dans l’espace conceptuel ouvert par le flocon de Kepler que l’on pourrait situer cet essai sur la littérature du cosmos.
Que la science ait pu être si poétique et littéraire, voilà qui peut sembler difficile à admettre. La science n’est-elle pas le lieu de la froide raison, de la sobre vérité et de la preuve irréfutable ? N’exclut-elle pas par définition le jeu, l’esthétique, la littérature, la fiction, et autres inventions de l’imagination humaine ? Le flocon de Kepler vient troubler cette trop simple définition. Si l’on connaît Kepler, c’est comme l’un des acteurs essentiels de la nouvelle astronomie au début du XVIIe siècle ; c’est lui qui a énoncé les trois lois astronomiques qui ont permis à Newton de démontrer l’attraction universelle dans les Principia de 1687. Mais Kepler s’est aussi intéressé au « secret » du monde et à l’harmonie des sphères ; il est l’auteur de poèmes astronomiques et de fictions lunaires. C’est cette part oubliée ou méconnue de la science que l’on tente de retrouver ici, en s’intéressant justement aux origines de ce qu’on appelle la « science moderne » : le XVIIe siècle. Siècle de mathématisation du monde, mais en même temps de la magie mathématique, des arts de voler, des voyages lunaires et de l’exploration des merveilles de la nature. En racontant un épisode particulier de l’histoire des sciences – l’acceptation progressive d’une nouvelle conception du cosmos – ce livre voudrait apporter matière à penser et à rêver sur une autre façon de concevoir la science.
C’est en 2011, dans la collection NRF Essais de Gallimard, que Frédérique Aït-Touati, historienne de la littérature et des sciences modernes, initialement spécialiste du XVIIe siècle, chercheuse au CNRS et à l’EHESS – on vous parlera aussi prochainement sur ce blog de son passionnant « Terra Forma – Manuel de cartographies potentielles » de 2019 -, nous offrait ce superbe essai, questionnant de très près le lien entre la création littéraire de fiction et la science dans son développement historique. En s’appuyant sur des textes majoritairement scientifiques ou majoritairement littéraires, et souvent volontiers paradoxaux, tels que « Discussion avec le Messager céleste » (Kepler, 1610), « Astronomie nouvelle » (Kepler, 1609), « Le Songe ou l’Astronomie lunaire » (Kepler, écrit en 1608 mais publié de façon posthume en 1634), « Instauratio Magna » (Francis Bacon, 1620), « Discours sur un nouveau monde et une nouvelle planète » (John Wilkins, 1638), « Micrographie » (Robert Hooke, 1665), « L’Homme dans la Lune » (Francis Godwin, 1638), « L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune » (Cyrano de Bergerac, 1657), et même les plus tardifs « Entretiens sur la pluralité des mondes » (Fontenelle, 1686), où les pouvoirs de l’analogie et le rôle de véritable machine de guerre intellectuelle assigné à la fiction prennent une puissance sans doute encore jamais atteinte, l’autrice défriche avec allant et érudition certaines conditions réelles de production de la science, et certaines alliances objectives avec la littérature que les sciences (surtout dites « dures ») ont bien souvent à cœur d’oublier ou d’occulter.
En étudiant les techniques littéraires des récits de voyages sidéraux, on peut comprendre l’association entre les outils classiques de la science (instruments, modèles, machines, hypothèses) et les outils littéraires que sont la fiction et le récit. Outils essentiels, et qu’on aurait tort d’écarter. Comme les autres outils, la fiction est créée par les hommes, fabriquée. Elle est devenue pour cette raison et pour d’autres raisons historiques (séparation de la littérature et de la science, discrédit de l’imagination comme faculté intellectuelle) synonyme d’irréel, de faux, de mensonge. Réhabiliter la fiction et l’imagination comme outils est essentiel aujourd’hui où l’on oublie parfois que la littérature n’a jamais cessé d’interroger, comme la science, le monde et les savoirs. Tout au long du siècle, c’est par la fiction du voyage cosmique que l’hypothèse de Copernic est investie d’une crédibilité que la seule modélisation géométrique ne lui conférait pas.
Ce travail de Frédérique Aït-Touati est précieux à de nombreux titres. Explorant un possible point aveugle de la « Structure des révolutions scientifiques » de Thomas Kuhn, effleuré avec une forte intuition en son temps par Alexandre Koyré, elle rappelle, comme Michel Serres qu’elle cite dès la page 26 (le Michel Serres de « Feux et signaux de brume », en 1965 : « Il distingue deux types de diffusion de la science : lente, lorsque la science considérée est très technique ; rapide, lorsqu’elle émerge dans un contexte mythique prêt à la recevoir. »), comme le Bruno Latour de « La vie de laboratoire » (1979) en sociologie des sciences et comme le Gregory Benford de « Un paysage du temps » (1980) en science-fiction réputée pure, que la science, loin des canons officiels, se produit aussi beaucoup en mélangeant et en touillant. Elle peut ainsi établir avec détermination les caractéristiques décisives de l’expérience de pensée scientifique utilisant les armes propres de la fiction.
Jouant fort sérieusement à l’occasion avec des motifs faisant écho à ceux d’Alain Nadaud (à propos de globes terrestres, tout particulièrement) ou de Carlo Ginzburg (à propos d’explication de texte utilisée en défense judiciaire), elle fonde notamment en raison, tout en se démarquant subtilement de la science-fiction lorsqu’elle est « simple » littérature, à la fois la puissance particulière des imaginaires du futur, comme chez Fredric Jameson ou Ariel Kyrou, et une démarche de construction active de mythologie contemporaine tous azimuts telle que celle du Nouvel épique italien des Wu Ming ou de Valerio Evangelisti : « l’intérêt du recours au registre « littéraire » est de court-circuiter les précautions oratoires qui accompagnent normalement les discours hypothétiques » – et donc de permettre une audace imaginative plus performante en matière de constructions sociales et politiques, par exemple.
Hugues Charybde le 16/05/2022
Frédérique Aït-Touati - Contes de la Lune. Essai sur la fiction et la science modernes - Essais/Gallimard
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